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TROIS VERSANTS DE JUDAS (2/2)

Chœur critique sur le Silence de Scorsese


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Steven Lambert : Tu disais, Frédéric, que c’était un film qui n’aurait pas pu être fait à New York, en studio. Qui, dans sa forme très inhabituelle pour Scorsese, ne pouvait lui être inspiré que par le Japon, un pays qui lui demandait de revoir de fond en comble sa manière de filmer…

 

Frédéric Chandelier : Oui, et que l’on touche vraiment du doigt dans l’exemple de la Nature dont nous parlions tout à l’heure, qui était rarissime jusqu’ici dans son cinéma. Comme les animaux. On avait un rat dans le plan final des Infiltrés. Ici, un lézard tout droit sorti d’un film d’Herzog se faufile sous la pluie le temps d’un insert. Une meute de chats peuple tout un village dévasté… Jusque là, Shutter Island était peut-être la seule exception à cette absence de préoccupation pour la Nature…

 

S.L : Shutter Island qui se déroule sur une île… comme Manhattan est une île… comme le Japon en est une ! A croire que l’insularité appelle aujourd’hui chez Scorsese à rejoindre quelque chose qui n’est plus individualiste (Belfort, Hughes) mais profondément subjectif.

 

F.C : Coïncidence étrange : la grotte où Garupe et Rodrigues trouvent refuge une fois débarqués au Japon m’a évoqué immédiatement celle de  Shutter Island, excepté qu’il y a deux portes de sorties et qu’elle ne nécessite pas de grimper une falaise pour l’atteindre.

 

A leur arrivée, en dehors de Kichijiro, leur guide, le premier autochtone qu’ils croisent est clairement assimilé à un spectre, dont on ne sait pendant un court laps de temps s’il est amical ou hostile. La familiarité du territoire pour les japonais se joue en un raccord, où pensant échapper à cet inconnu en rebroussant chemin, ils tombent nez à nez avec lui à l’autre bout, comme par magie. Pourquoi ? Simplement parce qu’il est chez lui !

 

S.L : On éprouve le même sentiment avec Liam Neeson, la première fois qu’on le revoit en kimono, sa grande silhouette massive et pourtant désincarnée marchant vers nous d’un pas lent, fantomatique. Acteur et personnage ensemble à contre-emploi, et qui n’apporteront aucune lumière à ce pauvre Rodrigues mais vont au contraire le précipiter un peu plus au fond de son trou. Ce masque japonais dessine soudain chez Neeson une grimace. Celle du « bonheur », dont il n’arrive précisément pas à dire le mot quand Rodrigues lui demande s’il est heureux de cette nouvelle vie – bien qu’il nous faille reconnaître qu’elle est la voix de la raison. Pour preuve ces deux phrases magnifiques : « Si le Christ avait été à ta place (devant les paysans suppliciés dans la « fosse ») il aurait agi, il aurait apostasié », et juste après, avant que Rodrigues ne se décide à piétiner l’fumi-e : « Tu t’apprêtes à accomplir l’acte d’amour le plus pénible qui soit. »

 

Warren Lambert : C’est le mindfuck de cette figure : il fallait l’apôtre du renoncement pour que Rodrigues comprenne que c’était au contraire un pas vers Dieu qu’il faisait en réalité… Si on le regarde visuellement, son apostat est comme un pas de danse, d’équilibriste, il commence sur un pied, comme un héron, et s’achève le corps retombé lourdement au sol, son bras droit entourant encore la plaque. A cette chute muette chorégraphiée au ralenti succède un autre ralenti de la main de l’interprète japonais, qui se lève pour ordonner la fin du calvaire des suppliciés, aussi stylisée et bouleversante que le pied de Rodrigues. Complémentaire.

