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L’AUBE SPLENDIDE DU DÉSASTRE

Pierre Pigot


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La superstition des dates, associée à l’apparition des femmes de sa vie, était pour André Breton le repère essentiel qui, depuis l’idéal de la sphère armillaire étincelante, glorieusement exhaustive pour ce qui est du mouvement des astres commandant aux destinées, lui permettait de descendre dans l’atelier surréaliste, le seul lieu de pensée que, depuis les tranchées où jeune étudiant en médecine il s’était retrouvé dans une cave à trancher des membres sanglants d’hommes terrifiés, il se sentait autoriser à tenir de sa prétendue férule – et dans cet atelier, au lieu des grimoires de Faust, on ne trouverait que des horoscopes griffonnés à la hâte, des papillons de couleurs aux slogans criards, des revues scientifiques détournées de leurs vertus, des masques africains, des memorabilia littéraires, des cartes postales érotiques. La symphonie de textes dans laquelle fut sertie, avec un soin jaloux et constant, l’histoire de Nadja, portait en son sein la date de la toute première rencontre, comme une borne miliaire inaltérable, au magnétisme encore plus impossible à épuiser dès lors que les identités se présentaient troublées, graines de maïs pour futurs espions universitaires. Quand il inscrivit, dans L’Amour fou, la date du 29 mai 1934, de cette nuit où il fit la rencontre de sa seconde femme, Jacqueline Lamba, Breton était-il conscient qu’il y aurait, sinon le grincement de la répétition, du moins le dédoublement des situations ? Et ce d’autant plus que le cadre était le même, cette ville de Paris que, dans des fragments manuscrits à l’écriture minuscule et parsemés de hiéroglyphes colorés, Walter Benjamin n’hésitait pas à proclamer capitale d’un 19e siècle dont l’ombre se projetait plus loin dans le temps que celle de la Tour Eiffel ne se projetait dans l’espace, à la manière d’un cadran solaire ne donnant l’heure de la littérature que par beau temps. Alors qu’en ces années 30, comme dans un célèbre tableau de Richard Oelze, L’attente, le temps était à un orage qui effrayait d’autant plus qu’il tardait à crever sa pluie d’horreurs.

 

Comme sur une carte au trésor (mais dont le trésor était déjà excavé, son joyau en train même d’être célébré), Breton en avait noté les étapes, un chemin d’épiphanies qui était en peu de temps devenu un pèlerinage mental, désormais offert à tous, à l’enseigne de cette « maison de verre » dans laquelle le poète aspirait à vivre. Montmartre, les Halles, la tour Saint-Jacques, l’Hôtel de Ville, le Marché aux Fleurs : guirlande de lieux magnétiques autour de la célèbre photographie de Brassaï immortalisant dans sa gangue d’échaffaudages le beffroi de ce qui fut, avant la Révolution, Saint-Jacques-de-la-Boucherie, ce sont autant d’étapes consacrées d’une rencontre qui est, pour lui une célébration, pour la femme rencontrée, une métamorphose, à l’instar de celle qui posséda Mélusine. Ce kairos à la fois puissamment érotique, mais dont la carte cosmique s’inscrit entre les astres poussiéreux des marchands aux puces, des bouillons du soir et des fleurs que l’aurore viendra faner, Breton se devait de l’inscrire dans une longue suite de signes préparatoires, puisqu’il n’y a pas de meilleur hasard que le hasard qui disperse en amont ses coordonnées maritimes. C’était là tout le sel de cette « chanson de guetteur », exprimée comme à l’habitude de Breton dans cette prose de médecin en psychiatrie, disséquant les symptomes avec une froideur clinique, en attendant que surgisse enfin des flots indifférents du monde, le poitrail de sirène avec son chant hypnotique, seul en mesure de changer le monde et la vie. Comme le poète le proclame fameusement, « indépendamment de ce qui arrive, n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique ». On peut dire, considérant l’œuvre de Breton, que si ses textes théoriques ne furent finalement que des attentes sans cesse déçues, les récits qui retraçaient ses rencontres demeurent, quant à eux, ces cristaux où parvient encore à s’incarner, d’un éclat que l’Histoire n’offusque pas, ce motif à la fois naïf et merveilleux qu’est le « comportement lyrique ».

