top of page

SUR GÉRARD MANSET

Dernière mise à jour : 30 août

Fabien Thévenot


ree

Soyons honnêtes, le dernier disque de Gérard Manset — un double album contenant dix-huit de ses morceaux fétiches réinterprétés — donne surtout envie de réécouter ses vieux albums. J'ajouterais même que je suis surpris de voir un artiste aussi anachronique et si rétif au fond de l'air, s'embarquer dans une opération de modernisation / restauration de ses vieilles chansons. Chacun de ses titres me semble si profondément ancré dans son époque à tout point de vue qu'il m'est difficile de ne pas voir dans ces enregistrements des versions éminemment apocryphes.

 

Ce disque me laisse perplexe, c'est vrai, mais j'aime profondément Gérard Manset. D'un amour étrange. Sa musique m'est extrêmement intime, mais n'a cependant jamais cessé de m'inspirer une certaine réserve. Encore aujourd'hui, Manset, ses textes, ses interviews, ce qui émane de lui me parlent dans le creux de l'oreille, mais sa musique ne m'envoûte pas. Peut-être la veut-il comme ça, sa musique. Manset ne cherche à séduire personne, il cherche avant tout le consentement de son auditoire. C'est un homme libre qui s'adresse à d'autres hommes libres. C'est peut-être la raison pour laquelle les gens qui l'écoutent ont toujours l'impression de faire partie d'un club secret — confidentiel et informel bien qu’ultra-select. Les membres de ce club ne se réunissent jamais, chaque membre n'écoute les disques de Manset qu'une fois seul, loin des regards. Un peu comme on prie ou comme on exécute un rituel. Vis à vis de l'extérieur, notre amour pour Manset est irrationnel & incommunicable. C'est la raison pour laquelle Manset n'a pas de “public”, il n'a que des auditeurs qui partagent tous une relation exclusive et privilégiée avec lui.

 

J'aime profondément Manset mais je reste réticent à l'égard de la production de la quasi totalité de ses disques. C'est cette strate de son travail qui sur moi fonctionne comme un désenvoûtant actif, même au cœur de ses morceaux les plus magnétiques. Ces guitares flanger, ces chansons noyées de réverb’ m'ont toujours laissé penser que le caractère presque déplaisant des productions Manset était volontaire. Malgré tout, j'ai appris à aimer ses disques. Avec du temps et beaucoup d'acharnement, comme on apprend à aimer un ami cher mais pétri de défauts.

 

Ma première rencontre avec Manset eut lieu en 1989. J'avais 15 ans et comme tout adolescent partiellement constitué, je bouffais de la télé — et plus spécialement les clips de M6. Un matin maussade parmi tant d'autres, je tombe sur le morceau ‘Matrice’ entre deux tubes de rock fm et de pop MTV. 'Matrice’ et son clip lugubre, ascétique, qui ne ressemble à rien d'autre entendu jusque là, aussi bien en termes de son, d'esthétique que de durée (le morceau est très long, le clip aussi). Qui est ce Gérard Manset ? Inconnu au bataillon. Pourtant, il en impose, me rabat sèchement mon claque-merde. Je proteste, j'ai le plus grand mal à comprendre d'où sort cette douloureuse chanson, pas sympa pour un sou. Derrière le mouvement de repli, quelque chose travaille.

 

Renvoyez-nous pour notre bien — On n´en veut pas plus on demande rien — Que nager dans le grand liquide —  Comme un têtard aux yeux vides

 

Je suis encore trop gamin pour comprendre pleinement le sens existentiel et tragique de ces paroles, d'autant plus couplées avec ces images qui ne ressemblaient en rien aux clips colorés et rieurs qui se produisent à l'époque. Ces enfants coursés par des chiens, cet homme qu'on séquestre dans une quelconque république bananière, ce garçon dont on vole le cœur pour l'implanter, en vain, à un vieil homme qui rendra tout de même l'âme.

 

Mais Manset avait par dessus tout ce drôle de son — qu'il n'aura d'ailleurs que sur ce disque —, ni tout à fait rock, ni tout à fait varièt’, qui me semblait totalement hermétique, hors du monde. J'avais beau ne rien comprendre ni rien connaitre à la musique, j'avais l'intuition que la variété était une musique de diversion, une musique ne servant qu'à masquer la noirceur du monde, là où le rock me semblait plutôt du côté du réel, de la franchise, donc de la vanité.

L'univers de Manset m'arrivait alors comme le mauvais présage de ma vie d'homme à venir. C'était comme si un adulte, parmi tous ceux qui me mentaient quotidiennement — parents, professeurs, prêtres — était passé par le tube cathodique pour révéler enfin la vérité, pour me livrer un secret. Tu crois que ta tristesse d'enfance est la pire chose que tu vas connaitre dans ta vie, mais ce n'est rien comparé à la douleur d'être au monde.

La musique de Manset était dans sa forme très proche de la chanson française, mais tenait un discours rock, honnête, regardait droit dans les yeux l'homme et sa condition de créature inexorablement vouée à la mélancolie.

 

Les enfants du paradis — Ils sont venus sur terre — Sans rien demander — Comme une pluie d´hiver sur une ville inondée

Est-ce pour nous aider — A supporter la peur du noir

Le tremblement de nos mémoires — Le choc de nos mâchoires

 

'Matrice’ fût ma première expérience épiphanique. Elle eut lieu à la télévision. A partir de ce moment là, je cessa à peu près de la regarder. Comme si son rôle avait été rempli et qu'il me fallait désormais aller trouver ailleurs les autres signes à déchiffrer la vie | MATRICE


Philippe de Champaigne | La Vanité ou Allégorie de la vie humaine | 1646
Philippe de Champaigne | La Vanité ou Allégorie de la vie humaine | 1646

Commentaires


Les commentaires sur ce post ne sont plus acceptés. Contactez le propriétaire pour plus d'informations.
bottom of page