 

S.L : Oui, il tombe autant « en renoncement » qu’en adoration. Pour la première fois où il est amené à l’extérieur de sa cage, c’est du reste pour sauver des hommes et des femmes qu’il ne connaît pas, qui sont anonymés par la méthode même de la torture de la « fosse », la tête placée sous une trappe, et qui ont déjà apostasié. C’est sur ce dernier cas qu’on le supplie de sortir de cette comparaison divine, et de se mettre enfin à hauteur d’homme, de marcher réellement avec eux…

 

W.L : Communier, à ce moment-là, c’est renoncer à leur côté…

 

F.C : Et renoncer, c’est aimer.

 

S.L : Cet interprète japonais, voilà encore une figure déguisée du traître. Il est celui qui, maîtrisant la langue, a l’avantage sur les autres, implicitant que la façon de coloniser le Japon est d’abord passée par la langue, par le fait que des japonais aient pu parler une autre langue que la leur, avec toutes les imperfections, les malentendus qui en découlent. A commencer par le mot kirishitan, pour christian.

 

W.L : Les quiproquos, oui, surtout ! La langue reste le lieu du quiproquo. Cette idée que la détestation nourrie à l’égard des occidentaux a été favorisée par les quiproquos. On pourrait dire : ce qui les dépasse, au-delà de Dieu, c’est le quiproquo de Dieu. On revient à l’anecdote du « son of God » devenu « sun of God ». Le film dans son entier traduit bien, d’ailleurs, cette confusion de la langue : tous parlant anglais, l’anglais étant censé valoir soit pour le portugais, soit parfois, mais c’est flou, pour le japonais, sans indication pour le spectateur des changements de langues. On est loin d’un John MacTiernan dans A la poursuite d’Octobre Rouge ou Le 13ème guerrier, qui, au moyen d’une séquence, nous montrait le glissement entre la langue russe et américaine, ou entre l’arabe et le viking. Pour Silence, j’ai mis très longtemps à comprendre les équivalences qui s’y trouvaient.

 

S.L : Il y a une scène, à la rigueur, qui pourrait donner la clé de ce choix-là : celle où l’Inquisiteur demande à Rodrigues s’il a compris ce qu’il venait de dire en japonais, traduit seulement pour nous, spectateurs, et à qui Garfield répond : « J’ai vu vos yeux. » Et quand l’Inquisiteur demande en retour ce qu’il y a vu, Rodrigues reste silencieux. On lit juste un petit sourire narquois. Quelque chose qui tient de la provocation.

 

W.L : On en revient à la communion et au masque. A ce que même un visage aussi lisse est capable malgré tout de faire passer. Scorsese a d’ailleurs pris soin de choisir un comédien pour Inoue-Sama qui insuffle déjà beaucoup d’ironie dans ce personnage : une diction particulière, avec son cheveu sur la langue, ses intonations précieuses, perverses, grotesques ou parfois terrifiantes. Ça crève admirablement l’écran lorsque l’Inquisiteur, à un pic de Rodrigues, expire de dépit si lentement et exagérément qu’il donne l’impression que tout son corps se dégonfle. Que la parole, le souffle, vide son corps… Belfort le faisait aussi avant de prendre la parole face à son auditoire dans la dernière séquence du Loup de Wall Street.

 

F.C : Dans cette scène, il y a deux jeux d’acteur qui s’affrontent. Deux rapports de force. Deux civilisations. Chez Scorsese, la mort s’est accoutumée à surgir plutôt au coin d’une rue, sur le toit d’un building, dans le caniveau, bref là où tu ne l’attends pas, tandis qu’ici, au Japon, il démontre que c’est une représentation permanente. Je repense au Golgotha des trois paysans au bord de l’eau, qui embrasse à cent pour cent cette théâtralité : on prépare les symboles de l’Occident chrétien mais qu’on laisse se faire submerger par les eaux, dans un lent face à face. Il y a là une vraie mise à distance de son cinéma au moyen de l’élément aquatique, encore une fois.

 

S.L : C’est le pendant de La Dernière Tentation du Christ, où tu as le désert, la poussière, le sable, et dans Silence, tu as l'océan, les rivières, la brume et la boue.

