ATALA ET SON MAGICIEN
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- 21 oct.
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Dernière mise à jour : 26 oct.
Pierre Pigot

Avant les notices décourageantes des manuels et des académies, avant son célèbre portrait par Girodet, reproduit par tous les dictionnaires, où une brise romantique imaginaire anime ses boucles brunes pour mieux faire oublier sa petite taille, avant l’Enchanteur sénile, couvé par les attentions de Madame Récamier et cerné par la bile envieuse de Sainte-Beuve, et qui au seuil de la mort eut l’occasion d’entendre les coups de canons d’une énième révolution, avant la tombe dressée face aux embruns malouins, et bien sûr avant le cénotaphe imposant et sublime des Mémoires d’outre-tombe, il y eut un Chateaubriand jeune, pauvre, affamé, humilié, traversant une époque où tout ce que sa société avait cru solide et inexpugnable se mettait à tanguer avant naufrage, et qui, dans les souffrances de l’exil, s’était promis de conquérir une déesse particulière, autrefois peu farouche, et se contentant d’offrandes bien léchées, mais ayant désormais soif de nouveaux chants : la littérature. Pour François-René, au-delà de l’inévitable empreinte néoclassique de son époque, elle demeurerait avant tout un esprit du voyage, en symbiose parfaite avec sa nature de Breton dont les mélancolies, nées à l’ombre d’un donjon d’aristocrate, s’étaient nourries de la rumeur inépuisable de l’océan.
Où tout cela avait-il réellement commencé ? Forcément dans le cabinet parisien de Monsieur de Malesherbes, cet étonnant mentor septuagénaire, qui l’avait pris sous son aile dans cette capitale où une autre rumeur, celle des beaux esprits avides d’idéaux et bientôt de sang, se faisait entendre chaque jour plus puissante. Au milieu des vieilles boiseries, des reliures de cuir nobles et sombres qui étaient comme autant de promesses de rêveries, Chateaubriand aimait par-dessus tout cet instant magique où étaient descendus à bout de bras de leurs étagères les énormes volumes de l’Histoire naturelle de la Caroline, de la Floride & des Isles de Bahama de Mark Catesby (Londres, 1754), vieille alors déjà de trente-cinq ans, mais dont les planches illustrées avaient conservé l’ivresse totale de leur inventaire de la faune et de la flore d’un continent encore largement inconnu, et sur lesquelles les fantasmes d’un petit officier français sans espoir d’avancement pouvaient faire flotter les couleurs tout aussi vives de son ambition. En Amérique, il chercherait à trouver le fameux passage du Nord-Ouest, cette chimère des géographes, mais surtout il irait, plume à la main, « chercher des images » : resté informulé par la vigueur de la jeunesse, cet argument reviendrait bien plus tard, serti dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, mais désormais devenu un hâtif tampon de passeport pour célébrité ennuyée d’avoir à justifier ses caprices ou ses plagiats. Lorsqu’il embarqua en 1791 pour le Nouveau Monde, Chateaubriand n’avait encore rien écrit qui vaille la peine de se sacrifier ; un an plus tard, revenu en France pour se placer dans le camp des émigrés, il bénirait les « précieuses paperasses » accumulées en vue de récits exotiques et exaltés, qu’il transportait attachées contre son cœur et l’avaient ainsi par miracle protégé des balles lors du siège de Thionville. Dans ces papiers, déjà, palpitait l’âme de la jeune Indienne au prénom encore incertain, et qui deviendrait Atala, premier de ces patronymes féminins se concluant par un a, voyelle résonnante, altière, ductile, première touche sur un pianoforte qui ne cesserait de gagner en sonorités féminines : touches noires pour les personnages, flottant depuis la plume vers les lecteurs en une élégante sarabande d’étoles légères, de plumes de perroquets et de tuniques de vestales ; touches blanches pour les femmes de sa vie, toujours prêtes à lui rendre service, à le flatter, à l’inciter à sortir de sa paresse naturelle, lui facilitant sans cesse ces glissades dans le monde, qu’il saurait bientôt agrémenter du fin sourire de celui qui en sait plus que son admirateur.