 

La Tour Saint-Jacques qui se penche comme une fleur héliotrope, la statue équestre d’Etienne Marcel qui flanque l’Hôtel de Ville et d’où, se rappelait-il soudain, avait surgi le chant d’un grillon nocturne qui saluait son passage en lui désignant sa route comme une suite ininterrompue de seuils franchis – tous ces éléments du paysage parisien rendus à la simultanéité d’une nouvelle étrangeté et d’une nouvelle familiarité, d’où semblaient-ils donc sortir ? Mais oui, d’un poème de 1923, Tournesol, que Breton avait republié dans son recueil Clair de terre (quel beau titre) sans jamais s’aveugler sur ses « faiblesses ». Et voilà que les vers libres de Tournesol acquéraient brusquement l’efflorescence d’une nouvelle serre tropicale, où un parfum de music hall avait transporté l’aquarium dans lequel la naïade apparaîtrait avant de retourner à la vie civile sous la forme d’une passante à peine baudelairienne, demandant du papier à lettres pour laisser un message qui ne serait jamais lu. Perdu dans la « forêt d’indices », qui se levait en même temps que l’aurore d’une vita nova propulsée par le geste onirique et érotique, mais forêt semblable à celle traversée par les cavaliers atteints de bilocalité que peindrait Magritte, l’homme ne pouvait que se sentir happé par la puissance du « délire d’interprétation ». Dans les ruines de Pompeï hantées par le spectre de Gradiva que resuscitait un auteur danois, Freud avait capté avec une inhabituelle acuité des ondes mnémoniques que l’Antiquité avait enfouies sous les jupes des jeunes touristes nordiques ; parmi les façades noircies par le charbon du vieux Paris endormi, Breton disposait lui aussi de son texte soumis à une exégèse inattendue – sauf que ce texte était le sien, qu’il ne s’agissait pas d’un fragment de civilisation déjà imbibé de senteurs humides et entêtantes, mais d’un soleil miniature anté d’éclats à la clarté toute française, cherchant à peine le réconfort de l’hermétisme, simplement désireux d’enfermer en eux quelque chose du pas ralenti de la réalité vacillante. Sur quelques pages de L’Amour fou, Breton fait mine de commenter vers à vers son Tournesol tel un Nostradamus héberlué ; mais il n’est pas le Charles Kinbote du Feu pâle de Nabokov, profanant un texte innocent pour y redonner vie à un monde fantasque dont la réalité demeurera douteuse. Ici le poète qui se relit cherche avant toute chose la lumière de l’évidence, de ce qui s’approchait à pas de loup et a fini par surgir si près de soi que son attente a besoin d’être analysée pour se comprendre. D’où, apparu soudain au milieu de cette forteresse d’objectivité sidérale à laquelle se contraint Breton pour rester fidèle à son autorité individuelle, ce « vous » étonnant qui se braque soudain sur la femme, Jacqueline Lamba (sauf erreur, jamais nommée), l’inclut dans cette hallucination enthousiaste, l’y interpelle pour l’y insérer dans une gloire qui ne peut aussi que resurgir sur celui qui la chante – figure d’ivoire flottante, sur un camée augustéen que l’aède officiel porterait en bandoulière.

 