 

W.L : Leur point commun, ce qui intéresse Scorsese dans ces Golgotha, c’est l’instant de la mort où les corps s’abandonnent enfin. C’est le dernier plan de La Dernière Tentation du Christ, où la pellicule vient à manquer au moment fatidique de la mort de Christ, parce qu'elle ne peut s’approcher aussi impudemment de cet instant. Le premier à partir au Golgotha dans Silence le fait sur le mot « Paraiso ». Contradiction la plus vivante de ce corps aseptisé, froid, rigide, beau parleur de l’Inquisiteur qui se dégonfle et que nous évoquions à l’instant.

 

F.C : Une fois que l’on revient aux objets du folklore chrétien, quand le père Ferreira et le père Rodrigues sont chargés de trier ce qui est chrétien de ce qui ne l’est pas, tout à coup ils inventorient l’apparat de la civilisation d’où vient cette religion, alors que le film était parvenu à te le faire oublier : par les lambeaux, les reliques bricolées passées de main en main. Et c’est là que Scorsese reste au fond extrêmement critique sur tout le décorum de la religion catholique.

 

S.L : Ça se sent par ce doute qui plane au moment de leur inventaire, de la possibilité tacite qu’ils auraient d’en laisser passer quelques uns. Hypothèse bien vite désamorcée puisque le personnage a complètement dépassé le symbole. Il n’en a plus besoin. Il peut être pleinement le Judas de sa propre religion. Il importe peu que les symboles n’arrivent pas jusqu’au Japon, lui y est. Et ce que Kichijiro lui rappellera : qu’il est effectivement le dernier prêtre de l’île.

 

F.C : A se demander si le personnage de Rodrigues n’a pas pris de la distance sur l’endroit d’où il vient plutôt que sur celui où il vit désormais, matérialisé par cette rigidité des corps, ce dressage physique, alors que tout ce dont ils se sont dépouillés les avait jusque là anéantis physiquement. Comme si les redresser correspondait à un nouveau rapport à leur foi. Qu’il fallait maintenant tenir cette droiture pour ne pas plier sur leur croyance, même si ce n’est pas celle qu’ils étaient venus apporter à ce pays.

 

S.L : Aboutissant à ce nouveau paradoxe : renoncer, c’est résister ! Un oxymore avec lequel Scorsese joue à plusieurs reprises lorsque les confessions, les baptêmes, les bénédictions semblent se multiplier à un rythme d’enfer, où la gloire de leur mission semble repartir, battre son plein, et qui se brise systématiquement à la scène d’après. Le summum étant atteint lorsque Liam Neeson répond à un Rodrigues idéalisant un Japon qu’il n’a pas connu, et qu’il voit comme l’Eldorado du catholicisme, qu’il n’y a jamais eu 300 000 chrétiens sur l’île, déjà du temps de Ferreira.

 

F.C : Il est très intéressant ce passage parce qu’il permet le dialogue de deux points de vue sur le seul axe du temps. Or, ce sentiment même erroné de quête, c’est ce qu’il n’y avait plus chez les personnages américains de Scorsese – Belfort et Hughes étant sans doute les exemples les plus jusqu’au-boutistes. Ils étaient ceux qui pouvaient difficilement aller plus haut, plus loin que là où leur folie des grandeurs les avait amenés. Avec Silence, L’élévation remplace l’ascension. C’est peut-être la première fois, en sortant qui plus est de son cadre américano-américain, que Scorsese met en scène quelqu’un qui réussit. Même dans Les Infiltrés, alors que le personnage de Di Caprio arrivait à ses fins, il finissait flingué comme un vulgaire dealer dans un ascenseur.

 

W.L : C’est le contrepoint total à sa position sur l’immigré de ses précédents films, qui était le point de départ de la quête du héros. Ici, il fait réellement de son déracinement l’accomplissement positif de sa vie. Une chose en tout cas optimiste.