Dans les tristes années 1790, passées en exil dans la grise et hostile Angleterre, il n’était pas encore question de ce cortège amoureux. Les deux premières femmes de sa vie, sa mère, sa sœur, étaient tombées sous la guillotine – tout comme Malesherbes, qui avait décidé de conclure sa vieillesse par un rôle désespéré, celui d’avocat de Louis XVI. Réfugié dans le Suffolk, chez le généreux pasteur Ives, François-René écrivait, dans la petite chambre qui lui était allouée, un essai sur les révolutions passées et présentes (parce que cela donnait l’impression, en élevant le regard, de maîtriser un peu d’écume dans un grand déluge), et des souvenirs de son périple en Amérique, où la fiction et la réalité avaient commencé à s’entredévorer, encore tenues en laisse par la métrique sèche et acide du siècle de Voltaire. Le pasteur Ives avait une fille, Charlotte : seize ans, enjouée, passionnée, et surtout très attirée par ce Français trentenaire, parfois taciturne et réservé, mais aimant partager ses souvenirs exotiques, et possédé par les tentations de la Muse, sans avoir renié les tentations de l’arc d’Eros. Toute la famille anglaise était prête à l’accueillir en son sein (Bonaparte était encore général, Jeanne d’Arc encore un détail négligé). Puis ce fut la catastrophe, l’aveu si longtemps repoussé : monsieur de Chateaubriand était déjà marié – à une quasi inconnue, issue comme lui d’une grande famille bretonne, et avec laquelle il ne renouerait que vingt-cinq ans plus tard, sans jamais renoncer au parfum délicat qu’exhaleraient les lettres de ses maîtresses. Devenu, selon ses propres termes, une « machine à livres », il inclut ce désastreux épisode anglais dans ses Mémoires d’outre-tombe comme l’un de ces memento mori qu’il aimait disposer, vieux cormoran mélancolique, en guise de contraste avec les réussites amoureuses tortueusement passées sous silence : les beaux bras blancs de Pauline de Beaumont agonisant avec vue sur Rome, ou les caresses infatigables, qu’elles s’adressent au corps ou à la vanité, de Natalie de Noailles.
C’est à Madame de Staël, toujours prête à dépenser son énergie en entregents le plus souvent mal récompensés, que Chateaubriand dût sa radiation de la liste des émigrés, et donc la possibilité de revenir enfin dans son pays natal, où la conjonction de deux déesses tutélaires, et pourtant largement antinomiques, attendaient de faire éclore sa carrière littéraire : à sa droite, la Religion Chrétienne, d’une douce pâleur lumineuse, émergeant de nouveau au seuil du XIXe siècle avec toute l’ardeur prosélyte des croyances abolies ; et à sa gauche, l’Amérique Sauvage, aussi belle que son incarnation peinte par Tiepolo au grand plafond de la Residenz de Würzburg, coiffée de plumes, la poitrine dénudée, exaltée dans l’aura de sa faune multicolore, accueillant la première le visiteur qui grimpait le grand escalier de marbre. Le 2 avril 1801 à Paris paraissait enfin Atala, ou les Amours de Deux Sauvages dans le Désert, aussitôt boudé par la critique conservatrice, et adulé par un public assoiffé de paysages nouveaux, qui ignorait encore que, dans le désert littéraire que la dictature napoléonienne s’apprêtait à inaugurer, cette voix tour à tour sentencieuse, touchante, exaltée, candide, serait l’une des rares à survivre à sa traversée.