« Ici, l’on dîne / ici, l’ondine » : tel le mot de passe exigé par les portes magique d’une mine de nains éclairées par une lune elfique, tout le glorieux zodiaque que la prose de Breton déroule autour de son monde et de sa personne, sort potentiellement d’un calembour énoncé par une petite serveuse de Montmartre. Mais le geste surréaliste essentiel, plutôt que de stupidement pointer un revolver en pleine rue, n’était-il pas plutôt de savoir guetter dans la vie tout ce qui s’y trouvait de prophétique, de considérer chaque parole comme une croisée des chemins, de deviner en chaque figure de femme l’écho de l’unique, de « l’éternel féminin » sur lequel Goethe avait clôturé son grand œuvre cryptique ? Passant devant la maison de Nicolas Flamel, Breton déclenche une chaîne d’idées qui s’active à transmuter l’or noir que crache la modernité parisienne en un marbre fluide et musical, où la draperie incarne autant qu’elle dissimule le sexe dont elle accompagne la forme. Au centre de la place des Innocents, là où ne se dressait pas encore la structure verruqueuse grotesquement baptisée Canopée (ô jungles superbes, condamnées à ne survivre dans la langue du métro que dans la parodie de votre couronne !), la fontaine ornée des reliefs de Jean Goujon se dressait dans toute sa blancheur aquatique superbement décatie, et d’un doigt rêveur, un poète pouvait carresser le pli sinueux d’une naïade, dans l’air odoriférant des fruits et légumes des Halles, ou des carcasses de viande vues comme autant d’offrandes encore libres. La nymphe de pierre froide appelait alors la nymphe de chair chaude, celle qui, dans le spectacle de music hall qui lui permettait de payer son loyer, avait « l’air de danser sous l’eau », arquant son corps nu et flou exactement comme dans la photographie d’André Rogi qui encore aujourd’hui ne demeure pas, des images de L’Amour fou, l’une des moins énigmatiques. Les surréalistes ignoraient tout des travaux d’Aby Warburg, mais leur goût excentrique savait percevoir cette sorte de survivance, qu’ils pouvaient aussi bien qualifier de mystique. Et ce furent bien des noces mystiques qui suivirent cette fameuse nuit, puisque « le 14 août suivant, j’épousais la toute-puissante ordonnatrice de la nuit du tournesol ».

 

L’Amour fou (1937) a fini par prendre place, entre Nadja (1928) et Arcane 17 (1945), dans un triptyque informel de portraits féminins, où chacun d’entre eux est venu personnifier un moment particulier de la psyché de Breton, dans ces instants vacillants où elle acceptait de se laisser traverser par les flèches dangereuses de l’Eros, pas toujours compatibles avec la conduite quotidienne d’un mouvement qui se targuait pourtant de compter l’amour parmi ses étendards. Le poète y apparaîtrait comme le protagoniste du bref film de Jean Epstein, La Glace à trois faces, dont chacun des reflets menaçait d’acquérir son autonomie. La rencontre avec Nadja avait été convulsive, inquiétante, tel un sortilège trempé dans les noirs et blancs des rues désertées capturées par l’objectif de Boiffard, tout encore imprégnée des contradictions d’une avant-garde qui se demandait trop souvent si, au regard des livres d’histoire qu’elle affectait pourtant de mépriser, elle n’était pas toujours reléguée à l’arrière-plan par ses idiosyncrasies. Arcane 17 est au contraire bercé par les embruns de la Gaspésie, la mélancolie du regard qui contemple l’océan après le désastre d’une nouvelle guerre, et qui dans la rencontre d’une nouvelle femme aimée, Elisa Claro (la dernière, jurerait-il en vain), trouve le courage de rassembler à la fois, pour un dernier tour de force dans ce style obtus aux intermittences grandioses qui resta quarante ans durant celui de Breton, les spectres qui comptent encore dans la définition de ce qui persiste à se dénommer réalité, et la symbolique traditionnelle de l’amour, sans doute déjà un peu fanée et obsolète après que les bombardements au phosphore et au plutonium aient roussi ses pages de beau vélin médiéval, mais dans l’esprit de celui qui écrit, encore totalement opérante. L’exil face à la rumeur indifférente et obsessionnelle de l’océan, appelera toujours pour un Français la voix de rogomme, surgie d’une table tournante, de Victor Hugo. Mais peut-être sans même s’en douter, Breton enfonçait plutôt, dans le sable de Gaspésie qu’avaient déjà dédoublé les sables mouvants des fascismes, ses propres pas dans ceux de Chateaubriand – celui dont il disait, dans le Manifeste du Surréalisme, qu’il était « surréaliste dans l’exotisme ». Un compliment empoisonné, qui dans L’Amour fou pouvait trouver un écho dans les jungles fantasmatiques des Canaries, mais qui rampait plus sournoisement dans le rythme même de phrases pourtant avant tout ciselées comme des slogans personnels. Dans ces déclarations comme « la poésie, que j’ai continué à servir, au mépris de tout ce qui n’est pas elle », ou quelques pages plus loin, le fameux « ce que j’ai aimé, que je l’aie gardé ou non, je l’aimerai toujours », nous entendons l’écho parfait de Chateaubriand, cette sincérité émouvante qui irradie à travers l’apparente grandiloquence des déclarations jetées à la foule. À son corps (à son cœur) défendant, Jacqueline Lamba est devenue le visage d’un stade du surréalisme (comme il y a les stades d’une évolution géologique ou biologique) qui, débarrassé de la gangue des premiers manifestes, s’autoriste l’ivresse de la splendeur, toute déversée depuis le personnel, l’unique, dans un universel auto-proclamé.

