TROIS VERSANTS DE JUDAS (1/2)
- lefeusacreeditions
- 16 janv. 2024
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Chœur critique sur le Silence de Scorsese

Nous ne venons pas de nulle part. Les films nous prêtent leur mémoire, en échange de quoi nous leur prêtons nos yeux. La discussion qui va suivre a été improvisée à chaud et enregistrée sur un petit magnétophone à cassettes le 11 février 2017 à Montreuil, à la sortie du visionnage enthousiaste de “Silence” de Martin Scorsese. Publiée initialement sur la revue en ligne Sédition, elle devait y amorcer une nouvelle forme de critique : orale, plurielle, impromptue… mais sera finalement restée un prototype. Le Feu Sacré a tenu à la ressusciter du tombeau.
Steven Lambert : Moi qui ai découvert La Dernière Tentation du Christ il y a seulement quelques semaines, j’étais assez étonné de retrouver de troublantes correspondances : un personnage dont le périple est analogue à celui du Christ, et qui est également une histoire sur le renoncement, excepté que dans l’un, c’est par un rêve qu’on le lui offre, et ici par le biais d’une terre étrangère. Silence n’est plus un film sur des visions, sur un homme qui a des visions, mais qui vit à présent parmi elles. Elles ne concernent plus la position d’un individu par rapport à son Dieu, mais par rapport aux hommes. Ou pour le dire autrement : l’onirisme dans Silence est du côté de la Nature. Ce sont les premiers plans, après la cacophonie crescendo d’une jungle en son seul en guise de générique, dans lesquels parmi les fumées des volcans où l’on s’adonne à la torture on comprend tout de suite que nous sommes en Enfer, les « Enfers » même, selon le nom donné à ce mont par les habitants eux-mêmes. Un doublé, avec le début de Shutter Island et son cargo qui accostait sur l’île depuis la brume.
Warren Lambert : Ce renoncement qui, à l’instar de nombreux films de Scorsese, était présent à la fin de Shutter Island lorsque DiCaprio acceptait non seulement de s’être perdu, d’être incapable de réellement guérir, et pour finir d’être emmené à la salle où il s’apprête à subir une lobotomie. Le tout exprimé au moyen d’une seule réplique très ambiguë, comme un verset ésotérique à elle seule : « Qu’est ce qui serait le pire – vivre comme un monstre ou mourir comme un homme bien ? »
Frédéric Chandelier : Je m’étais rendu compte de ce nœud-là en travaillant sur Aviator, à savoir que, de plus en plus, les contradictions que pose Scorsese chez ses personnages amènent à cette perte de la raison ; le fait qu’ils se confondent avec ce en quoi ils croient, et qui est dans un même élan ce à quoi ils doivent en effet renoncer. Ce nœud se traduit formellement au moyen d’un élément ou d’un environnement liquide, aqueux, moite. En insistant qu’à la croisée de ces questions demeurera avant tout celle de la chair, et sur laquelle Scorsese n’a jamais triché : un sacrifice de la chair doit être un sacrifice de la chair. Cette orientation très nette de son cinéma depuis les années 2000, je dirais qu’il l’exprime en revanche narrativement par la filiation, le lignage.
Ce tiraillement est un vieux rêve qu’il avait essayé précédemment d’aborder de front avec A tombeau ouvert – mais présent, on le sait, au fond, depuis Taxi Driver – et auquel DiCaprio a apporté un nouveau souffle, ne serait-ce qu’avec l’importance de la genèse, de l’enfance d’Howard Hughes, puis le fait d’être ensuite jeune père dans Shutter Island, etc. Il y a à chaque fois l’idée que la folie a partie liée à la salvation et inversement, que toutes deux prennent souvent racine dans une duplicité, dans ce moment où un homme éprouve une difficulté existentielle vis-à-vis de son reflet (Shutter Island et sa fiction curative ; Les Infiltrés et son binôme siamois flic/mafieux ; ou Aviator et les névroses annihilantes du milliardaire). C’est pour cette raison que je trouvais au départ dommage que les personnages d'Andrew Garfield et Adam Driver finissent à ce point séparés. Mais ce qui, à l’arrivée, a une grande force lorsque Driver refait surface, puisque ce sont aussi deux rapports au Japon que l’on sent très différents pour chacun, qui auront été deux destins absolument distincts dans le pays.
S.L : Et qui reste cohérent avec le dépouillement auquel le père Rodrigues va devoir consentir, de son chapelet jusqu’à son nom, avec comme seule relique, comme seul souvenir, cette minuscule croix en bois qu’un paysan japonais a confectionnée et dont il lui fera cadeau, cachée au creux de ses mains dans son cercueil dans le dernier plan du film. C’est un personnage qui donne tout, et à qui l’on prend tout. Mais où, à force de tout lui prendre, on lui aura finalement redonné quelque chose.