« La France possédait autrefois, dans l’Amérique septentrionale, un vaste empire qui s’étendait depuis le Labrador jusqu’aux Florides, et depuis les rivages de l’Atlantique jusqu’aux lacs les plus reculés du haut Canada. » C’est sur ce point de vue immense, coup d’œil sur la scène qui va se jouer presque plus divin que géographique, que s’ouvre Atala, comme au générique d’un western se déploie en Cinémascope un vaste panorama flamboyant. Le récit se focalise bientôt sur une Floride à la géographie très floue (c’est voulu, et en même temps bien commode) : un vieil Indien aveugle, Chactas, qui a été converti au christianisme, raconte un épisode de sa jeunesse à un Français, René, qui a quitté la vieille Europe pour oublier un lourd secret qu’il se refusera à communiquer. Chateaubriand, d’abord, enchaîne les arpèges sur les vicissitudes de la guerre et de la paix entre les Indiens et les colons, Espagnols ou Français – puis soudain, attaque les premiers accords d’une description, et c’est alors qu’un parfum puissant, à la fois charmant et désuet, aux subtiles fragrances de ridicule et de grandeur mêlés, s’exhale du portrait des créatures et des floraisons tropicales. Pour Chateaubriand, l’onomastique a valeur de chromatisme presque orchestral : les toponymes, les espèces d’oiseaux ou de serpents, de fauves ou de poissons, sont énumérés avec un plaisir qui se souhaite communicatif (il le fut, et l’est encore), les spirales virtuoses se succèdent, et entre deux symphonies animales, dont les cris multicolores déchirent l’espace de la jungle d’une ligne à l’autre, ce sont presque les mésaventures de Chactas, prisonnier d’une tribu ennemie et amoureux de l’une de leurs femmes, la belle et intrigante Atala, qui prennent l’allure d’intervalles justifiant ces pages presque abstraites, où le déversement des notes de voyages et de lectures, génère une cascade de sensations enivrantes, un hypnotisme de l’exagération, une fascination pour la naïveté confiante avec laquelle la peinture de paysage est ici enlevée à la pastorale européenne pour devenir un écho sauvage et transfiguré.
Les liquidambars, les tamarins, les carcajous, font leur entrée dans la littérature, non comme des attractions de ménagerie royale, mais tels des personnages à part entière, fugaces, fulgurants, en accords plaqués avec un doigté qui connaît son affaire, et n’aura plus besoin que du vernis de celui qui est revenu même du plaisir de plaire. Ici apparaît pour la première fois ce « clair de lune » qui deviendra chez l’académicien une tartine poétique à servir au premier gandin (et dont l’empreinte comique se fera entendre jusque chez Proust) ; mais il y a un topos qui conserve une préférence bien plus grande. « Désert » est le mot auquel Chateaubriand accorde la résonnance la plus particulière, comme un point d’orgue avec pédale sur un piano qui apprendrait sa sonorité en même temps que celui qui le joue. Pour lui, il s’agit encore du mot tel que pouvaient l’utiliser les prosateurs d’une époque révolue, signifiant simplement un lieu privé de la présence humaine, qu’il s’agisse de mornes étendues de sables ou de rideaux tropicaux étouffants ; mais il n’appuie sur sa couleur qu’en ayant en tête les hommes, minuscules face à la nature, qui s’entêtent à le parcourir, qu’ils appartiennent au monde sauvage ou au monde civilisé. Le regard sur la jungle devient ici un regard partagé, unifié dans la poésie omnisciente du narrateur derrière lequel l’auteur se dissimule comme s’il s’agissait d’un paravent posé de guingois et qui ne dissimule rien. Le désert devient alors cette luxuriance inutile déployée par le Créateur, face à des yeux humains qui peuvent les enregistrer, comme le ferait un touriste, mais qui n’auraient à s’en sentir que davantage insignifiants, jusque dans leurs révoltes et leurs passions. « Désert », « jungle » et « forêt » peuvent sembler n’être que les synonymes complaisants d’un même exotisme abstrait, surgi comme des pages d’un livre pop up avant la lettre, avec leurs larges feuilles de palmier aquarellées et leurs perroquets aux larges queues arc-en-ciel ; mais cette « tapisserie », ce somptueux diorama « brodé des insectes et des oiseaux éclatants », avec ses très invraisemblables pyramides en ruine, ses fleurs déjà baptisées par un Adam émule de Linné, ses fauves aux férocités surlignées, en accumulations pince-sans-rire qui inspireront à Flaubert la saturation de détails et de parfums imbibant sa future Salammbô (à coup sûr, le plus éblouissant des plaisirs coupables), tout cela donc n’est créé, tels les chérubins qui sans cesse naissent, meurent et renaissent pour chanter la gloire de Dieu, que pour assurer le contrechant de la seule beauté que la littérature arrache à l’histoire naturelle, et qui est l’expression ardente, pure et sèche, de la solitude. « Les grandes passions sont solitaires », énonce l’un de ces deux grands solitaires, celui qui raconte et celui qui se tait (« Les hommes sont bien peu de chose ; mais quand les Génies les visitent, alors ils ne sont rien du tout. ») – ce dernier, dans un texte jumeau, évoquera « la foule, vaste désert d’hommes ! » ; mais on ne retiendra que ce fameux cri d’étendard, « levez-vous vite, orages désirés » – future victime des clichés romantiques.