 

Durant la décennie 1930 qui fut celle de la grande internationalisation du mouvement surréaliste, Breton demeura chaque fois le plus réceptif aux ondes particulières que l’esprit du lieu offrait à sa disponibilité mentale. Dans la vieille ville de Prague, les horloges de l’empereur mélancolique Rodolphe II avaient sonné l’heure d’un magnétisme singulier – en attendant que, devenues sinistres, elles ne sonnent l’heure des procès staliniens pour les camarades tchèques émerveillés. A Tenerife, sur ces îles volcaniques où la langue espagnole (celle qui serait seule capable de métamorphoser, en une authentique langue de feu, la litanie bancale et maladroite de son long poème L’union libre, où Jacqueline n’était déjà plus que le prétexte d’un catalogue de métaphores), c’était comme si la coulée de lave de l’enthousiasme pur (dans l’étymologie de ce mot qui voyait le mortel possédé par un dieu) lui dévoilait un lieu sauvage, à la nature encore fauve et révoltée, qui donnait enfin raison à cet autre île impossible, celle ornée de squelettes d’évêques et hantée de pirates ensommeillés, où serait bâtie la ville de L’Âge d’or de Luis Buñuel, ici proclamée « la seule entreprise d’exaltation de l’amour total tel que je l’envisage ». La montée du téléphérique du pic du Teide agissait comme une nouvelle échelle de Jacob, dont la révélation divine, au lieu de se concentrer sur un prophète, déversait au contraire sur tout l’univers alentour une coulée de lave, où se mêleraient le sang, le lait maternel, le sperme, comme une sourde et invraisemblable compétition avec Almani, ce personnage de la Nouvelle Justine de Sade qui souhaitait mêler sa semence aux serpents de lave de l’Etna. Le pied nymphique de la femme aimée, qui sur le sol parisien semblait capable, dans une fantasmagorie graphique à la Gustave Moreau, de faire naître à son seul contact des décalcomanies de motifs mozarabes et coralliens, menaçait soudain de succomber au déchaînement d’un vocabulaire tout entier érotisé, brûlant le visage de la nature pour qu’elle ne fasse plus qu’un avec cet éternel féminin redivivus – comme le sempervivum, plante tropicale proliférante, grasse, brillante, et tout simplement increvable, ne faisait semblant de succomber que lorsque les autochtones la faisaient bouillir. C’était le paradoxe secret de Breton : il organisait des voyages pour rencontrer des hommes et des femmes prêts à l’admirer, il ne parlait que d’organisation efficiente, de cohérence théorique, de conjonction mentale – mais dès qu’il mettait un pied dans ces territoires qui n’étaient plus le tissu de cette France symboliste dans laquelle son adolescence rêveuse avait baigné, il se laissait tout entier absorber par la solitude implacable de cette étrangeté saisissante. Les flèches gothiques de Prague se joignaient aux plantes sauvages de Tenerife dans une même cantilène de la pure dissolution du « je » ; et son fameux cri, « je regrette d’avoir découvert si tard ces zones ultra-sensibles de la terre », était une flèche chauffée à blanc enfoncée dans son esprit de telle manière que même l’Eros se voyait contraint de reculer face au ravissement.

