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JACQUES NOËL : IN MEMORIAM

dessin de Laurent Lolmède
dessin de Laurent Lolmède

Jacques Noël nous a quitté — Paris a perdu un de ses derniers lieux saints

 

Comme le dit Warren Lambert ci-dessous, ‘Jacques a semé dans l’âme de beaucoup. Et avec lui, les livres servaient à se connaître vous et lui’. Tout le monde a son anecdote à raconter sur Jacques Noël. Le lieu et le personnage étaient propice à cela. Ce lieu, c’était plus qu’une librairie — cet homme, c’était plus qu’un libraire. Cet endroit avait quelque chose de mythologique [juché au cœur d’une rue elle-même mythique]. L’antre et la grotte convenaient mieux pour évoquer Un Regard Moderne que le mot librairie. Et aujourd’hui, la disparition de Jacques m’évoque moins le décès d’un homme que l'extinction du dernier des Korrigans — ou de la dernière des fées.

C’est véritablement une page qui se tourne. Dans l’underground. Dans le milieu du livre. Dans l’histoire de Paris — de ce Paris avec qui nous tombons chaque année un peu plus en désamour.

 

Un certain nombre d’hommages très émouvants à Jacques Noël ont été spontanément publiés sur les réseaux sociaux ces dernières heures, parmi lesquels ceux de Warren Lambert, Pacôme Thiellement & Pierre Pigot. Avec l’accord de leurs auteurs, j’ai décidé de les compiler ici afin de les rendre public. Certains devraient se rajouter à la liste dans les heures qui viennent.

 

*

 

| WARREN LAMBERT |

 

          Un ami, un ami cher est parmi nous la veille. Et disparu le lendemain…

 

          J’ai vu Jacques pour la dernière fois il y a seulement quelques semaines, je venais lui amener, fier comme un gosse, un exemplaire du Livre des trahisons sur le quinquennat de la gauche, à lui qui, à chacun de mes passages depuis deux ans, me demandait plutôt l'état d’avancement de mon essai sur Le Splendid’. J’ai eu le temps de lui dire que je l’avais achevé. J’ai eu le temps de lui remettre, à la place, le premier ouvrage dans lequel je venais d’être publié. Je n’aurai pas eu le temps, en revanche, de lui exprimer encore ma reconnaissance éternelle ; combien il est, a été et continuera d’être pour moi un des rares cas vivants de sainteté que j'aurais eu la chance et le bonheur immenses d'aimer et de côtoyer : une intransigeance, une persévérance et une foi infinies mêlées à des rires espiègles fracassant les maux, de furtives caresses dans le dos guérissant l’accablement de notre époque, et des cafés ou des sucreries pour ponctuer nos échanges comme autant d’ambroisies bienfaisantes. Un des derniers livres, ce jour-là, avec lequel je suis reparti dans ma poche avait été Socialisme-Satanique de Jean-Louis Costes, un opuscule de quelques feuillets à peine qui, je le pressentais, ridiculiserait notre pensum de quatre cent pages que je venais de lui offrir sur le gouvernement Hollande. Ce dur et stimulant retour de bâton de l’humilité et de la simplicité, voilà ce qui manquait rarement de vous sauter au visage en vous aventurant dans sa librairie pleine des choses les plus invraisemblables et bariolées que vous puissiez rêver.

 

          Jacques a semé dans l’âme de beaucoup. Les livres servaient à se connaître, vous et lui. Il les disposait entre vos mains en pensant à chaque fois que les vôtres seraient les bonnes ; celles pour qui ce livre, cette revue, cette bande-dessinée, ce fanzine, avaient été imprimés. Il se trompait rarement ; parfois il était seulement trop en avance.

 

          Son antre troglodyte exiguë, si les touristes aimaient au grand dam de son hôte la prendre en photo sans même y entrer, sans même y ouvrir un livre, c’est qu’elle était faite pour le collé-serré, les battements de cœur palpables avant tout dans les yeux. Jacques aura, au fond, moins vendu de livres qu’il n'aura été le foyer centrifuge d’amitiés indéfectibles, car il avait compris depuis longtemps que les livres restaient avant tout eux-mêmes des sortes de rencontres.