Soudain, surgit entre les pages un solitaire, un vrai, le père Aubry, un missionnaire français installé dans la jungle depuis trente ans, aux mains mutilées de martyr authentique, et à travers lequel Chateaubriand prend un malin plaisir à rédiger des pastiches du meilleur Bossuet : longues exhortations, en style grandes orgues, à ne pas s’égarer hors du chemin de la vraie religion, à ne pas succomber au péché de la précipitation, et autres déclarations sentencieuses qui trouvaient un écho dans une société française en train de rouvrir les portes des églises – moment à la fois politique et esthétique, auquel Chateaubriand apporta sa contribution. Face à cette écrasante puissance verbale, Atala et Chactas sont soudain rendus à une nature de fantoches littéraires : elle, dès le premier instant, épiphanie sulpicienne avant la lettre, madone éthérée perdue chez les Indiens et condamnée dès l’origine à la mort plutôt qu’à la vie ; lui, gaillard possédé par des sentiments trop grands pour lui, aussi prompt aux larmes que le héros d’un livre de Rousseau (le pathétique obligé de l’agonie et des funérailles), et aussi agité par ses passions que dans une mise en scène de Patrice Chéreau. Si Atala ne succombe pas à la nature, autrement dit son désir de copuler avec le beau Chactas (extraordinaire récit compact et fulgurant de ce moment où rôde le péril du scabreux, tandis que l’orage, la foudre, et surtout le quasi coïtus interruptus, sont chassés par une cloche de saint-bernard sauveteur !), ce n’est que par un miracle dû à la religion, qui lui permet de conserver le vœu de virginité éternelle fait autrefois à sa mère mourante. Aux cérémonies sanglantes, à la beauté détrônée des ruines précolombiennes, le père Aubry oppose cet autre monument, la rhétorique inspirée par le verbe divin, molestant les esprits du jeune couple qu’il a pourtant choisi de protéger. Une magnifique description d’un cimetière indien, l’une de ces pages d’anthologie qui suffirait à justifier la célébrité de Chateaubriand, se trouve ainsi glorifiée, puis transfigurée, enfin effacée par l’image du soleil levant qui se juxtapose à l’élévation de l’hostie parmi les palmiers et les mangroves, apothéose de ce message chrétien qui se jette sur tout parallèle entre mythologie locale et images bibliques comme le voyageur desséché sur une oasis, message qui pourtant n’a jamais réussi à étouffer la poésie propre d’Atala.
L’héroïne est le principe actif inattendu du récit, celle qui ne cesse de pousser en avant l’homme qui se lamente à toute occasion : les euphémisations érotiques, les non-dits de la chair, finissent par infuser un fétichisme étonnant, dont les accessoires de théâtre sont des voiles, un sein dénudé, une compresse, une mèche de cheveux, tels une série de petits angelots pervers voletant autour du cas incestueux de René qui écoute mais se tait – à sa passion interdite pour sa sœur, fait écho la généalogie tortueuse d’Atala et Chactas, tous deux métis, demi-frère et demi-sœur d’adoption. Prévoyant ce que la « délégation viennoise » (comme disait Nabokov) ferait d’une telle obsession, Chateaubriand sait quand il faut interrompre le morceau virtuose, et revenir à la seule sonorité pianistique où il se sent le maître parfait de la note lugubre, du morendo étouffé : le silence, la mélancolie, la solitude – les trois vertus théologales de son sublime personnel, le royaume vanitas vanitatum où il saura régner en maître. Mais la maîtrise n’intéresse aujourd’hui que là où elle montre ses failles – comme cette autre obsession, bien plus secrète, qu’avait Chateaubriand pour la métempsycose. Atala est constellée, du début à la fin, d’allusions à ce thème : un amoureux au flambeau énonce son épithalame près de la tombe d’un enfant ; les femmes suppliantes invoquent l’esprit d’un petit garçon mort pour qu’il regagne un autre corps ; les palmes qui servent de berceau au cadavre d’un autre enfant dévoient l’usage des vivants ; la couche d’Eros évoque aussitôt l’humus de la tombe. Chateaubriand n’eut jamais d’enfants, il ne connut jamais ce sentiment si particulier de voir une part de soi-même renaître, se transmuter et évoluer dans un autre corps, la chair de sa chair et pourtant étranger et unique. Si sa famille ne lui avait pas imposé un mariage arrangé, s’il avait pu épouser Charlotte Ives – qui sait quels autres leitmotiv étranges auraient germé dans une chambre du Suffolk ?
