UNE PENSÉE POUR CEUX QUI RESTENT
- lefeusacreeditions
- 13 janv. 2016
- 18 min de lecture
NOTES SUR LA SAISON 2 DE ‘THE LEFTOVERS’ 1|2

Dire que la saison 2 de The Leftovers ― la série développée par Damon Lindelof & Tom Perrotta ― nous a laissé exténués et profondément émus est un euphémisme. Diffusée, qui plus est, entre début octobre et mi-décembre 2015, c’est en sa compagnie que nous avons traversé avec réconfort et effroi les événements du 13 novembre dernier ― et dans une moindre mesure ceux des régionales ― suivis des querelles nationales et des violentes transformations sociales auxquelles elles ont donné lieu. Au fil de ces dix semaines, il nous a semblé que The Leftovers essayait comme nulle autre série de nous dire en temps réel quelque chose sur notre condition d’hommes et de femmes vivants en ces temps d’apocalypse(s) [intime(s), religieuse(s), civilisationnelle(s)] permanente(s).
L’idée s’est très vite imposée d’inviter plusieurs amis ― qu’ils soient écrivains-exégètes (Pacôme Thiellement), philosophes (Alain Jugnon), historien de l’art (Arthur-Louis Cingualte), réalisateur & directeur de la photographie (Antoine Mocquet), diégénaute (Brian Simard) ou critiques de cinéma (les Lambert bros, Steven & Warren) ― à écrire quelques lignes sur ce que nous venions de vivre et de voir. Sans souhaiter rentrer dans des interrogations trop politiques ou sociétales, nous leur avons posé cette question : en quoi cette saison 2 de The Leftovers peut nous guider dans notre tentative et face à notre difficulté de nous représenter ce nouveau monde qui vient. La règle du jeu : choisir une scène parmi ces dix épisodes pour en extraire un photogramme et un texte.
Cet hommage à “ceux qui restent” se présente en deux parties, et se clôturera la semaine prochaine avec la publication d’une exégèse plus longue signée Mathieu Dupré.
Merci à eux huit d’avoir aussi bien et aussi vite réagi.
STEVEN LAMBERT | É P I S O D E 3 ― O F F R A M P
Tout ce qui a trait aux paroles, aux actes, aux choses ou plus généralement aux signes, possède, comme bien souvent dans The Leftovers, au moins deux niveaux ou temps de lecture. Ainsi l'épiphanie dont Tom Garvey fait part au petit groupe de rescapés des Guilty Remnants, silencieux et désœuvrés, ne livrera-t-elle définitivement son sens que six épisodes plus tard. Comme eux, assis devant nos écrans, nous y avons cru, nous avons voulu croire que l'histoire pouvait se répéter et qu'un autre homme viendrait nous délivrer de notre souffrance, comme il le ferait pour eux, en nous prenant dans ses bras. Tout cela alors même que l'orgie de signes de son assomption, cette lumière en contre-jour baignant ces bras en croix, cette tête penchée vers eux avec tant bonté et ce t-shirt ruisselant de sueur comme un moderne Saint-Suaire, jurait à nos yeux du contraire, nous criait la déception à venir. Nous avons voulu croire que le plomb de son histoire pouvait encore se changer en or du destin, avoir assisté avec eux à une conversion en temps réel dans un salon sans histoire, qu'il suffisait à Tom de se raconter pour logiquement ouvrir enfin ses bras (tomber le bonnet) et devenir enfin qui il était. Ce que nous avons vraiment vu je propose de le nommer, dans le langage de l'art, emprunt, détournement, citation, voire hommage.
