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UNE MARE D’EAUX CROUPIES

‘THE LEFTOVERS’ TRIBUTE 2|2


Mathieu Dupré


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John Murphy est un homme qui vit selon ses propres lois. Modèle du rationaliste intransigeant, il s'est donné pour mission de purger Jarden de tous ceux que lui et sa brigade de pompiers pyromanes considèrent indésirables (tous les menteurs, hypocrites et profiteurs du « faux miracle » de Miracle), se limitant généralement à un simple avertissement. Et même lorsqu'il incendie la maison du divinateur — accessoirement son ami d'enfance — Isaac (après l'avoir préalablement défenestré), John n'a aucun problème à rentrer chez lui et à s'endormir du sommeil du juste… Si la famille dépeinte dans ce pilote n'est pas soumise au même régime de normalité que les Garveys (Jarden n'est pas Mapleton), l'épisode pourrait très bien s'appeler The Murphies at their Best tant se succèdent, sous le vernis, les signes familiers de dérèglements.

 

Le lendemain soir (veille de la disparition de sa fille Evie), après avoir dîné seul devant la télévision et après avoir surpris une discussion animée entre sa femme Erika et Evie (en langue des signes, insaisissable pour lui), John se rend dans la cuisine et jette négligemment ses couverts dans l'évier : sa cuillère disparaît dans le trou du broyeur. Si l'idée d'y passer la main n'est rassurante pour personne, l'hésitation à aller récupérer l'ustensile que manifeste John — lui qui d'habitude ne lâche rien — trahie une peur d'un autre ordre, visiblement irrationnelle. Est-ce parce que lui revient subitement l'avertissement d'Isaac (c'est justement la main qui servît à la divination qu'il doit faire passer dans le broyeur) ? Ou est-ce sa vision de la dispute entre sa femme et sa fille qui, ayant fait son chemin en lui, s'est changée en un vague pressentiment ?

 

Parmi les multiples renvois de cette saison à la précédente, cette scène fait écho à l'épisode Penguin One, Us Zero, où le bagel de Kevin Garvey disparaissait mystérieusement du grille-pain (pour être retrouvé coincé à l'arrière de l'appareil à la fin de l'épisode). Ici, difficile à dire si la cuillère de John disparaît également ou si c'est seulement lui qui n'arrive pas à la ressortir (et c'est finalement son fils Michaël qui y parvient, avec une aisance qui laisse John stupéfait)… A la fois poncif de l'ordinaire routinier qui se détraque et illustration du « savoir lâcher prise », la scène du bagel évaporé rejouait surtout le motif de la Soudaine Disparition sur un mode mineur. La cuillère coincée dans l'évier serait-elle alors une sorte de teaser, adressé à John, de la future disparition d'Evie et de son futur refus de réintégrer sa famille ?

 

Mais à l'intérieur du réseau de références externes de cette saison, cette scène renvoie au film de Peter Weir La Dernière Vague (1977), lorsque les Burtons voient de l'eau s'écouler du haut de leur escalier, la baignoire à l'étage s'étant inexplicablement remplie jusqu'à déborder : David Burton se précipite pour retirer le bouchon et, à mesure que l'eau s'écoule en spirale, laisse flotter sa main au-dessus du trou pour sentir sa force d'aspiration. David Burton est un avocat de Sydney qui commence à expérimenter des visions et rêves apocalyptiques, phénomène qui le porte à l'unisson du continent australien tout entier, alors sous l'assaut de grêles et de pluies torrentielles inexplicables… Le trou de la baignoire, comme celui de l'évier — en fait, tout ce qui dans une habitation ouvre sur ces canalisations invisibles qui sillonnent le sous-sol de nos villes — fonctionnent comme une image vulgaire, tapie au sein de l'architecture du quotidien, d'une intuition universelle : autour de nous existent des fissures exposant un Autre Monde contiguë au nôtre, et par lesquelles ce dernier nous regarde en retour (dans l'épisode International Assassin, c'est justement à l'intérieur d'une baignoire que Kevin se réveillera de « l'Autre Côté »). Dans le film de Weir cet Autre Monde est le « Temps du Rêve », mais c'est aussi le monde des aborigènes tribaux, millénaire et toujours actif, enfoui sous les égouts de Sydney. De la même façon, dans The Leftovers, l'Autre Monde est celui des indigènes ayant jadis construit le puits de Jarden (un « conduit entre le Monde des Vivant et le Monde des Esprits » comme le dit la brochure de International Assassin), conscients de la particularité spirituelle du lieu - particularité que John Murphy refuse justement d'admettre. Mais c'est aussi celui de la communauté d'exclus cantonnée aux portes de Jarden, situation dont John se rend complice avec sa politique de la « tolérance zéro »…