En recevant entre leurs mains le récit de Chactas, les gardiens des lettres françaises (Guinguené, Morellet, de futurs noms oubliés, ou Chénier, condamné à être toujours confondu avec son frère poète guillotiné) se crurent autorisés à éclater de rire – mais ce rire s’étrangla dans leur gorge quand ils réalisèrent que le succès d’Atala, « écrite dans le désert et sous les huttes des Sauvages », non seulement abattait ces murailles du bon goût qu’ils avaient mis tant d’opiniâtreté à maintenir droites et fortes, mais inaugurait une nouvelle sensibilité du public, contre laquelle ils ne pourraient plus rien. Dans l’ombre épaisse des ruines recouvertes de palmes et de lianes d’Atala, résonnait déjà le murmure jumeau de René, ce drame de l’homme moderne devenu une marchandise bringuebalée par l’Histoire, et qui ne parvenant pas même à se raccrocher à la nature, ne trouve que dans les cris déchirants de son propre discours l’ultime preuve de son existence. Avec René, comme dans la Cinquième de Beethoven, le romantisme faisait entendre ses quatre coups fatidiques – et repris par Baudelaire, à jamais fasciné par ce texte, le frère incestueux dégoûté du monde contribuait malgré lui à bâtir le grand portail de toute modernité qui vaille encore la peine d’être lue. Sans le savoir, en inaugurant sa célébrité par un récit de voyage frappé d’un nouveau style, Chateaubriand aggravait son cas en s’apprêtant à inventer une nouvelle espèce littéraire, qui ne se confondrait pas avec l’intellectuel (dont Voltaire avait, cent ans avant l’affaire Dreyfus, préfiguré le passage de l’adjectif au substantif), mais viendrait la doubler sur sa droite, par des aspects plus séduisants et, en apparence, plus immédiatement rémunérateurs : le grand écrivain. Dans sa longue existence, qui en maints tourbillons de l’époque recoupa celle de Talleyrand (son double maléfique et exécré), Chateaubriand fut à la fois auteur, ministre, voyageur : une trinité qui était nouvelle, en ce sens que leur entremêlement, l’échange permanent de leurs fluides nutritifs aux senteurs délicates ou plus poivrées, permettait d’offrir au public un visage qui n’était plus janusien, mais crânement assumé comme multiple, écrasant le béotien de la splendeur combinée de ses talents, de la virtuosité de son toucher pianistique, de sa capacité à être toujours présent sur scène, même quand ce n’est que dans un bout de coulisse crasseux et mal éclairé.
