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VOYEURISME ET VOYANCE | COSMÉTIQUE DE LA DÉESSE POSTMODERNE

UNDER THE SKIN | JONATHAN GLAZER


Arthur-Louis Cingualte


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    « Avivant un agréable gout d’encre de Chine une poudre noire pleut

    doucement sur ma veillée. – Je baisse les feux du lustre,

    Je me jette sur le lit, et tourné du côté de l’ombre

    je vous vois, mes filles ! mes reines ! »

    Arthur Rimbaud, Illuminations

 

Scarlett Johansson dans Under the Skin ressemble plus à Scarlett Johansson que Scarlett Johansson elle-même.

Il est bien entendu inutile de préciser que lorsque l’on invoque une véritable Scarlett  Johansson, c'est à son image que l’on songe. Qu’est  ce  qui  en  ce  monde  existe  vraiment  si ce n’est ce qui n’est pas de ce monde ? s’interroge très justement – et de la même façon que Jonathan Glazer - l’auteur italienne Cristina Campo. Quels sont les termes de l’altérité que dissimulent les images ? Quelle réalité dissimulent-elles ? La cosmétique de représentation de Scarlett Johansson est le véritable sujet d’Under the Skin. La célébrité astrale de l’actrice est la condition indispensable au propos ésotérique du film ; elle est l’appareil par lequel l’inconscient du spectateur est contaminé, renversé, projeté ailleurs. Scarlett Johansson est de ces déesses - passées avec la modernité de la prière au fantasme - dont le corps n’a de réalité que dans sa représentation. Ce sont des myriades de désirs qui dessinent sa figure et orchestrent son attitude. La fièvre érotique qu’elle inocule à chacun de ses voyeurs n’a été, en effet, qu’un très court temps - celui de sa toute première modélisation dans le plasma de nos écrans – passive.

Offerte à tous les regards mais à jamais impossédable comme les odalisques peintes par les orientalistes, son environnement, si il est alternatif, est bien réel : c’est celui qui laisse entrevoir la coulisse, l’outre-scène. En effet le télescopage incoercible de son motif restitue les modalités d’une expérience subjective qui favorise l’articulation du regard voyeur –  comme la déesse primitive, son icone ou sa peinture, à la faveur d’un dispositif sacré et fantasmatique, elle peut être observée par la multitude mais toujours son vertige conviendra à une expérience individuelle. Devant son motif chacun est convaincu d’être son unique Pygmalion. Là réside son prodige mais aussi son ensorcelant abîme. La femme qui s’offre au spectateur comme un tableau composé à jamais est, pour un esprit contemplatif, le plus grand des dangers  prévient l’admirable poétesse Djuna Barnes. L’image de la déesse est un péril dont on peine souvent à mesurer la menace : elle se nourrie du désir sans jamais le satisfaire ; elle est sa matrice mais aussi son leurre et sa fin sans cesse renouvelée.

L’image photographique, comme avant elle la peinture, est une technique de représentation si vraisemblable qu’elle constitue - lorsqu’elle est multipliée, que sa forme est transcendée et que son objet est transfiguré en direction du désir, qu’il tend à l’illusion du charnelle - une toute nouvelle peau.

 

Si on ne connaît un individu que par les représentations que les autres – et lui-même – en font, imaginez les canyons galactiques, les distances folles qu’élaborent les images de la star pour situer au spectateur sa pure divinité. Plus encore qu’un cosmos entier c’est un renversement des mondes que sa présence magique élabore. Son poison, son parfum entêtant permet alors, tirant rideaux et voiles, de passer de la scène à l’outre-scène. Elle réclame une amplification du regard voyeur – sa métamorphose en pure voyance. A cet instant comme le grave William Blake sur la couverture de ses Visions des Filles d’Albion, l’Œil voit plus que le Cœur ne sait.

 

Un plan fixe : une guirlande de phosphorescences se déplace, suspendue, lentement dans l’aube. Cette vision, malgré l’argument commercial du film, évoque plus quelques insolites étoiles qu’un engin spatial. C’est bien là, prononcée, tout la subtilité d’Under The Skin : il n’y a de parfaitement extraterrestre au commun des mortels que la Star ; la star qui siège, dans les confins de la Californie, juste à l’extrême limite de l’occident, au seuil du cratère des mondes. Comme il l’explique lors d’un entretien réalisé pour les Cahiers du Cinéma, Jonathan Glazer ne fait pas d’énigme quand à cette dimension seconde, ésotérique, de son œuvre : Quand j’ai proposé le rôle à Scarlett, je savais exactement ce que je voulais : elle, déguisée, seule  en  Écosse.  […]  Il  y  a  quelque  chose  de  génial  dans  le  fait  qu’elle  si  réifiée  par  les médias,  transformée  en  objet  médiatique.  Une  star  est  toujours  une  sorte  d’extraterrestre. Les photographies qui multiplient sa figure jusqu’à tenter l’ubique, dévoilent ses courbes capiteuses et son visage sans cesse, dans le détail, maquillé et redessiné, nous le confirment : Scarlett Johansson, sex-symbol, déesse postmoderne est dans l’éther moderne, c’est-à-dire dans l’écran, un espace autonome, parfaitement inaccessible, qui dispose de ses propres limites. Scarlett johansson existe ailleurs. Ajustée aux topiques plastiques modernes - toujours plus bonne que belle, plus inquiétante que rassurante mais tout aussi proche que distante - elle apparaît pourtant bien là, dans la rustique et prolétarienne Ecosse, l'endroit le plus improbable, le plus incommode au monde pour accueillir sa divinité mais le plus pratique pour dissimuler l’éclat de ses milliers de paillettes.