On aura peut-être remarqué que les œuvres d'art (nonobstant la bande-son) sont singulièrement absentes du monde post-Departure. Comme si leur « promesse de bonheur » (Stendhal) n'avait pas tenu le choc. Et pourtant, l'action même des Guilty Remnants, ce mouvement d'artistes pince-sans-rire, n'est pas sans rappeler le happening, à l'image de la disparition du bébé Jésus orchestrée par Jill, ni sans une certaine forme d'humour noir ; des mannequins de disparus replacés chez les habitants de Mapleton à cette fausse grenade lâchée dans un bus scolaire. Quand Tom reprend le geste et l'histoire de Holy Wayne mais, comme on l'apprendra, sans y croire lui-même, autrement dit comme pure fiction, il n'est pas loin lui aussi du registre de la parodie et du plagiat pur et simple ; imitant son mentor à ses débuts, dans une vidéo amateur vue et revue au point de s'endormir devant elle, où celui-ci proposait déjà d'étreindre les auditeurs de son histoire. Car si Holy Wayne était une figure terminale, souterraine (primitive, sectaire et pourchassée) de la religion, Tom en est la relève apollinienne, artistique, la belle figure ordonnée à l'image de son histoire, voyageant de ville en ville tel un évangéliste dispensant sa bonne parole, sa fiction à l'usage des autres, dans des petites salles moyennant rétribution ; et si proche en cela de l'artiste française Orlan facturant ses baisers.
Ce qui vient, après la religion et l'art, après Holy Wayne et Tom Garvey, dans cette chaîne traversant le désenchantement continué du monde, c'est le cynisme de Meg. Tel est le prix à payer dont parlait Tom lui-même (« There’s always a price »), le prix de son mensonge et de celui de l'art dans ce monde. Et ce murmure qu'elle lui adresse comme un (son) immense secret, ce rappel au principe de réalité sur le dos duquel il aura eu l'audace de s'élever par les moyens du faux-semblant, sonne alors comme une provocation formulée par ses compétiteurs directs. Je sais faire ce que tu fais mais pour de vrai, en ayant moi l'honnêteté désarmante de n'y avoir jamais cru ou d'en faire commerce, jusqu'au bout, c'est-à-dire autant en termes de moyens spectaculaires (maîtrisés, dispendieux et non plus amateurs) qu'en termes d'effet déceptif poussé à son maximum. Car si, à en croire Meg, la fin de toute fiction est bien de décevoir alors la déception ultime est de réussir à montrer, à faire voir à tous qu'il n'y a plus rien à voir : révéler la fin de toute révélation. L'ironie de toute cette histoire bien sûr, si grande qu'elle échappe peut-être aux Remnants, c'est que pour rendre enfin réelle la fin de toute fiction, avérer une seconde fois avec elle la fin du monde il leur faille encore, nécessairement (à l'image de toute la série), en passer par la fiction, l'art lui-même.
ANTOINE MOCQUET | É P I S O D E 3 ― O F F R A M P
Ils ne peuvent pas aimer la mort plus que nous n'aimons la vie. Ce monde a pris fin et ils ne peuvent plus y aimer quoique ce soit. Depuis un 14 octobre, rien de tout cela n’est encore vraiment là. La vie et la mort n’ont plus aucune importance. Ce sont des jouets, des outils, des armes. Contre ceux qui y croient encore.
Des Guilty Remnants, nous ne connaissons toujours pas l’origine, qui en a décidé des codes ou si ce culte nihiliste post-apocalyptique aurait paradoxalement envisagé une quelconque finalité. Aussi austère que secret, il ne se révèle jamais autant que lorsqu’il est confronté à des initiations, trop réussies (Meg) ou ratées et revanchardes (Laurie). Des histoires de femmes, principalement. Les hommes sont des silhouettes blanches dans ces résidences où le récit vient avant tout chercher des épouses, des mères, des filles, venues s’avouer ou se convaincre qu’elles ne croient plus en leur famille.
Susan n’était chez les Remnants que depuis deux mois quand Tom est venu lui parler. Donc bien après l’Enlèvement. Trois ans, à se demander si le monde était encore là. A la première vision de l’épisode Off Ramp – Sortie d’Autoroute – Susan était pour moi une Remnant déterminée dans sa mission kamikaze. Faire semblant de revenir. Pour détruire la famille, détruire l’espoir, détruire Laurie et précipiter la fin du mirage. Mais Susan tremble. On peut la croire sincère au groupe de parole. Elle veut retrouver ce qui est vrai, ou au moins une idée supportable de réel. Ce n’est qu’après avoir tenté, en vain, de reprendre goût à sa vie d’avant, mère de famille bourgeoise et oisive, qu’elle retrouve par hasard, entre deux commérages de son mari qu’elle n’écoute plus, l’ordre ANY DAY NOW chiffonné et conservé au fond de son sac. Une sortie. Something real, at last.