 

          De moins en moins de gens se déplaçaient à sa librairie depuis les récents attentats, et cette apoplexie générale l’emmerdait beaucoup. Les temps étaient de plus en plus durs, mais surtout de moins en moins cléments pour un Mohican tel que lui. Mais si le fauve était parfois las, il n’en avait pas pour autant perdu son mordant, tout particulièrement pour congédier les vautours innombrables qui se pressaient pour lui proposer, sous couvert de prolonger le « prestige » du lieu, de lui racheter son commerce, son fonds et ses murs.

 

          Quand on arrivait à l’angle de la rue Gît-le-Coeur, on avait une chance sur deux de voir sa silhouette noire rehaussée de sa crinière blanche en train de lire ou de fumer un clope sur le seuil de sa librairie. Il n’attendait pas, bien qu'il attendait beaucoup : il guettait. Quand il vous apercevait, le voilà qui rentrait presque immédiatement à l’intérieur, comme par pudeur.

 

          Sa librairie m'évoquera toujours la boutique intrigante et magique de cette BD de Fred, L’histoire de la dernière image, et lui, le Baron Tzigane qui prenait le héros par la main dans un voyage halluciné de sa propre psyché. Dedans, ça dansait, ça fouettait le regard ; c'était l'anti-caverne de Platon. Plutôt un long film ininterrompu, un mash-up sans cesse plus affolant dont les dessins, les images, les mots procrastinaient les limites de votre âme. Il y régnait une gloutonnerie enfantine. On se retrouvait bel et bien entre gosses dans une piaule qu'on savait ne jamais être rangée… alors qu'elle l'était. Chaque chose exactement à sa place, vous y compris.

 

          Cette échoppe avec son requin en vitrine de la bande-dessinée de Fred, c’est ça pour moi « Un Regard Moderne ». Chesterton écrivait que les plus belles pages de Robinson Crusoé étaient l’inventaire des objets qui avaient réchappé au naufrage. « Le plus beau des poèmes est un inventaire », concluait l'auteur anglais. A chacun le sien désormais ; inventaire et poème. Car leur point commun indéfectible à tous sera celui de nos amitiés trouvées ou amenées là-bas.

 

          Jacques Noël est mort à la suite d’une rupture d’anévrisme dans la nuit du 30 septembre. Cette nuit, j'ai pu le revoir en rêve, j'ai pu encore entendre son rire, et rien que pour ça, ce matin est pour moi un peu moins gris. Si les nerfs ont lâché, jamais son cœur, lui, n'aurait flanché. Ce cœur, comme chacun sait, qu'il avait gros comme un radeau.


 

| PACÔME THIELLEMENT |

 

          Jacques Noël vient de partir. Il avait inventé la librairie comme porte vers l'autre monde - on entrait au Regard Moderne rue Gît-le-coeur et on basculait dans des univers parallèles. On se perdait dans des espaces entre les espaces. On était comme Alice dans le terrier, tout était toujours trop grand ou trop petit et Jacques - énigmatique et impérial comme un Chat de Chester - nous passait des livres qui officiaient comme des gâteaux ou des boissons qui nous faisaient changer de taille.

 

          Je ne sais plus si c'est Jean-Christophe Menu ou si c'est Placid qui m'en a parlé la première fois, tout début 1988. J'avais douze ans. Je suis entré dans sa précédente librairie, Les Yeux Fertiles, rue Dante ou Danton (à l'époque je les confondais, je n'avais pas lu le premier ni étudié le second) à la recherche de ce Graal nouveau : le graphzine. C'étaient des opuscules tirés à des poignées d'exemplaires, avec des images superbes, des visions sidérantes. Je connaissais déjà Bazooka, mais j'ai découvert Pascal Doury,Didier Captain Cavern, Y5/P5, Philippe Lagautrière, Jacques Pyon à travers des livres et des revues achetés chez lui. Autant dire que j'ai découvert la vie à travers les yeux qu'il nous fabriquait… Quels agencements improbables il laissait advenir ou provoquait par ses piles insensées de livres associés. J'ai passé un temps fou à chercher un livre caché derrière une pile de livres et un graphzine perdu dans un infra-rayon entre deux infra-rayons. Entre 1988 et 1991, il n'y avait pas un samedi où je ne me suis pas rendu dans sa librairie. Et je l'ai retrouvé en 1998, quand j'ai fait une autre revue, Spectre. Il est le premier libraire à qui je l'ai apportée. Je lui ai apporté quelques exemplaires de Spectre et je suis ressorti avec une pile de livres liés à Burroughs (mon écrivain-obsession à l'époque, et Jacques Noël en connaissait un rayon sur l'ancien habitant de la rue Gît-le-coeur). On trouvait tellement tout au Regard Moderne que c'était presque trop. Comme des joueurs invétérés ou des hommes en manque, on en aurait laissé notre chemise tant les merveilles et les raretés apparaissaient et semblaient soudain totalement indispensables. Personne n'était capable de nous faire vouloir impérativement un livre comme Jacques Noël, au point de ne plus savoir ensuite comment ce livre avait pu atterrir chez nous. Maintenant j'apprends que “le monde a perdu le meilleur libraire du monde” via le Facebook de Guillaume Dumora du Monte en l'air, autre meilleur libraire du monde.