 

Under the Skin procède à la matérialisation de Scarlett Johansson hors de son support photographique, à son extraction de l’image. Jonathan Glazer à la faveur d’un effet dialectique très éloquent indique très bien ces instants d’entrées de la sortie de l’image - alors que les prétendants de Scarlett Johansson s’enfoncent dans l’espace impénétrable et parfaitement négatif de la pellicule cette dernière, à la faveur d’un épais et lumineux brouillard rencontré sur un pont délaisse la prédation pour la connaissance. Rentrer  dans l’objectif  et  sortir  de  l’image  revient  à  rentrer  dans  la  rétine  et  sortir  de  l’outre-scène.

L’image de l’actrice devient véritablement une peau, elle s’incarne charnellement. Une scène inaugurale dans laquelle Scarlett Johansson subtilise l’apparence de son avatar réel qui cache sa fameuse blondeur sous une perruque brune illustre très bien ce franchissement d’un espace à l’autre.

 

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Le dispositif se répète invariablement comme pour démontrer l’uniformité des désirs que sollicite la déesse. Il n’y plus aucune perspective, l’espace est constant, l’actrice recule mais ne s’enténèbre pas, elle laisse tomber un à un ses voiles, se retourne, aguiche mécaniquement et continue, à reculons, d’avancer, alors que son prétendant nu, fakirisé, s’enfonce, sans s’en rendre compte, dans une fange noire à mesure qu’il tente de se rapprocher, qu’il tente de toucher. Plus loin, noyé dans la matière liquide, il sera comme digéré, sa substance et sa chaire propulsées hors de son enveloppe ; dans cet ailleurs inenvisageable et profondément hermétique pour celui que le désir aveugle.

 

Les prétendants sont comme ahuris par une passion inespérée qui trouve, contre toutes attentes, son objet manifesté. Un personnage se pince même pour bien y croire et ne se réveille pas. Ils subissent le sort de ceux qui s’approchent trop près de la Vérité, de ceux qui ont la prétention de pouvoir lui convenir : ils naufragent. Céline qui en est revenu, détruit, rendu à son unique ombre, le souligne très justement il faut mettre la  peau sur  la  table.  Sinon  vous  n’avez  rien.  Mais plus encore que chez Céline, dont l’objectif était en quelque sorte prométhéen, les prétendants sont absorbés par l’image même de leur désir projeté. Piégés, trop ignorants, ils ne reconnaissent pas la déesse et court-circuitent, incapables de la considérer convenablement, la voyance absolue qu’ils ont furtivement acquise. Elle se retourne contre eux. Leur âme trop faible, trop impure ils ne leur restent plus qu’à s’évanouir dans le néant, cette matière noire qui compose l’écrasante majorité de la substance du cosmos. Ils ont manqué l’étoile. Ils s’agrègent dans l’image même de leur propre désir.

 

Il est nécessaire, pour celui qui veut restituer un temps la géométrie primitive de, non pas désirer charnellement – même lorsque Scarlett Johansson s’aventure sur les territoires de l’amour, qu’elle se livre à une âme vertueuse, elle demeure impénétrable - la déesse mais de l’aimer. De l’aimer pour son éclatante divinité, pour son étrangeté (dans le premier sens du terme) et surtout de l’aimer pour l’irrévocable distance qui nous sépare à jamais d’elle.

 

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Devant  une  neige un Être  de Beauté  de  haute taille. Des  sifflements  de mort  et  des  cercles de musique sourde font monter, s'élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré ; des blessures  écarlates  et  noires  éclatent  dans  les  chairs  superbes.  Les  couleurs  propres  de  la vie  se foncent,  dansent,  et  se  dégagent  autour  de la  Vision,  sur le  chantier.  Et les frissons s'élèvent  et  grondent  et  la  saveur  forcenée  de  ces  effets  se  chargeant  avec  les  sifflements mortels  et les  rauques musiques  que le monde, loin  derrière  nous, lance  sur  notre mère  de beauté, - elle recule, elle se dresse. Oh ! nos os sont revêtus d'un nouveau corps amoureux.

L’illumination, intitulée Being Beauteous d’Arthur Rimbaud, cette parfaite préfiguration de la déesse postmoderne, est une voyance qu’elle n’aura pu inciter sous cette peau.

 

Au terme du film, rendue tout entière à la pesanteur, au bord de l’effondrement, après avoir tenté de se séparer de son image, constaté l’échec de la transmutation du voyeurisme érotique en voyance divine et confrontée à l’impossibilité de son incarnation terrestre, elle est incendiée par son ignoble agresseur.

Il ne lui reste alors qu’à contempler, fascinée, son image éphémère, cette peau qui n’est qu’une cosmétique moderne et superficielle et qui lui est parfaitement extraterrestre.

 

A cet instant précis, Scarlett Johansson ne s'est jamais autant ressemblé.



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