Susan se tue en prenant la file inverse sur une sortie d’autoroute. Un pas de côté. Passer la ligne. Son fils et son mari sont dans la voiture. Ils meurent avec elle. La mère, la protectrice, l’aimée, s’est révélée ange de la mort.
Pourquoi les a-t-elle tué ? Etait-ce l’application simple et brutale du plan des Remnants ? Tuer ceux qui nous aiment ? (Doit-on aimer la famille qui nous aime ? Kevin mourra d’avoir osé poser la question). Pour tout réel, Susan choisit alors la mort, plus vraie que ce faux amour.
Autre hypothèse. Susan ne croyait plus en ce monde et elle a voulu s’en libérer avec les siens. Ils ne souffriront pas de sa disparition, elle les emporte avec elle. Ils partent ensemble, comme beaucoup auraient aimé partir avec leurs Enlevés du 14 octobre. Elle les libère d’un mensonge, de ce monde qui n’existe plus. Et si tout cela n’est plus là, il reste alors quand même une chose. Cet amour, vrai, qui donne la mort.
ALAIN JUGNON | É P I S O D E 4 ― O R A N G E S T I C K E R
Pour moi, c'est certain ― et je ne suis qu'un voyant de la moitié de la saison deux ―, nous sommes le disparu de qui nous voulons dans The Leftovers, les dés se lancent tout seuls : je suis en ce moment le disparu de Kevin, j'ai toujours chaud avec lui et lui n'a plus peur pour moi, il commence à comprendre que je n'existe pas.
WARREN LAMBERT | É P I S O D E 8 ― I N T E R N A T I O N A L A S S A S S I N
« En chacun de nous existe un autre être que nous ne connaissons pas. Il nous parle à travers le rêve et nous voit bien différent de ce que nous croyons être. Si on ne l'entend pas, ce qu'on ne veut pas savoir de soi-même finit par arriver de l'extérieur comme un destin. »
C.G Jung.
« Tout ange est terrifiant »
R.M Rilke, Elégies de Duino.
D'où vient que deux êtres qui pensent avoir si peu à faire ensemble se retrouvent si inextricablement liés ? D'où qu'ignorant comment se défaire l'un de l'autre, ils en viennent à devoir s'inventer un tiers-endroit aussi hostile et reculé pour y parvenir ? Derrière la séparation parvenir à se comprendre, pour alors enfin chacun se laisser partir. Ou revenir. Puis, confinés au fond d'un puits baptisé à leur image celui des orphelins, réussir quelque part à s'aimer sans jamais une seule fois en prononcer le mot, préférant, depuis que Patti adressa pour la première fois la parole à Kevin, l'enfouir sous d'autres, et de toutes sortes.
Car la parole de l’ex-leader silencieuse des Guilty Remnants, chargée de fusées et de fausses pistes (pouvant réciter pêle-mêle un poème de Yeats, une anecdote adultérine scatologique, un canular scabreux et sarcastique, un souvenir de sa participation à une émission de télévision), cette parole aussi imprévisible que le défunt corps duquel elle provient et qui se manifeste à Kevin quand bon lui chante, cette parole désamorce le plus souvent par la vacuité apparente de ses confidences le sens qu’elle semble néanmoins contenir. Il s’agit en définitive d’un évangile oral intime, profane et décalé, d’un véritable ésotérisme du quotidien personnifié. « You understand », assura-t-elle en prime en mourant dans les bras de l'homme dont elle hantera plus tard les visions – la réponse du Sphinx plus abyssale encore que sa question ! Redouble dès lors un temps avec l’arrivée de Patti en figure de daïmôn égaré la solitude de Kevin : elle est une voix qui se superpose au malaise croissant qu'il éprouve envers tous les secrets qu'il traîne derrière lui, son bavardage agissant sur Kevin tel un exhausteur de cet indicible douloureux.