Les Mémoires d’outre-tombe ne furent ainsi pas autre chose qu’une éblouissante récapitulation de tous ces thèmes, une fugue musicale trempée dans le sublime, où à défaut de pouvoir assumer en public les conquêtes féminines, c’étaient les héroïnes de romans, les villes de l’Orient, les noms des batailles, l’index des célébrités, qui toutes et tous contribuaient à envelopper de bandelettes, parfumées de camphre et de benjoin, la momie prophétique du grand homme des lettres, de l’Etat, du monde. D’où, chez une vocation aussi précocement narcissique que celle du jeune Victor Hugo, ce célèbre cri du cœur, ce anch’io son' pittore de la littérature française : « Je serai Chateaubriand ou rien ! ». Il fut finalement celui que Mallarmé baptisa « le vers personnifié », véritable machine à vers comme Chateaubriand se voyait, de manière plus désabusée et plus difficilement satisfaite, comme une « machine à livres ». D’autres avatars suivirent, jusqu’à André Malraux, lui aussi auteur, lui aussi ministre, lui aussi voyageur – mais, XXe siècle oblige, avec quelques cartes supplémentaires dans sa manche (cinéaste, résistant, historien d’art, orateur gaulliste dans les stades, sans oublier, glissade non contrôlée, archéologue à l’éthique douteuse). Depuis sa vieillesse, Chateaubriand observait le flux et le reflux des monarques et des républiques en acceptant le rôle de gardien de phare, amateur hiératique de la litote, mesurant sur la plage les carcasses des grands navires idéologiques (d’autres encore plus énormes et criminels allaient venir), puis se retirant dans son logement de fonction étroit pour rédiger quelques « pensées profondes », où la postérité sera chargée du tri entre le sérieux bouffon et les failles émouvantes. Le grand écrivain est, aujourd’hui en France, une espèce éteinte (heureusement, diront certains). Quelques imprudents, pensant encore pouvoir se rattacher à cet arbre généalogique, profitent de la confusion des temps, où la mélancolie burinée a fait place au déclinisme tapageur, et prennent la pose devant leur cabane sibérienne cernée par de rares ours blancs faméliques et crottés – après s’être assurés que la connexion par satellite fonctionne bien.
Chateaubriand possédait quant à lui deux atouts qui valaient toutes les couronnes médiatiques du futur : il avait le don de transmuter les plagiats en fantasmagories autonomes, satinées de frissons délicats par sa prose incomparablement rythmée ; et il avait vu, de ses propres yeux, l’Everest du sublime de son époque : les chutes du Niagara, cette image renouvelée à chaque seconde, dans un bruit terrifiant et magique, de la chute des éléments (les Eaux, le socle de toute chose, comme l’a toujours su l’Inde ancienne), resurgis dans un vaste et poudreux nuage humide et phosphorescent, et qui n’apparaît qu’à la fin d’Atala. Alors qu’il avait dépassé la soixantaine, que sa carrière politique était terminée, et que le dernier grand œuvre de sa vie, aux deux sens du terme, réclamait d’être enfin parachevé, Chateaubriand s’était chargé d’une dernière mission, se rendre à Prague porter un message à Charles X. Dans les vastes salles des châteaux gothiques de Bohème, le souverain déchu l’avait accueilli avec une bonhommie résignée ; mais le meilleur accueil fut celui des petits-enfants royaux. Dès qu’ils aperçurent l’écrivain, la princesse Louise et le prince Henri (quatorze et treize ans) se ruèrent sur le vieillard, et l’assaillirent de questions : « Vous avez vu des serpents devins ? Sont-ils méchants ? Vous êtes allés à la cataracte de Niagara ? Est-ce vrai que cela fait un terrible ronflement ? Peut-on la descendre en bateau ? Oh, monsieur de Chateaubriand, racontez-nous vos voyages ! Les pyramides ! Le tombeau de Notre-Seigneur à Jérusalem ! ». Quand il décrivit comment, à Niagara, il avait vu un Indien mourir dans sa seconde tentative de franchir les chutes sur une embarcation, les deux enfants levèrent leurs mains d’enthousiasme en poussant un grand « Hoooo ! ». Cet épisode, Chateaubriand le raconterait dans ses Mémoires d’outre-tombe ; mais l’élégie qui le suit, un morceau plutôt convenu sur les choses de ce monde qui ne sont que vanité, a moins de valeur que ce pépiage enfantin, cette exclamation naïve de fascination, comme lorsque l’œil avide d’un gamin dévore sans répit une gravure de jungle. Sans doute, pour traverser encore la jungle d’Atala, faut-il moins la voir comme une gravure de Gustave Doré que comme une peinture du Douanier Rousseau ; et dans la prose du magicien Chateaubriand, derrière le raseur des cimetières, le voyageur pointilleux, ou le collectionneur d’anecdotes, toujours guetter l’enfant triste et solitaire qui, dans le parc du château de Combourg, écouta chanter un rossignol qui ne devait plus jamais quitter la littérature.
2025
Illustration : Martin Johnson Heade, Orchidée cattleya et trois colibris, 1871,
huile sur toile (National Gallery of Art, Washington DC) (détail)








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