F.C : C’est un personnage qui finit par comprendre comment arriver à s’adapter à l’hostilité qu’il sent partout autour de lui, sans pour cela renier ses principes. Et s’il parvient à la fin à devenir un pur personnage scorsesien, joué qui plus est par un acteur novice dans l’univers du réalisateur, c’est vrai que tout du long on sent que rien n’est jamais joué d’avance pour lui. Qu’il doit, et sur les deux niveaux, celle de la fiction comme celle du film, à son tour, gagner ses gallons.
W.L : Je repensais à la comparaison que fait l’Inquisiteur au père Rodrigues en parlant du Japon comme d’une épouse stérile, pour métaphoriser, comme plus tard avec l’image du marécage, la futilité de leur mission. Il y a cette belle scène ou Kichijiro, le traître à répétition, sorte de Judas burlesque, revient le voir alors qu’il est installé – calfeutré serait plus exact – avec femme et enfant, et qu’il lui demande une dernière fois de le confesser. C’est tourné comme une scène d’infidélité, avec une amante qui, en lui dévoilant son amour, raviverait sa flamme – Rodrigues s’empressant d’ailleurs de fermer la porte pour ne pas risquer qu’on les entende. Cette manière d’érotiser la confession, de replacer le geste rituel banni dans un geste d’amour en approchant fébrilement la main vers le crâne de celui qui n’aura eu de cesse de le trahir puis de revenir, comme il se laisserait aller à une caresse interdite, c’est le pendant du piétinement apostasique, teinté de résignation et de ferveur, auquel s’est livré plus tôt le père Rodrigues. Ce n’est pas pour rien que si elle est l’ultime demande de confession formulée par Kichijiro, elle est surtout la seconde et dernière fois après l’apostasie du prêtre où l’on réentendra la voix du Christ s’adresser à lui.
S.L : Ce rapport aux images qu’on piétine pour abjurer sa foi, les intérieurs, les cages successives de Rodrigues, tout cela pose le parti pris du film face à la souffrance, au martyre, et qui est bien entendu similaire à la position d’un spectateur. Silence raconte l’histoire d’un homme qui regarde des images violentes, insoutenables, injustes, et qui, malgré tout, miraculeusement, arrive à conserver et maintenir une forme d’amour en lui. Cela va de paire avec le renoncement dont on parlait, déjà présent dans La Dernière tentation du Christ, et qui fait ici l’objet d’un renversement positif. Tout comme Kichijiro et sa demande de confession qui sera soudain une piqûre de rappel bienveillante de sa foi enfouie, venu d’un personnage un peu ingrat à nos yeux comme aux siens, c’est Judas dans La Dernière tentation du Christ qui dans le rêve de la fin de vie paisible du Christ, retiré loin de la douleur des hommes, le sommera d’accepter son sacrifice. C’est le même geste : la énième trahison à répétition de Kichijiro sera paradoxalement, cette fois-ci, ce qui maintiendra en éveil la foi du prêtre.
F.C : Gangs of New-York avait à l’époque posé une ligne claire sur la façon de voir cette figure de Judas. Celui qui trahira Amsterdam (DiCaprio), son ami d’enfance, qui avouera au Boucher qu’Amsterdam est le fils du Prêtre (joué par Liam Neeson), finira crucifié à même un grillage sur une place publique, agonisant aux yeux de tous, posé là par ceux à qui il a fourni les renseignements, et qui lui feront payer plus durement que les autres de leur avoir vendu son meilleur ami, d’avoir trahi son camp.
W.L : Borges a écrit que le vrai Christ est davantage à chercher dans Judas. Ici Kichijiro, c’est un ivrogne, un pouilleux, moins qu’un « démon » dira Rodrigues, un moins que rien juste bon à demander pardon, et pourtant ce sera son ami le plus fidèle. Ce running gag de la confession, c’est en même temps un pacte qu’ils établissent secrètement. Tant que Rodrigues lui accordera la confession, sa foi ne faiblira pas.
Cette fragilité-là, tu la ressens directement, je trouve, dans l’aspect physique, vestimentaire des personnages, qui alterne entre loqueteux et apprêté, qui leur fait par intermittence retrouver une certaine dignité pour les rejeter le plan d’après dans la fange.