Or, de l'épisode huit de la première saison à l'épisode huit de la seconde, ce duo aux airs de « vieux couple » recomposé, de bromance métaphysique, poursuit en réalité leurs histoires respectives laissées en friche (d’explications, d’affects) vis-à-vis d’une seule et même femme, Laurie, l'analyste de Patti avant la Soudaine Disparition et l'ex-compagne de Kevin. La désertion de Laurie, au-delà de les unir, les a obligés à trouver conjointement le moyen d'affronter la confusion et le tourment qui sous-tendaient leurs vies, et que raviva ce départ, cet autre sudden departure.
Dans le cas de Patti, son déballage désinvolte de souvenirs lié le plus souvent à son ex-mari, Neil, ne sera que le rébus d'une existence dont la souffrance première vint précisément d'avoir été incapable (empêchée ? résignée ?) de la dire. Raison pour laquelle le silence a longtemps pris chez elle les atours d'une guerre, et que la parole, une fois rendue, dans sa logorrhée cathartique, n’eut à l'évidence rien de salutaire. « I’m just as fucking lost as you are ! », finira-t-elle par admettre à Kevin. Si leurs échanges demeurent de ce fait si bouleversants en dépit de cette abstraction qui les traverse, c'est que pour commencer à vaincre sa solitude, l'ex-shérif de Mapleton devra d'abord en épauler une autre.
Coincée tout du long entre deux âges (fillette et femme) entre deux états (ange et fantôme), surgit alors du puits dans la séquence finale ce « Help ! » inattendu, inespéré, hors-champ, adulte ; écho raccordant au dernier mot de sa question « Would it help… » laissée en suspens par la main de Kevin tandis qu'il poussait Patti enfant dans le vide.
De sa belle voix rauque résonnant sur la nausée de son assassin, sur le point de vomir les mots insupportables de détresse de celle qui fut, à n'en point douter, une des femmes de sa vie à égalité avec Laurie, Jill ou Nora, Patti n'en finit décidément jamais de mourir – comme Kevin du reste ; d'appeler à l'aide. Tandis que sa tête flotte, les yeux tournés dans cet anti-Léthé (reconstitution du sauvetage de Patti enfant dans la piscine de l'hôtel inaugurant leur rencontre), la terre se met à trembler autour d'eux, rouvrant une brèche sur ce qui fut à la base, concernant leur « amitié », une effraction. Mais de quel rêve Kevin sort-il de terre ? duquel des deux « rêveurs » ? Difficile à dire…
Kevin n'aura vu la mort que de près, sur le visage vieilli, strié de sang, « in-diggen-ous », de son ange chtonien, Patti, qui affichait la peur d'une enfant peut-être réconciliée avec elle-même, et qui reconnut préalablement celle dans les yeux de l'homme condamné à la sauver.
Puisque Kevin, atterri entre éther et sépulcre, n'aura pas la moindre idée d'où il est revenu, comment savoir vers où Patti a bien pu aller ? Mais chanté pour mémoire par Iris DeMent en guise d'épigraphe lancinant de la seconde saison : au relais de chaque mystère de la série il nous est prié de toujours déjà accepter de laisser agir le suivant.
BRIAN SIMARD | É P I S O D E 9 ― T E N T H I R T E E N
Le Prêtre et le Calife | La confrontation parait inévitable. Le drame auquel nous assistons semble avoir pour enjeu la victoire de l’un ou de l’autre, et son issue décider lequel fut véritablement prophète. Pourtant, tous deux sont là pour les mêmes raisons. D’abord, le vieux monde doit perdre ses illusions. Combien de temps faudra-t-il encore attendre ? Nous en sommes “si proches”… Une autre phrase donne aux événements leur sens : You’re waiting for me. Une autre image leur fin dernière : sur les ruines du vieux monde, on dresse la Croix.
ARTHUR-LOUIS CINGUALTE | É P I S O D E 9 ― T E N T H I R T E E N
« When Meg smiled upon learning that the Garveys had relocated to Jarden,
it was such a disturbing sight that my notes for the scene read :
“NEVER LET LIV TYLER SMILE AGAIN, SHOW. PLEASE.” »
Alan Sepinwall, journaliste pour le site Hitfix.
