top of page

MON EXEMPLAIRE DU « DÉMON »

Jérôme d’Estais


ree

Il y a quelques semaines, Jérôme d’Estais publiait sur un réseau social la photographie de son exemplaire personnel du Démon de Selby (sans doute l’un des livres les plus cités par les auteurs et amis du Feu Sacré !), livre portant tous les stigmates d’une vie de lectures bien remplie. À quelques jours de la parution de son Feu Follet consacré à ce même ouvrage, Jérôme a accepté de nous parler de cette chose qui a l’air si évidente, et qui est pourtant si intime pour tout vrai lecteur : son rapport à l’objet livre.

 

Ce n’est qu’à l’université, que j’ai pris la mesure du sacrilège. Au verso d’un exposé sur Eisenstein, j’avais agrafé une photo, découpée, à sec, dans un ouvrage, de Dominique Fernandez, consacré au cinéaste. « Excellent travail mais vous avez mutilé un livre ! », avait rageusement griffonné l’enseignante. Dans ses yeux horrifiés, défilaient soudain en flash-back, tous les sévices insoutenables que j’avais fait subir à mes livres depuis l’enfance, ces milliers de pages annotées, points d’interrogation, d’exclamation, cornées, comme autant de bornes marquant mon parcours de lecteur, ces traits de couleur reliant les rimes, soulignant les allitérations, montés à la va-vite à travers son regard, tous devenaient maintenant les images insoutenables d’un film de torture. Ce qui n’était pour moi, jusqu’à là, que domestication, hommage et cérémonial, manière organique de m’approcher au plus près du texte, célébration de l’alchimie miraculeuse autant que patron dessinant les mailles du carcan qui allait m’enserrer, se transformait soudain en crime odieux, passible de la plus haute peine.

 

Depuis ce jour, je refusais catégoriquement, honte et culpabilité mêlées, comme si on venait enfoncer ses yeux au plus profond de mon linge sale, de laisser quiconque s’approcher de ma bibliothèque, allant même, pour parer à une violation de territoire, jusqu’à créer un trompe-l’œil, composé d’ouvrages vierges, parcourus poliment, éventuellement lus, d’un œil et d’une main, pour mieux dissimuler les autres, les éclopés, tous ceux qui avait été scarifiés, mutilés dans leur chair.

 

C’est dans cette zone interdite qu’il se terre et prospère, mon exemplaire du Démon, Collection 10/18, sauvé en 1992 (33 ans aujourd’hui, mon Christ !), des rayons d’un Virgin Mégastore aseptisé des Champs-Elysées, pour être aussitôt plongé dans la moiteur d’une chambre de bonne, sous les toits d’un immeuble du Boulevard de Port-Royal. Avant d’être trimballé dans les cafés, les wagons fumeurs et les halls venteux de la Fac de Nanterre, oublié au milieu d’une Rave, pour mieux réapparaitre dans le sable des dunes estivales, traces de bière et goût de sel faisant foi, pour finir, alors qu’on balançait le reste, à côté du chat, sur la banquette arrière d’une voiture fonçant vers Berlin et une autre vie.

 

Aujourd’hui le manuscrit de tous les excès a vieilli avec moi, deuxième peau caressée, battue, dorlotée, giflée, biflée, adulée, haïe, effroyable et sublime. Sur la couverture, la face de Selby, balafrée, cinglée, est aussi ridée que les pages ont jauni. Le Jr de Selby , tant de fois écorné, est désormais devenu Senior.

 

 

Illustration : Le Démon de Hubert Selby, Jr.,

exemplaire personnel de Jérôme d’Estais (détail)

Commentaires


Les commentaires sur ce post ne sont plus acceptés. Contactez le propriétaire pour plus d'informations.
bottom of page