S.L : Parce que c’est un miroir qui épouse l’état de leur foi ! Quand il sont à leur meilleur ils resplendissent, et lorsqu’ils butent à nouveau, stagnent ou rechutent, leur mise redevient bourbeuse, leurs cheveux défaits, leurs visages davantage creusés et sales. Ce rythme binaire épouse le film en entier, y compris dans les différentes prisons à ciel ouvert dans lesquelles on enferme Rodrigues, et qui le retiennent moins qu’elles le protègent, en définitive. Il est un privilégié, soumis à aucune torture sinon celle de regarder. La grande force dont il fait preuve, c’est qu’en dépit du spectacle horrible auquel il assiste, il n’y a de tout le film aucun sentiment de vengeance pour les bourreaux qui sourd en lui, aucun instant où la haine prendrait le dessus.
W.L : C’est cette idée de l’endurance. Ne pas détourner le regard. La violence qu’il voit doit uniquement lui servir à se faire violence. Liam Neeson le lui dit à la fin, avant qu’il n’apostasie : « Allez-y, priez ! Priez, mais les yeux ouverts. »
Cette endurance se sent également dans la longueur de la crucifixion au bord de l’océan, où le dernier des trois paysans met un jour de plus pour mourir que le Christ en mît pour ressusciter.
Liam Neeson, encore, lui révèlera au moment de leurs retrouvailles que la confusion du langage sur « son of God », que les convertis prirent pour le mot « sun of God», « Daïnichi », désignant à son ancien disciple le soleil, installa LE quiproquo métaphysique primordial entre les deux civilisations, puisque si le soleil se lève tous les jours, aux yeux des japonais le fils de Dieu en faisait alors autant. Pour nous déciller, Rodrigues et nous, il y a cette idée géniale, premier degré, de nous faire contempler le soleil en gros plan, l’astre qu’il est impossible, optiquement impossible de regarder en face.
C’est de la sorte que l’on nous pointera, l’air de rien, la place de la Nature dans la mystique orientale, et du côté de laquelle tous les partis pris sonores du film se placent (absence de musique, travail d’une richesse ahurissante sur le son, générique de début et de fin composés de chants de cigales).
Tu parlais de visions : la mort, ce sera ça ses visions au père Rodrigues ! (Le prêtre repensera d’ailleurs dans sa cellule au paysan décapité devant lui et au père Garupe noyé pour sauver une jeune paysanne ; ce sont elles les images qui le poursuivent, le tourmentent.) Égrainées comme un chapelet ou plutôt perlées goutte par goutte comme l’incision que l’Inquisition japonaise opère derrière l’oreille des suppliciés de la « fosse », pendus par les pieds, et dont le goutte à goutte du sang les empêche de perdre connaissance et de mourir trop rapidement… Cette incision, comme un stigmate déplacé du flanc droit à l’oreille, caché, distinctif, ce signe de ralliement qui est ce par quoi débute Gangs of New York : l’entaille sur la joue du père d’Amsterdam, qui en profite pour bien rappeler à son fils que le sang doit impérativement rester sur la lame.
S.L : C’est ça ! Dans Silence, il s’agit de ne pas reculer sur l’idée que cet Amour-là s’enracine dans un monde de souffrance…
F.C : D’où le côté cause/conséquence de la foi ! Ceux qui n’ont pas craché sur la croix meurent sur la croix dans la scène suivante. On leur fait vivre l’image de leur foi, en dehors presque d’un aspect punitif. C’est le choix qu’on leur laisse : « Si vous avez le courage de croire, vous devez aller jusqu’au bout. »
Et tu as raison de parler de privilège. Qui torture ? Les maîtres. Qui regarde ? Les maîtres. Il y a donc cette question de classe qui recouvre cette souffrance, dont le père Rodrigues est, quoi qu’on en dise, complètement exempt. Son renoncement, ou sa promesse, dont le silence sera celui d’un ancien dissident qui aurait capitulé, le rangera dans la frange des privilégiés, lui permettant plus tard, contre toute attente, de gravir l’échelle sociale.
S.L : C’est ce qui en fait, sur ces deux lectures, un film sur la pesanteur. On part de l’église au Portugal, du haut des marches que descendent les deux prêtres, appuyé par un plan en point de vue de Dieu, pour arriver dans le « marécage » nippon, selon les mots de l’Inquisiteur et de Ferreira, visible ensuite par la chute sur la plaque filmée au ralenti, puis enfin dans la scène qui suit l’apostasie, dans laquelle Rodrigues est surcadré par une fenêtre du dojo ouverte à l’étage dans laquelle s’inscrit son visage immobile, impassible, comme une icône morte. « Paul l’apostat ! », lui crient alors des enfants depuis la rue en contrebas.
F.C : Ce qui est beau à ce moment-là, comme à la fin quand la caméra traverse les flammes pour rentrer dans le cercueil, partie chercher la croix sculptée dans les mains d’un Rodrigues recroquevillé comme un bouddha, c’est que Scorsese joue sur les deux iconographies, les mêle, celle bouddhiste et l’autre chrétienne. Dans le plan final, on a ainsi la seule virtuosité réellement scorsesienne où la caméra traverse le feu, ce feu qui finit par éclairer le corps, avec la peau qui redevient translucide. Comme un fœtus.