« Les rêves que l’on fait dans les espaces clos sont contagieux. »
Ce sésame, quand il se révèle à nous dans la Partie des Crimes du 2666 de Roberto Bolano est, se dit-on, capable de caresser un peu de la Vérité.
Faire l’expérience d’un territoire dorénavant clos et envisager l’idée que tous nos rêves sont d’ordre collectif, que ceux-ci se déroulent toujours tous, ‘ensemble’, que leur somme n’en forme qu’un et que nous sommes tous, absolument tous envenimés par une rumeur commune qui transcende notre sommeil et infiltre notre réalité, voilà, dans la multitude des sensations confectionnées par Damon Lindelof, peut-être aussi ce que c’est que de regarder The Leftovers.
Avec Meg, interprété par Liv Tyler, devenue chef de section peu doctrinaire des Guily Remnants, proclamée méchante dès le troisième épisode, cette vérité est brandie comme une grenade (on ne peut pas figurer le Départ sans être terriblement présent).
Le Grand Rêve, le rêve global, celui qui nous fait vivre là où c’est impossible d’exister, ne peut être restitué à la réalité (ou bien alors est-ce la réalité qui ne peut être restitué au rêve), il doit donc être exaspéré jusqu’à la rupture.
Il faut braquer, fracturer Jarden, lui retourner le cœur comme un cadavre se retourne dans sa tombe.
Ooh White, White
Ooh White, White
Ooh White, White
(Ooh White Lines) Vision dreams of passion
(Blowin’ through my mind) and all the while I think of you
(High price) a very strange reaction
(For us to unwind) the more I see, the more I do
(Something like a phenomenon) Baby!
(Tellin your body to come along, but white lines blow away)
(Blow! Rock it! Blow!)
C’est chanté, c’est montré dès le début de l’épisode et c’est, bien évidemment, répété là : Meg n’est pas blanche Guilty Remnants : Meg est blanche cocaïne. Ce n’est pas du tabac. C’est même tout à fait autre chose. Avec elle, rien de ces allures épaisses et passives, de ces manières nonchalantes, de ces looks de concierges du ciel en pose clope des remnants ne persiste.
Dans l’épisode 9 ça n’a jamais été aussi saisissant. Lorsque Meg retrouve Tom Garvey, à peine assise, c’est déjà comme une apnée périlleuse dans une onde laiteuse ; la peau nacre et coquillage, lagune des lèvres et coraux des yeux et le rire qui déferle et anime le tout, le cœur flanche, c’est l’amour jusqu’à la noyade. Alors, les esprits revenus, la question s’impose : avait-on déjà vu Liv Tyler auparavant ? Je veux dire véritablement vu ?… c’est-à-dire dans toute la manière sidérale de sa beauté ? Là, hilare, sans maquillage, une voix de speakrine de comptines adultes, elle parvient à articuler le mouvement de ce quelqu’un, décrit par José Lezama Lima, qui traverse le centre, et devant lequel le spectateur étouffe ses applaudissements.
Repeat - on revoit la séquence, tout l’agencement et les subtiles modulations du visage de Liv Tyler, toute la miraculeuse photosynthèse à chaque fois comme si c’était la première :
Tom : What?
Meg : The town is Jarden. Miracle is the national park that surrounds and protects it from those who would corrupt its exceptional properties. I just so happen to be headed there myself.
1 : par petites secousses le rire cherche l’air, il se ménage un passage dans la gorge.
2 : il atteint les lèvres qu’il ravit, son acidité fait plisser les yeux.
3 : il fait se soulever le visage – qui n’y croit pas - au ciel, les mains qui prient.
4 : les mains s’ouvrent pour recueillir le visage qui trouve le ciel trop risible.
5 : le visage sort des mains tout ébouriffé, électrique – joaillerie des dents.
6 : le sourire se configure sur le visage comme le motif dans le tapis.
