SONNET LXXIII + 4 VARIATIONS
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Le Feu Sacré est fier de compter, parmi ses collections, Menace Mineure, consacré à la poésie contemporaine, avec déjà trois volumes à ce jour. Mais dans l’arbre toujours plus vivant qu’on ne le croit de la poésie, il n’y a pas de feuillage vivace sans considérer les branchages parfois robustes, parfois noueux, qui l’ont nourri de leur passé sonore. En cette fin d’année, deux images sont entrées en collision : d’un côté, le sonnet numéroté 73 de Shakespeare, l’un des plus célèbres et des plus beaux, et qui accompagne chaque nouvel automne de sa mélancolie de bronze et de nuit ; de l’autre, l’actualité la plus crue, celle des térabits d’une intelligence dite artificielle, qui se nourrit de nos merveilles comme de nos excréments pour satisfaire des besoins que nous ignorions encore. Comme dans un geste de rivalité pour rire (mais accompli avec le plus grand soin), deux auteurs du Feu Sacré, Aurélien Lemant et Pierre Pigot, se sont attelés à cet exercice : traduire ce sonnet à l’ère de Tschatgépéthé (qui sait, une nouvelle divinité lovecraftienne ?), l’un avec la minutieuse liberté du poète que les lecteurs du Feu Sacré connaissent déjà, l’autre avec un doux frisson d’insolence à l’idée, une fois n’est pas coutume, de trahir la littéralité prônée par son maître Nabokov et lui-même. À ces deux tentatives qu’il faut prendre ce qu’elles sont (des propositions joyeuses et réfléchies), en plus de l’original anglais, nous ajoutons au dossier un fossile de l’anglophilie romantique en France (la toute première traduction, par le fils de Victor Hugo), et le résultat d’une requête auprès de l’artificial intelligence, quand elle se pique de poésie. Concluons en détournant un vieux dicton : jugez sur pièges.
William Shakespeare (1609) :
That time of year thou mayst in me behold
When yellow leaves, or none, or few, do hang
Upon those boughs which shake against the cold,
Bare ruin'd choirs, where late the sweet birds sang.
In me thou see'st the twilight of such day
As after sunset fadeth in the west,
Which by and by black night doth take away,
Death's second self, that seals up all in rest.
In me thou see'st the glowing of such fire
That on the ashes of his youth doth lie,
As the death-bed whereon it must expire,
Consum'd with that which it was nourish'd by.
This thou perceiv'st, which makes thy love more strong,
To love that well which thou must leave ere long.
François-Victor Hugo (1872, première traduction française) :
Tu peux voir en moi ce temps de l’année où il ne pend plus que quelques rares feuilles jaunes aux branches qui tremblent sous le souffle de l’hiver, orchestres nus et ruinés où chantaient naguère les doux oiseaux.
En moi tu vois le crépuscule du jour, qui s’évanouit dans l’occident avec le soleil couchant et va tout à l’heure être emporté par la nuit noire, cet alter ego de la mort qui scelle tout dans le repos.
En moi tu vois la lueur d’un feu qui agonise sur les cendres de sa jeunesse, lit de mort où il doit expirer, éteint par l’aliment dont il se nourrissait.
Tu t’en aperçois, et c’est ce qui fait ton amour plus fort pour aimer celui que tu vas si tôt perdre.
Aurélien Lemant (2025) :
Ce moment de l’année où en moi tu peux voir
Feuilles jaunes, absentes, ou rares, qui pendent
Depuis ces branches qui tressaillent sous le froid,
Porte les chœurs déçus des doux oiseaux du soir.
En moi vois-tu le crépuscule d’un tel jour
Alors qu’à son coucher il décline dans l’ouest,
De part en part emporté par le noir de nuit,
Jumeau de Mort, qui de tout scelle le repos.
En moi vois-tu l’incandescence d’un tel feu
Qui sur les cendres de sa jeunesse s’allonge,
Tel le lit de mort dans lequel il doit s’éteindre,
Consumé par cela même qui le nourrit.
Ceci, tu le perçois, rend ton amour plus fort,
Pour aimer bien ce que tu dois perdre sous peu.
Pierre Pigot (2025) :
Ce moment de l’année qui se médite en moi,
Son feuillage doré, ou épars, ou absent
Dont les rameaux s’agitent sous l’assaut du froid,
Au chœur désert de ruine oiselle son doux chant.
En moi vois d’un tel jour glisser le crépuscule,
Ce soleil qu’engloutit l’Occident en ses eaux,
Que pas à pas la nuit enténébrée bascule,
Mort, ton doppelgänger, qui tout scelle en repos.
En moi vois d’un tel feu l’éclat jadis hardi,
Dans les cendres de sa jeunesse délaissé
Comme il doit expirer sur ce lit d’agonie,
Consumé par ce qui savait le raviver.
Ceci, devines-le, rends ton amour plus fort,
D’aimer si bien tout ce qui sera bientôt mort.
ChatGPT (2025) a dit :
« Voici une traduction littérale, plus proche du sens mot à mot de l’anglais original, sans chercher le rythme poétique : »
En moi, tu peux contempler cette époque de l’année
Quand les feuilles jaunes, ou aucune, ou quelques-unes, pendent
Aux branches qui tremblent dans le froid,
Ruines nues de chœurs, où récemment les doux oiseaux chantaient.
En moi, tu vois le crépuscule d’un tel jour
Qui, après le coucher du soleil, s’éteint à l’ouest,
Et que bientôt la nuit noire emporte,
Double de la mort, qui enferme tout dans le repos.
En moi, tu vois la lueur d’un tel feu
Qui repose sur les cendres de sa jeunesse,
Comme sur le lit de mort où il doit s’éteindre,
Consumée par ce qui autrefois l’a nourrie.
Tu perçois cela, et cela rend ton amour plus fort,
Pour aimer davantage ce que tu dois bientôt quitter.
Illustration : Anonyme japonais,
Scène d’intérieur avec des livres et des instruments d’écriture,
début ou milieu du 17e siècle,
encre, pigment et feuille d’or sur papier
(The Metropolitan Museum of Art, New York) (détail)








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