 

Enfin, au sein du corpus lindelofien, cette scène est à rapprocher de celle de l'épisode Dead is Dead de la cinquième saison de Lost : quand Benjamin Linus, de retour sur l'Île après trois ans d'absence, s'en va dans la « chambre égyptienne » cachée derrière une pièce secrète de son bungalow (déjà entr'aperçues dans l'épisode de la saison 4 The Shape of Things to Come) et s'enfonce dans l'étroit tunnel qui la prolonge, jusqu'à une mare d'eau boueuse et stagnante. Là, il plonge sa main pour retirer ce qu'on pense être un bouchon, faisant disparaître l'eau par un trou au fond de la cavité qui contenait celle-ci : on comprenait que c'est de cette étrange façon que Ben invoquait le Monstre de Fumée - en l'occurrence pour provoquer son jugement (selon lui parce qu'il a violé les lois de l'Île, en vérité parce qu'il se sent responsable du meurtre de sa fille et qu'il désire être puni). L'incongruité mémorable de ce moyen d'invocation était toute entière contenue dans la tension entre le caractère banal du geste (similaire au débouchage d'un évier, donc) et ses conséquences « cosmiques » (bien que locales)… Dans ce pilote de la deuxième saison de The Leftovers, à mesure que John plonge sa main dans le broyeur, la mise en scène traduit clairement l'idée qu'un basculement est en train de s'opérer (la caméra pivote à 180° sur un axe horizontal) - neutralisant toute lecture prosaïque du geste. Hypothèse : et si John Murphy venait inconsciemment de contacter l'Autre Côté pour convoquer lui aussi son « jugement » ? Et s'il désirait secrètement être puni - donc libéré - du mensonge que constitue son « travail », son mariage avec Erika, sa relation avec Evie ? Et si derrière ce geste se cachait en fait un acte fatidique, à l'origine d'une chaîne d'événements aux conséquences fatales – tels ceux aboutissant à la chute de Jarden, axis mundi devenu Contre-Jérusalem ?

 

Cette idée — qu'un geste anodin et localisé puisse avoir des répercussions catastrophiques à l'échelle collective — n'est pas si absurde. Elle n'est que l'idée-miroir de celle qui traverse toute l’œuvre de Damon Lindelof et qui veut que certaines actions « sauvent le monde » (le « pressage du bouton » de Lost mais aussi, dans cette saison de The Leftovers, Jerry qui égorge régulièrement ses chèvres en public, Cecilia qui porte tous les jours la robe de mariée essayée le 14 octobre, certainement ce bonhomme roux qui exige qu'on lui brise une pagaie sur le dos en hurlant « Brian ! », et enfin Matt Jamison qui reproduit quotidiennement et dans le même ordre les événements tels qu'ils se sont déroulés le jour du réveil miraculeux de Mary…). Que certains actes puissent à leur tour « terminer le monde », c'est justement la conclusion à laquelle arrive Erika Murphy dans Lens, alors qu'elle confie à Nora son projet initial de quitter John ainsi que le vœu émis pour qu'Evie dispose des forces nécessaires à la traversée de cette épreuve (Erika enterra un oiseau moribond durant trois jours, délai au-delà duquel l'oiseau survécu contre toute attente, réalisant ainsi supposément son vœu). Pour elle c'est entendu : c'est son désir égoïste de quitter sa famille qui est responsable de la disparition de sa fille. Une thèse qui révolte Nora (elle-même secrètement sous la menace d'une responsabilité indirecte à la disparition d'Evie) : « Des choses terribles se produisent dans le monde. Et le seul réconfort qu'on puisse en retirer, c'est de se dire qu'on n'en a pas été la cause ». Une idée réconfortante mais entièrement contredite par la notion d'« interdépendance universelle » : « Si je tends la main, si je lève le bras, je modifie la gravitation universelle puisque je change, je déplace le centre de gravité de la terre et par conséquent je modifie la marche de l'univers jusqu'aux confins des galaxies […] Or le moindre sentiment, pour moi, la moindre émotion et la moindre pensée s'inscrivent aussi dans la trame indéfinie de l'univers » (Raymond Abellio, Approches de la Nouvelle Gnose).