On est paralysé mais on tremble quand même d’effroi. On ne devrait pourtant pas être si atteint tant, dans l’épisode n°3, la scène qui l’instaure méchante de la série ne nous est pas passé inaperçu. Mais ce retour inaugural, érotique et démonique, ne traverse pas le centre en notre direction. La robe estivale qu’elle retrousse, comme le Zippo qu’elle allume sont autant de de gestes, de détails et d’attitudes, qui accusent trop d’évidence ; c’est l’arsenal du désir et son cortège morbide : que du bon, mais rien de beau. On la trouve mauvaise mais pas maléfique. On est troublé mais encore loin d’être bouleversé. De l’attraction et la répulsion, ici, dans ces ténèbres, jusqu’au sang, aucun ne l’emporte.
Dans l’épisode n°9 Liv Tyler traverse le centre parce qu’elle rit, parce qu’elle rayonne de rire (elle ne grince ni explose de rire comme le joker). Le spectateur est terrifié, vraiment, cette fois ci, incendié, non pas seulement parce que le rire de Meg manifeste de façon très subtile sa monstruosité, mais aussi parce que, à l’instar de Tom, il n’éveille pas chez lui le désir mais l’amour, l’amour comme une maladie – « Celui qui ne croit pas au diable devrait regarder de près une méchante femme. » enseigne le Maître Strindberg à son disciple dans Un Livre Bleu. Ce n’est pas son rire qui est diabolique, c’est l’effet qu’il produit chez l’autre qu’il l’est.
C’est à la faveur de l’expression de leur humanité la plus franche qu’on mesure toute l’inhumanité des agents du mal, toute leur folie, toute leur monstrueuse folie.
On le répète : elle est blanche cocaïne.
Il y a, comme dans le nuclear football, contenu dans son rire et dans le sourire qui le suspend, la possibilité de l’anéantissement du monde – plan, méthode et matériel.
En 1868, à Rome, le peintre Henri Regnault commence le portrait de la fiancée de l’un de ses amis, la belle Maria Latini. Paysanne italienne ? Femme africaine ? Regnault, indécis, se tâte. Quel personnage invoquer pour intituler ce sourire accompli et irréprochable, ce sourire plein de venin d’amour ? Regnault sait que ces commissures hissées peuvent anéantir des mondes, il lui faut un nom à leur hauteur. Il agrandit sa toile et poursuit la peinture de la figure de plein pied, au-delà du buste. Une idée, géniale, tant elle n’a, en apparence, rien à voir avec son modèle, s’impose à son esprit. Il suffira d’un costume pour Maria et de quelques accessoires : ça sera Salomé ; ou plutôt : Maria Latini déguisée en Salomé (Regnault ne retouche ni la pose, ni le visage). Après la danse, à peine érotisée, juste belle, pleine, ses joues encore roses d’une excitation particulière, chaleureuse, évidente, facile ; bienveillante en somme.
La femme fatale, la vraie, comme le montre Regnault, n’est pas une mante. Elle se moque bien des mascaras, des lingeries et des jambes croisées, des moues mystérieuses et des attitudes équivoques. Et elle ne porte rien de noir, sa peinture de guerre est vierge.
Le blanc, sur Meg, comme l’or sur Salomé, transcende le concept. C’est la vacuité du mal non plus comme une béance, mais comme un relief. Le mal, ainsi, quand il rit, quand il inonde de vie et d’autant plus redoutable : il ne séduit plus, il convainc ; il n’absorbe pas, il envahit. Avec de telles solennités ce n’est plus la pulsion de mort qui est considérée, mais le don de la vie.
Pour parvenir à tout cela Meg ne sollicite aucune magie noire, et sa magie blanche en a juste l’apparence. Ce qu’elle sollicite est bien plus terrible encore : comme la Salomé de Regnault, c’est le négatif même de la magie noir. Et peut-être même alors, à cet instant, le négatif du grand rêve collectif, l’anti Jarden : la réalité même.
Et ça c’est un véritable miracle.
Mais que dit-il ?
“We must have died alone, A long long time ago“
Elle est si persuasive que ça paraît maintenant probable.
Liv Tyler is the girl who sold the world.