Si l’on repense une minute à Aviator, son prologue fonctionne en symétrie avec l’épilogue de Silence, avec ce baptême du corps de l’enfant Hughes dans la baignoire, lavé par sa mère, ce baptême censé non pas le mettre au monde mais l’en préserver (« Quarantaine » lui fera-t-elle épeler comme un surnom), et ce second « baptême », au milieu du film, dans sa salle de projection, nu à nouveau, replié là encore comme en fœtus, avec défilant sur sa peau des images de crashs d’avions en flammes qui semblent raviver ses scarifications de grand brûlé.
Toute cette période depuis DiCaprio, bien qu’elle fasse écho dans certains thèmes aux films inoubliables de Scorsese qui seraient supposés être les pôles immuables de ses obsessions, est, à mon avis, vraiment à considérer telle une nouvelle genèse. A l’heure d’aujourd’hui, je le vois de la sorte, il pourrait y avoir quelque chose qui va de la baignoire d’Howard Hughes au cercueil du père Rodrigues.
W.L : Tu nous racontais à ce propos une anecdote assez dingue que j’ignorais, à savoir que les scènes coupées de Gangs of New York avaient été brûlées par les frères Weinstein, les producteurs, et que la version originale qu’elles constituaient, à jamais perdue, faisait environ cinq heures. On pourrait y voir encore un lien ?
F.C : Le feu dans Aviator est partout. Venant après ce film-genèse sur l’Amérique qu’est Gangs of New-York, et sur le trauma d’une version détruite par les flammes donc, j’imagine que oui… Autre exemple qui me revient en tête : après sa rupture avec Katherine Hepburn, tous les oripeaux du corps social de Hughes, ses costumes, ses chemises, sont déchirés puis jetés dans un grand feu purgeant. C’est l’inhumation de sa carcasse clinquante de milliardaire, de la même façon qu’il enlèverait des peaux mortes ! Même chose lorsqu’on le fait se raser pour son procès, après que sa barbe, ses cheveux et ses ongles aient poussé négligemment, il s’agira, à l’inverse, de lui réapprendre les gestes du social.
S.L : Il y a la même chose dans Silence, où la barbe du père Rodrigues est la dernière étape avant sa pleine intégration à la caste japonaise. Et, quelque part, on retrouve ça chez Scorsese lui-même, qui a longtemps porté la barbe avant de maintenant se présenter publiquement toujours fraîchement rasé !
F.C : Et tu sais que ça été pris très au sérieux déjà à l’époque, puisque je me souviens avoir lu quelque part qu’il avait fait de nombreuses unes de magazines… Et puis, il ne faut pas oublier que son premier court-métrage, The Big Shave, est intégralement sur un homme qui se rase, qui se rase jusqu’au sang. C’est son problème avec l’âge adulte derrière. L’histoire d’un homme qui, en voulant être plus glabre qu’un imberbe, en sur-lissant son visage, en arrivait au stigmate ! Il y a une idée qui se dessinerait là, qui ferait que dès qu’un homme se laisse pousser la barbe, pour Scorsese, il serait dans l’expérience, et que la sagesse qu’il apprend au bout se son chemin de croix l’amènerait à revenir à quelque chose de plus poupin, enfantin…
S.L : Lisse comme un masque…
F.C : Oui, parce que tous les personnages savent qu’ils mentiront mieux à visage découvert !
S.L : La duplicité tout à coup vue, a contrario, comme quelque chose de lisse, mais dont un feu crépite en silence à l’intérieur, bout sous la peau, continue de l’animer.
W.L : A vous écouter, je me faisais la réflexion que c’était certainement la raison pour laquelle Silence s’attarde davantage sur le derme des suppliciés, leur peau rougie, chauffée, brûlée, ou alors asséchée, gorgée d’eau. Rodrigues évoque en voix off le corps de Mukachi dont l’inhumation renvoie des fumées blanches tellement il est imbibé de flotte. Cette descente de croix marquante du corps de Mukachi, pietà nocturne d’une délicatesse folle dans sa mise en scène, par ailleurs symptomatique dans son traitement de la place particulière qu'occupe la violence dans Silence, à rebours total du style scorsesien habituel. C’est une violence qui, à chaque étape, est tout de même infligée avec un respect incroyable, à la japonaise, la rendant pour cette raison encore plus tragique. L’écœurement de Rodrigues face à elle participe à constituer notre propre épreuve face au film, notre écœurement s’imbriquant dans le sien, ou depuis le sien, et devant nous amener, comme il en a été pour lui, à penser autrement notre rapport à la foi.








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