 

Rentré à Paris, Breton pensa rétrospectivement aux jardins gobe-avions de Max Ernst, ces rebuts de l’enfance en papier trop blanc qui dégobillaient leurs entrailles impossibles dans des kindergarten géométriques. Mais ce n’était qu’une faible analogie qui reliait ces images de dévoration et d’éviscération, avec la pure terreur que le bloc noir et vert de l’archipel volcanique avait fait surgir dans cette jungle un peu trop sage, à la Douanier Rousseau, qui régentait jusqu’à présent les vagues de rêves surréalistes. « Lire dans son propre avenir » : fidèle à la divination que Léonard invitait à insérer dans les craquelures et les lézardes des murs qui refusaient déjà de rester jeunes, ainsi qu’à la lente et émouvante dérivation des nuages baudelairiens dans un ciel aussi léger et délivré de toute Histoire ou Société que dans une esquisse d’Eugène Boudin (et dans cette légèreté implacable, comme le grand magasin iconographique du surréalisme paraît soudain superfétatoire et parfois ridicule), Breton ne peut s’empêcher de penser déjà à la prochaine empreinte qu’il laissera dans le sable noir. Que devient alors cet amour célébré comme devant impérativement survivre à l’éphémère envol de l’acte sexuel ? La femme, Jacqueline Lamba, prête à se dissoudre dans d’autres profils voilés et imparfaits, n’est plus qu’un sujet passif, un motif pour aède démodé qui se persuade en vain que la beauté est plus forte que tous les projecteurs lancés au même moment à l’assaut du ciel nazifié de Nuremberg. La femme, prétexte à la célébration de sa propre magie qui d’une certaine manière n’est là que pour servir l’homme, « tes mains enchanteresses, tes mains transparentes qui planent sur le feu de ma vie », devenues les servantes d’un acte théurgique, où c’est la silhouette du poète seul qui se consolide sur un arrière-plan tremblant et incertain – tandis que celle de la femme se fige, et se fossilise, désormais semblable à ces idoles improbables que le pinceau de Carel Willink abandonnait parmi les ruines d’une civilisation imaginaire, à l’air pourtant atrocement familier. Plus tard, Breton retoucherait Nadja à l’occasion de sa réédition, ôtant les séquences à l’érotisme transparent – comme la reconnaissance tacite que là, dans ce texte, avait continué de se jouer, à rebours de la maîtrise enthousiaste mais un peu trop voyante de L’Amour fou, un tourbillon d’images insondable.

 

L’une des difficultés sur lesquelles achoppait, en autant d’essais parfois splendides, parfois laborieux, la pensée surréaliste, était la nécessité impérieuse d’être doté d’antennes métaphysiques. Car sinon, comment capter les ondes secrètes qui étaient seules à même de révéler, comme des pythies invisibles et sardoniques, si c’était bien une prescience inespérée qui avait visité le poète, ou s’il lui fallait jeter au rebut un hasard trop heureux pour être honnête ? Toujours aussi pointilleux et maniaquement guindé quand il se lance dans un rapport d’enquête, Breton se plut ainsi à raconter par le détail un épisode de hantise, en apparene anodin : comment lui et sa nouvelle épouse, séjournant en bord de mer en Bretagne, s’étaient soudain sentis séparés, presque devenus adversaires, par l’inquiétante étrangeté que dégageait une maison abandonnée. Celle-ci s’avérerait par la suite avoir été celle d’un meurtrier bien connu, qui s’adonnait par ailleurs à l’élevage de renards – et depuis ces pelages roux fantômes, Breton tissait aussitôt des liens avec les romans que Jacqueline et André étaient alors en train de lire, et qui portaient tous deux le mot renard dans leur titre. La guirlande des coïncidences, avec son rébus au parfum presque freudien, était cependant moins importante que ce halo délirant qui s’était formé autour des amants et les avait séparés – et la prescience dont le nuage sombre avait été le premier apparaître, et que Breton taira dans son texte, c’était que cet amour tant célébré comportait déjà en son sommet sa fin prochaine, l’attente du premier motif, de la première lézarde déjà prête à peindre la fin d’une nouvelle passion. Ce n’était pas l’aura de Walter Benjamin, ce lointain qui se lève à l’orée d’une présence hypnotique, mais plutôt un frisson, celui qui précède les marées trop violentes, les vents trop puissants, les tempêtes dont même les débris ne sont pas sûrs de pouvoir réchapper. La seule prescience qui survivrait à l’examen de sa valeur, serait celle qui aurait compris que le monde, d’ici très peu de temps, ressemblerait moins aux jungles de Tenerife, qu’à ce tableau de Max Ernst intitulé L’Europe après le déluge – où même en reproduction, la main se sent démangée de passer un doigt fébrile sur ces reliefs décharnés et vides dont toute géographie reconnaissable a été oblitérée par le cataclysme. Au moment où il mettait la dernière main à L’Amour fou, Breton s’était trouvé confronté à un événement qu’il n’avait pas prévu – il était devenu père, d’une petite fille prénommée Aube, et qui avait alors huit mois. L’enfant recherchait la silhouette de son père, barricadée derrière les journaux à l’encre encore grasse qui rapportaient les nouvelles atroces de la guerre civile en Espagne, et offrait une énigme personnelle au poète : comment assumer la responsabilité d’une progéniture, dans un monde dont, depuis les tranchées d’une guerre qui acquérerait sous peu sa numérotation première, il avait été décidé une fois pour toute, sous le sceau du Dada Zürich, de toutes les révoltes, et contre toutes les infamies, que la vie n’y expérimentait au mieux qu’un admirable sursis ?