 

          Jacques Noël vient de partir… Je me console en me disant qu'à chaque fois que je ne me souviendrai plus de l'origine d'un livre présent dans ma bibliothèque, je penserai à lui.

 

 

| PIERRE PIGOT |

 

          Il y a trois semaines jour pour jour, accompagnant mon ami Warren Lambert, je lui serrai la main, et je lui achetai un livre (un roman épistolaire de Swinburne). « Et si je veux le livre tout en bas en bas de la pile, comment ça se passe ? », lui avais-je demandé avec un air faussement malicieux. “Oh, c'est tout simple”, m'avait-il répondu. « C'est une affaire de quelques secondes. On pose dans un coin, et on repose ensuite ». Tout de noir vêtu, calme et tranquille, il était perché derrière une pile-bureau. Nous nous sommes dit au revoir dans la rue Gît-le-Coeur, et je me suis promis de revenir plus souvent. Aujourd'hui, j'apprends la mort de Jacques Noël. Aujourd'hui, confrérie des amis des livres, nous sommes tous comme dans un poème beau et triste de Borges : « Les livres, les comics, les plaquettes, les BD, les catalogues, les raretés, les épuisés, les surprenants, les cornés, les introuvables - ils ne sauront jamais qu'il est parti ».

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| LAURENT LOLMÈDE |

 

IMAGINER…

… Paris sans Notre-Dame, la tour Montparnasse ou le Sacré-cœur… oui bon, pourquoi pas… Mais imaginer Paris sans Jacques Noël et sa librairie ‘Un Regard Moderne’, non, là vraiment, les carottes sont cuites.

 

 

| SHIGE GONZALVEZ |

 

Voici un court texte que je mettais en ligne il y a dix ou douze mois à propos de Jacques Noël :

« Il n’y a qu’une librairie à Paris où l’on trouve la première publication du Lezard Fou au Chacal puant, trois fascicules de Hendrik Hegray d’un coup (le « No Hopes » et deux graphzines dépourvus de mention), les pages en fac-similé d’un carnet de croquis de Krabs, une grande publication sérigraphiée de Pipifax (Zürich), un petit livre aux couleurs chatoyantes de Ben Jones publié par PictureBox à Brooklyn, deux brochures de Thierry Guitard, le dernier Anne van der Linden (Alain Beaulet éditeur), titres dont une partie est épuisée mais qui sont proposés à des tarifs très abordables, cette librairie, c’est « Un regard moderne », rue Gît-le-Cœur, près de la fontaine Saint-Michel. C’est aussi la seule adresse à ma connaissance où le libraire accompagne le client dans ses moindre choix, agît comme un conseiller avisé, titillant la curiosité de l’intéressé, anticipant ses possibles évolutions, faisant en somme son métier. J’ai beau connaître ce lieu depuis des années, je suis toujours frappé par ce luxe : le temps, la disponibilité et la patience du libraire, sa passion inégalée pour l’art et les livres qu’il partage avec plaisir et générosité. Lorsqu’on le connaît un peu mieux, parce que c’est un homme discret, il évoque ses rencontres avec les artistes, leur travail, omettant de dire le plus souvent le rôle qu’il a pu jouer lui-même dans leur reconnaissance, non par modestie, mais parce que, là aussi, cela fait partie de son activité et qu’il ne la conçoit pas autrement. Je repensais à tout cela il y a quelques jours en sortant de chez Jacques Noël, à la chance que j’ai de pouvoir me rendre encore chez lui, aux trésors qui m’attendent dans les piles inexplorées qui menacent de s’effondrer à chaque instant. »


Photo | Muntz Termunch — illustrant l’article que lui avait consacré Gonzai en 2012
Photo | Muntz Termunch — illustrant l’article que lui avait consacré Gonzai en 2012

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