UN OUTSIDER NOCTURNE
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Nicolas Tellop

Dans l’histoire de l’art, un mouvement chasse l’autre en une éternelle cavalcade vers la nouveauté, le but étant de se révéler plus moderne que la génération d’avant, et plus malin que la plupart des clampins qui forment les rangs du contemporain. Le dernier tiers du XIXe siècle s’est avéré déterminant, puisque les impressionnistes, les nabis et les fauves ont défini les bases de ce qu’on a appelé, après eux, l’art moderne, la peinture s’ouvrant ainsi une voie vers les avant-gardes du XXe siècle. De ce point de vue, Hermann David Solomon Corrodi, qui a vécu à cette époque, est un tocard. D’ailleurs, lorsqu’on cherche des renseignements sur son compte, on ne trouve pas grand-chose, si ce n’est qu’il était lié aux grands de ce monde et que la reine Victoria le considérait comme un ami. En voilà autant pour le mythe de l’artiste maudit et du peintre bohème. Il aurait pu faire un effort, se couper une oreille par exemple, mais non. Il s’entête et, en 1893, il est distingué pour son mérite à la prestigieuse Accademia de San Luca de Rome. La honte.
Si au moins il avait fait preuve de bonne volonté en affichant son désir de rompre avec la tradition pour mieux bousculer les normes en vigueur, on aurait pu mettre le reste sur le compte de la faute à pas de chance. Las ! Le coquin était un fieffé académiste, spécialisé dans une invraisemblable vieillerie romantique : l’orientalisme. Lorsqu’il meurt en 1905 à l’âge de 60 ans, il disparaît en même temps que l’Europe achève sa décadence fin-de-siècle. Il faut donc se faire une raison, Corrodi n’est pas du nombre de ceux qui ont fait l’histoire de l’art. En revanche, face à certains de ses tableaux, l’histoire de l’art n’a pas d’autres choix que de la mettre en veilleuse.
Dans Notturno sul Monte Athos, il se passe quelque chose qui ne se soucie pas des sommations de la modernité. Le spectateur éprouve un sentiment de solennité mystérieuse. L’image confine au sublime et le paysage nocturne se charge d’une dimension quasi surnaturelle, à la fois pittoresque et inquiétante. Située au nord de la Grèce, au bord de la mer Égée, la péninsule du Mont Athos accueille les premiers ermites chrétiens à partir du VIe siècle. Depuis, une communauté monastique s’y est installée et jouit d’une législation autonome dictée par l’abaton (les lois du lieu pur), qui interdit, entre autres, la présence de femmes, d’enfants ou d’hommes glabres. S’y pratique la religion orthodoxe, à la fois proche du Christianisme et tellement éloignée de ses traditions qu’il en découle souvent une inquiétante étrangeté. Ainsi, sous le clair-obscur lunaire relevé par le brasier de chaque encensoir, la procession des moines se charge d’accents gothiques.
La symbolique accentue le caractère sacré de la scène. Au premier plan à droite, on distingue de l’aloé véra. Dans la Bible, intimement lié au jardin d’Éden (Adam en aurait emmené une pousse au moment d’en être chassé), l’aloès représente l’espoir d’une restauration spirituelle. La plante est encore mentionnée comme onguent lors des funérailles du Christ, l’associant au sacrifice et à la rédemption de l'humanité. À travers cette onction, l’aloès symbolise la promesse de la vie éternelle, la victoire sur le péché et la mort, la grâce d’une transformation dans la résurrection. Ainsi placé sur le chemin des moines, l’aloé véra donne tout son sens à leur procession. Située dans son alignement vertical, la lune joue également un rôle déterminant. Sa lumière guide les pas des religieux en éclairant leur route. Une légende apocryphe prétend que la Vierge Marie aurait été séduite par le Mont Athos, au point où Dieu lui en accorda le privilège. La péninsule devint son jardin. La communauté monastique des lieux est intégralement vouée à cette figure, dont la lune se fait le symbole astrologique. Lorsqu’elle éclaire la terre, comme dans le tableau, la lumière s’avère être la réfraction du soleil. Comme la Vierge, la lune ne produit pas de lumière, elle la transmet. Figures d’intercession, la luminosité nocturne comme Marie ouvrent une voie vers une grâce en devenir, son écho terrestre.
Bâti autour de l’axe formé par l’aloé véra et la lune, le tableau trace une voie spirituelle tendue entre la rédemption et l’assomption, justifiant la composition verticale qui met en valeur la majesté des saillies rocheuses du Mont Athos. Pourtant, le mouvement processionnel entraîne le spectateur au centre du paysage, dans ses profondeurs enchâssées qui vont au-delà du monastère, vers le rivage de falaises à l’horizon : au cœur-même de la nuit et de son abîme. Ainsi, plus qu’une profession de foi, le tableau dépeint l’humaine condition qui s’avance en funambule sur la corde tendue des signes et des symboles, avec la nuit comme seule perspective. Quoi qu’en dise l’histoire de l’art, Notturno sul Monte Athos n’apparait donc pas si anachronique que cela. Tout le crépuscule d’une époque s’y donne à lire.
Illustration : Hermann David Solomon Corrodi,
Notturno sul Monte Athos, 1905, huile sur toile,
(vente Christie’s, 25 mai 2011, lot 84) (détail et ensemble)









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