 

Le dernier chapitre de L’Amour fou se présente sous la forme d’une lettre, adressée à « Ecusette de Noireuil », plaisante interversion syllabique au goût de forêt de Brocéliande et de manuscrit enluminé de Très Riches Heures : Breton s’y adresse à sa fille en imaginant le monde de ses seize ans (donc celui de 1951 – alors le déluge ou presque, en effet), il se remémore son axiome qui parlait de cette « pure folie, donner la vie », contemple d’un œil dont on sent l’inhabituelle émotion le contraste entre ce miracle lumineux, cette potentialité qu’il a autorisé à se produire, et la cataracte de ténèbres dont il sait pertinemment que plus rien, pas même les vaines lettres ouvertes et autres manifestes surréalistes trempés dans les derniers litres d’idéal, ne pourra l’empêcher de triompher. « Il semble que c’est l’insupposable qui doit advenir », et pourtant la plume continuait de courir sur le papier, elle retournait la situation dans tous les sens, l’auscultait comme une de ces agates léonardiennes qu’une main plus fatiguée ramasserait bientôt en exil sur les plages de Gaspésie. La main écrivait en 1937 ; dans les sombres années 1940 et 1941, elle persistait encore dans son geste, de cette écriture magnifiquement ronde, lisible, élégante, alla francese, à l’encre verte dès que possible, alors qu’autour d’elle une villa nichée sur les hauteurs de Marseille déployait les fastes presque ironiques d’une lumière généreuse. Dans les chambres de la villa Air-Bel, s’étaient installés des peintres, des poètes, des écrivains, avec leurs compagnes ou leurs familles, tous aux aguets des bruits de bottes de la Gestapo, tous dans l’attente d’un visa pour l’étranger que finirait par délivrer Varian Fry, le consul américain dont le nom est béni par les histoires de l’art moderne. On y tuait le temps en organisant des combats de mantes religieuses, ou en élaborant de nouvelles lames de tarot aux couleurs surréalistes entêtantes, pendant qu’en ville, retentissaient les acclamations au maréchal Pétain. De cette époque, automne 1940, date ce qui est sans doute l’une des plus belles photographies que nous ayons de Breton : devant un parapet, en costume blanc, à la main gauche la cigarette sans laquelle cette époque n’aurait pas son blason, il tient dans son autre bras une petite fille blonde âgé de six ans, au regard mutin d’Alice française, en robe blanche courte, ses petites guibolles tenues d’une main ferme par son père. C’est bien entendu Aube « Ecusette de Noireuil », celle à qui il avait été souhaité « d’être follement aimée », la seule à pouvoir nous dire si ce miracle s’est bien produit, mais qui ce jour-là, à rebours de tous les portraits sérieux, habités, hiératiques, responsables, du pseudo-pape du surréalisme, qui iraient encombrer les catalogues d’exposition et les albums commémoratifs, avait réussi son premier exploit, son premier miracle : sur cette photo, et pratiquement la seule, son père sourit – du grand sourire de celui qui sait que l’unique conséquence admirable et indubitable du concept d’amour fou se tient à cet instant tout près de lui.

 

 

2025

 

 

Illustration : Gustave Moreau, Galatée, vers 1880,

huile sur bois (Musée d’Orsay, Paris) (détail)

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