UNE SOIRÉE AVEC BORGES
- lefeusacreeditions
- 25 nov.
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Pendant plus de quarante ans, pratiquement chaque soir où un voyage ne le retenait pas loin de Buenos Aires, Jorge Luis Borges se rendait chez ses amis Adolfo Bioy Casarès et Silvina Ocampo, dans le quartier de la Recoleta. On y mangeait paraît-il très mal, mais Borges faisait toujours semblant de ne pas le remarquer. L’intérêt absolu de la soirée était dans la discussion sans fin, autour des écrivains et des poètes, d’autrefois et d’aujourd’hui, des livres lus et relus, des livres à écrire à deux voix, des anthologies à établir, des projets à caresser, parfois des réputations à malmener. Ce que Borges ignorait (ou feignait d’ignorer), c’était que son vieil ami Bioy, parmi les journaux intimes qu’il tenait (car oui, il y en avait plusieurs, dont l’un consacré à ses aventures amoureuses), lui en avait dédié un, uniquement consacré à la transcription des propos qu’ils échangeaient. Ainsi chaque soir, dès que la silhouette hésitante de Borges avait franchi la porte, Bioy ouvrait ses cahiers et y prenait note d’une véritable histoire alternative de la littérature – des grands auteurs du monde en général, et très souvent des racontars de la vie littéraire argentine en particulier. Ces cahiers ont fini par être publiés en Argentine, dans un volume absurdement énorme de 1700 pages, épais comme deux gros dictionnaires Larousse mis côte à côte, et hélas dépourvu du moindre index (Borges, Ediciones Destino, Buenos Aires, 2006). C’est d’un minuscule extrait de ce livre que nous vous proposons la traduction, une soirée prise avec un hasard un peu étudié (aux pages 132-134) dans cette masse énorme de propos et opinions. Alors qu’aux Etats-Unis vient enfin de paraître une sélection traduite en anglais (700 pages tout de même, dans la magnifique série des New York Review Books), un projet équivalent qui offrirait au lecteur français non hispanophone la chance de découvrir cet Eldorado de la critique littéraire en action se fait toujours attendre. Puisse cette modeste traduction par votre serviteur contribuer à le faire advenir ! – P.P.
Mardi 14 juin [1955]. Borges, avec qui j’ai discuté hier et aujourd’hui, commente le type d’articles qu’écrivaient les Anglais au 19e siècle : ceux de Macaulay, pour la Westminster Gazette, ceux de Froude ou ceux de Arnold, qui étaient de véritables traités sur un sujet ; ils ne feignaient pas de s’adresser à un public qui sait tout ; ils étaient informatifs – comme des articles d’encyclopédie – et critiques. Les articles critiques d’aujourd’hui semblent s’adresser à un public qui sait tout, à l’exception du sujet de cet article : ils sont moins ingénus, moins élégants et seulement allusifs ; ils contribuent à l’ignorance, à ce que les gens s’habituent à lire sans comprendre.
Il soupçonne que peu de commentateurs ont compris Spinoza ; que la majorité d’entre eux se limitent à répéter ce que Spinoza a écrit (ce qui paraît suspect). Il trouve que ce qu’il a lu de meilleur sur Spinoza est l’essai de Froude (dans Short Studies on Great Subjects) et le livre de Alain.
Je dis que Montaigne est parfois décevant. Par exemple : sur la question s’il convient de reporter au lendemain les choses qu’on peut faire le jour même, il écrit des évidences, des vérités de la Palisse. Après avoir cité Mark Twain (« Il ne faut jamais reporter à demain ce qu’on peut faire le surlendemain»), Borges défend Montaigne en affirmant qu’il disait parfois des vérités évidentes parce qu’il les pensait avec honnêteté. BIOY : « Bien sûr que tout n’est pas comme ça. Il me semble que la meilleure partie du livre est celle où il parle de lui-même ». BORGES : « J’ai découvert qu’il y a pour le lecteur un enchantement à ce que l’auteur s’expose. Il s’est exposé, contradictoire et particulier, mais il n’a pas exagéré : il a su nous donner une image sympathique de lui-même. Je crois que quand les auteurs tentent de styliser leurs portraits, cela donne un résultat faussé. Bloy et Carlyle ont porté ce système à l’extrême : l’image qu’ils nous donnent d’eux-mêmes est moins agréable. Lamb aussi : tout son capital est le même, mais il n’est ni intéressant ni sympathique. » Nous nous rappelons combien il a été aimé, pourtant ; Swinburne qualifiant dans ses sonnets Carlyle de vipère morte parce qu’il avait mal parlé de Lamb, « le nom le plus doux des lettres anglaises ». BORGES : « Toutes ces polémiques littéraires sont comme des effusions de sang au théâtre : à la fin personne ne meurt. Dans une même postérité – par exemple, la conscience d’une même personne – , dans une même admiration et dans une même affection, cohabitent Lamb, Carlyle et Swinburne ».
Nous parlons de Eça de Queiroz ; nous disons que nous souhaiterions plus de livres de Eça ; que tout ce qu’il écrivait était agréable ; qu’il était très supérieur à ses maîtres, à Anatole France et même à Flaubert. Borges a un instant de doute, quand je mentionne Flaubert ; il dit ensuite que Madame Bovary est un livre bien plus pauvre que Le cousin Basilio. Nous parlons de Proust. BIOY : « Ce qui me paraît le plus présent chez Proust est l’insécurité de la position – sociale, économique – des gens. Dans la première partie d’une phrase – j’exagère sans doute – il insiste sur la solidité d’une personne ; dans la seconde partie, apparaît un précipice dans lequel la personne peut se décomposer. Apparaît la fragilité des fortunes, des positions sociales. » BORGES : « Oui, c’est très bien. Il montre les êtres dépendant les uns des autres. Il décrit une société dans laquelle tout a son importance, dans laquelle les êtres peuvent progresser ou se noyer dans des actions en apparence inconséquentes. Mais il la décrit avec perspicacité. » BIOY : « Une société horrible est fréquemment le sujet des romanciers français actuels, mais ces livres modernes donnent l’impression d’être sordides ; Proust, jamais. » BORGES : « Chez Proust il y a toujours du soleil, il y a de la lumière, il y a des nuances, il y a du sentiment esthétique, il y a de la joie de vivre. » Après en avoir fait l’éloge si éloquemment, il dit que les Français observent les nuances de tout, des lieux, des couleurs, des saisons, des plats. « Ils parlent de la mi-saison dans la mi-montagne*. Ici tout est en bloc : l’été à Mar del Plata. »
Nous parlons de Conrad. Borges dit que, malgré ce que Wells écrit dans son autobiographie, l’humour de Conrad est meilleur que celui de Wells. Il se rappelle le début de Typhon : la conversation du capitaine avec le mate, sur le drapeau du Siam, avec l’éléphant. BIOY : « Si je devais recommander un texte pour apprendre à écrire des romans, je recommanderai quelque chose de Conrad. »
Illustration : John Murphy, A Tyger, 1790
gravure en mezzotinte d’après un modèle de James Northcote
(The Metropolitan Museum of Art, New York) (détail)








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