PACÔME THIELLEMENT | É P I S O D E 1 0 ― I L I V E H E R E N O W
Tu n’es pas capable de comprendre The Leftovers. Pas pour l’instant. Tu n’es pas capable de te l’expliquer. Tu vois et tu revois à nouveau. Il y a une multitude d’instants où tu exploses en sanglots – sans que tu ne comprennes pourquoi. A la fin de presque chaque épisode tu pleures sans pouvoir t’arrêter. Rarement une série n’a eu autant d’importance pour toi. Il y a eu Twin Peaks il y a 26 ans ; il y a eu Lost il y a 10 ans. Et tu as l’impression que The Leftovers va encore plus loin, mais tu ne sais pas pourquoi. Tu es sûr que tout ça veut dire quelque chose de très important mais tu n’es pas capable de dire quoi. L’anamnèse tarde à venir, et tu es plongé dans l’angoisse d’un message qui t’est adressé dans une langue que tu es incapable de traduire. Et pourtant…
Et pourtant Damon Lindelof ne cesse de te dire que, tout ce que tu as besoin de savoir est déjà en face de toi. Tout ce que tu as besoin de savoir, tu le sais déjà. Il le dit par l’intermédiaire de ses personnages. Patti le dit à Kevin à la fin du 8e épisode de la 1ère saison, au moment de mourir. Et Evangeline l’écrit à Erika dans le dernier épisode de la 2e : You understand. Tu comprends. Peut-être que tout est déjà là, mais que tu ne le vois pas parce que tu désires de toutes forces voir autre chose. Comme dans ce premier épisode de la 2e saison où on ne cesse de te montrer que Evangeline est en train d’organiser sa propre disparition mais où tu ne veux pas le voir, et tu continues de croire qu’un deuxième « Sudden Departure » a eu lieu. Tu n’es pas le seul à croire ça. Kevin le croit. Michael le croit. Même le fantôme de Patti le croit (signe que ce n’est pas un vrai fantôme, ou alors que les fantômes sont aussi perdus que nous). Et pourtant : tout était là. Il y avait même cette séquence de télévision qui informait de la fraude d’un des acteurs du sit-com « Perfect Strangers » au cas où tu ne sois pas capable de voir ce qui était tout simplement sous tes yeux. Et pourtant, et pourtant…
Dans Lost, il y avait l’île – et tout pouvait être interprété à partir de l’île. L’île comme centre initiatique principal et comme symbole – le lieu du dépôt de la connaissance non-humaine d’où partent les lois de notre cycle de manifestation. Dans Lost, les personnages étaient des candidats au remplacement de Jacob, et toi, en tant que spectateur, tu pouvais lire ton destin à travers le leur. Comme eux tu étais perdu ; comme eux tu avais été choisi. Dans The Leftovers, les personnages sont tout aussi perdus que dans Lost, mais il n’y a pas d’île pour qu’ils se retrouvent et se réapproprient le potentiel dont le monde moderne les avait privé. Si, dans chacune des deux saisons, un lieu – Mapleton, Jarden – est traversé et détruit, à presque chaque instant, une interprétation possible de la série l’est aussi. La seule chose qui n’est pas détruite, c’est l’intuition que certains personnages savent. Mais lesquels ? Et quoi ?
Partout dans The Leftovers, il y a des vides, des failles, des brèches, des paroles manquantes et des signes que nous n’arrivons pas à interpréter. C’est comme si nous devions retrouver intégralement en nous le miroir par lequel les images devaient être lues et interprétées. Lost parlait de la façon dont le monde pourra recommencer. The Leftovers parle de la façon dont il finit et ce qu’il attend de nous pendant le temps de la fin. Il attend de nous que nous acceptions le fait de comprendre, au-delà de ce qu’il nous dit explicitement et surtout au-delà de ce que nous voulons comprendre. Nous devons devenir des spectateurs actifs, capables de lire à travers les signes ce que la série attend de nous. Nous devons dépasser notre tendance à nous auto-illusionner pour entendre vraiment la parole qui traverse l’espace tourbillonnant de la série et du monde. Peut-être que le temps de l’exégèse touche à sa fin, entrainant une nouvelle époque de prophétie. Peut-être que le temps de l’explication atteint son terme, ouvrant une nouvelle ère de poésie, de claire audience et de visions. Peut-être que, à notre tour, nous devons devenir voyants.
Pacôme adresse ses remerciements particuliers à Mathieu Dupré.








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