 

S.L : C’est vrai que Gangs of New York montrait un homme qui revenait dans son pays, y émigrait une seconde fois, et qui n’ayant rien appris des erreurs de son père voudra refaire les mêmes guerres que lui. Or il n’y a pas cette leçon dans Silence, bien que Liam Neeson joue à nouveau cette même figure paternelle. Et tu parlais d’ascension, tu as raison. Moi, je vois vraiment le film à la façon d’une mystique à la Simone Weil !

 

F.C : Parce qu’on sent que les films plus historiques ou frontalement religieux de Scorsese lui permettent, je crois, de sortir de la circularité de son cinéma : l’obsession, la spirale, le toc…

 

W.L : Ou alors Dieu comme toc !

 

F.C : L’ascension lui aura permis de mettre en lévitation ses tendances à tourner en rond, où il a si souvent aimé se perdre. Le phobique Hughes qui peinait à tendre la main vers la poignée de porte d’un chiotte dans Aviator est devenu le centre de tout un film, de celui-ci.

 

S.L : Sur cette question de la circularité, du concentrique, on remarque que Silence est rempli de moments où Rodrigues ne cesse d’accoster, comme s’il y avait à chaque amarrage une nouvelle île dans l’île, un nouveau pays dans le pays, avec les villageois qui s’agrippent à sa barque comme les morts-vivants d’un Styx de plus en plus infernal.

 

F.C : Parenthèse : ce côté gigogne de la géographie, tu le retrouvais avec le phare dans Shutter Island – la dernière épreuve de Teddy – qui était également une île dans l’île. Sans oublier que les pensionnaires de l’asile ressemblaient eux aussi à des morts-vivants !

 

S.L : On pourrait dire que Rodrigues, grosso modo, c’est tout du long quelqu’un qui se croit au Paradis alors qu’il est en Enfer.

 

W.L : Et cet état d’esprit bascule pour de bon après l’identification à la peinture du Greco à la rivière, où par un morphing et démorphing alternés son visage se superpose à celui du Christ, le faisant éclater de rire, plongeant son visage pour rejoindre cet autre visage en s’ébrouant au-dessus comme un chien fou.

 

F.C : Ce narcissisme, au sens propre, renvoie explicitement à l’image démiurgique et divine que les autres personnages de Scorsese avant lui ont toujours fantasmé d’eux-mêmes.

 

S.L : Mais ici tout ça se désamorce par son rire, l’air de dire : « Vous avez cru que je vous refaisais la Passion ? Perdu! ». Que le moment de la possible identification suprême soit le moment de la dérision suprême le dit très clairement. On penserait qu’à un stade d’affaiblissement encore jamais atteint, cette identification lui amènerait une lumière, à ce personnage, eh bien non, elle amènera au contraire une plongée encore plus vertigineuse dans la folie. La tentation chez Scorsese est décidément toujours une fausse piste, détruite ici par le rire, et plus tard face à Neeson par les larmes.

 

F.C : C’est drôle car c’est le revenant de Gangs of New-York, Liam Neeson, qui lui demande de se taire. Teddy Daniel avait eu droit à la même consigne aussitôt débarqué, et que lui donnait une vieille dame spectrale en posant le doigt sur ses lèvres. Pareil pour le père Ferreira, le silence c’est la règle. Renonce au langage du prêche, semble-t-il lui dire, adopte la voix de l’autre, et garde ce silence qui est ta foi et ton salut. C’est ce qui rend d’autant plus beau cette absence d’ironie, qui arrive, il faut bien le dire, même 28 ans après, au bon moment, à l’heure où la religion est trop inextricablement mêlée au social et à la politique qui se la sont accaparés.

 

S.L : C’est un film qui fait preuve d’une vraie fidélité à son sujet. Tout le contraire d’un film prosélyte. Il montre combien ce n’est pas simple d’être croyant, que la foi se construit aussi sur la fange.

 

W.L : Oui, le contraire d’un film tiède. Dieu vomit les tièdes, de toute façon. Et Scorsese aussi. Si c’est à ce point un grand film d’Amour, c’est d’abord parce qu’il est filmé à hauteur de foi.

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