 

Pour illustrer son propos Abellio se réfère plus loin à la Kabbale, selon laquelle quand le sage médite en vérité lui aussi « pousse le bouton » : « C'est l'étude de la Loi qui soutient le monde ». Selon la Kabbale, les lois de l'univers se révélèrent via un processus d'émanation décomposé en dix degrés - les dix sephiroths - attributs divins constituant l' « Arbre de Vie » et eux-même répartis en trois colonnes : celle de gauche est la Colonne de la Rigueur (parfois appelée « Jugement »), celle de droite la Colonne de la Miséricorde, et celle du milieu la Colonne de la Conscience, mélange tempéré de Rigueur et de Miséricorde (aussi appelée « Équilibre », car elle maintient l'édifice). Le symbolisme attaché à ces colonnes est très riche (et, chez certains commentateurs, sujet à réversibilité) : la Rigueur correspond à l'élément Eau et est dominée par le Patriarche Isaac (« la Sévérité », car c'est l'intransigeance d'Isaac qui lui permît de s'accorder au but divin), la Miséricorde correspond au Feu et est dominée par le Patriarche Abraham (« l'Amour » ou « l'Hospitalité », car la tente d'Abraham était toujours ouverte aux étrangers), la Conscience est dominée par le Patriarche Jacob (« la Compassion » ou « l’Équité », car en tant que fils d'Isaac et petit-fils d'Abraham Jacob est la synthèse dialectique des deux), etc.

 

En confrontant ces notions à l'hypothèse énoncée plus haut, on peut formuler les choses ainsi : les actes réalisés pour « sauver le monde » appartiennent à la Colonne de Droite (la Miséricorde) et ceux réalisés pour « terminer le monde » appartiennent à la Colonne de Gauche (le Jugement). Et en suivant le même principe, les rapports qu'entretiennent Lost et The Leftovers peuvent se résumer comme suit : si la première série disait à son spectateur « Il faut rebâtir le Temple » (l’Équilibre, Jacob), la deuxième serait celle qui lui dit « Il faut d'abord que s'effondrent les fausses chapelles et que soient identifiés les faux prophètes » (le Jugement, Isaac).

 

La Kabbale précise que lors des premiers pas vers l'émanation, les créations uniquement dominées par les forces de Jugement (« ces puissances qui limitent et restreignent l'univers ») furent avortées. Le Jugement est un des attributs divins : c'est lui qui permît d'atténuer la lumière issue de l'émanation afin que les sephiroth ne soient pas éblouies (à l'instar de la transfiguration de Moïse sur le Sinaï, quand il dû ensuite placer un voile devant lui pour s'adresser aux enfants d'Israël - où comment la parole divine doit se masquer pour être intelligible). Mais sans Miséricorde, il devient semblable à « un vase rempli jusqu'à ras bord [qui] déverse sur le sol le liquide superflu ». C'est ainsi que la trop grande sévérité des premiers mondes donna naissance au Sitra Ahra (« l'Autre Côté ») : le Domaine du Mal, ou « eaux croupies ».

 

Or, des restes de ces créations antérieures ont survécu et font encore irruption au sein du Monde actuel – à l'instar, dans le monde physique, des vestiges aborigènes souterrains de La Dernière Vague, de l'ancien puits de Jarden ou encore de la « chambre égyptienne » de Benjamin Linus. Ces résidus (les qlippoth, « écorces » en hébreux) correspondent précisément ce que devient le « voile » mentionné plus haut une fois retirée la lumière qu'il masquait, ce sont les multiples enceintes du Temple une fois évanouie la Présence Divine (la Shekinah). C'est ce qui demeure une fois définitivement disparu ce qui faisait encore sens — à l'instar d'un certain 14 octobre. Une journée qui a laissé dans son sillage des « survivants » piégés dans un monde qui persiste à rester un « monde d'avant » au lieu de se transmuer en un « monde d'après », piégés au sein des résidus (les « leftovers ») d'un monde devenu à son tour « antérieur ». Et tant que ces résidus n'auront pas été « recyclés », la Restauration finale devra attendre.

 

Il ne sert à rien de vouloir « sauver le monde » quand ce dernier ne le mérite plus, quand désirer cela nous rend complices de son « ordre du jour ». Lorsque le monde n'est plus comparable qu'à une mare d'eaux croupies, c'est à son Jugement qu'il faut en appeler. Sachant que pour tenir debout, le prochain Temple ne devra pas posséder celui-ci en excès - où il donnera naissance au Mal qui plus tard le fera s'écrouler. Jugement et Miséricorde devront mutuellement se soutenir, à l'instar de John Murphy (l'Homme du Feu) et Kevin Garvey (l'Homme de l’Eau) dans la scène finale de cette deuxième saison, déambulant dans les rues désertes et désormais irréelles de Jarden. « Et si jamais il n'y a personne à la maison ? » demande John, soudain inquiet. « Et bien dans ce cas tu viendras habiter chez moi » répond Kevin.

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