SETH ET ISIS RÉCONCILIÉS : VERS UN NOUVEAU CINÉMA FUNÉRAIRE
- lefeusacreeditions
- 13 mars 2014
- 10 min de lecture
L'Étrange couleur des larmes de ton corps,
de Hélène Cattet & Bruno Forzani
Aurélien Lemant

39. Il doit être possible de passer au travers de l'écran.
40. Cette possibilité dépend des femmes.
Laurent de Sutter, Théorie du trou*
Qu'est-ce qu'une maison ?
Alfred Hitchcock commence à répondre à la question dès la visite immobilière de sa bande annonce pour Psychose. Une maison, c'est une disposition de l'esprit, partant un dispositif, une série d'engrenages en mouvement à l'intérieur de laquelle circulent, plus ou moins librement mais selon des nécessités hiérarchisées, disons distribuées, des informations ; par exemple, la fonction changeante et réattribuable de chaque pièce, mais aussi les meubles, décorations et ustensiles, les occupants – qu'ils soient locataires, propriétaires, visiteurs (invités, voleurs ou policiers), personnel domestique… Une maison, c'est un polar – en pourchassant les étymologies, autant dire : une ville miniature. Un cosmos.
Une maison, c'est ainsi un monde en rotation sur lui-même, à la fois clos et séparé de son univers immédiat (par son architecture à l'évidence, murs et plafonds, cloisons isolantes, portes condamnées, volets, rideaux…) mais contradictoirement poreux et ouvrable sur l'espace extérieur (baies vitrées, fenêtres, cheminées, aérations, judas, passages secrets flirtant avec les sons et lumières qui fusent depuis l'autre côté), espace que cette maison contamine elle-même de ses propres productions. Une maison, c'est un réceptacle et un diffuseur. Une maison, c'est une installation multimédia.
Si l'on devait résumer un immeuble au plus petit dénominateur commun de cette contradiction initiale, on pourrait le synthétiser sous la forme d'une serrure. La serrure est précisément ce moment de la maison, mais encore de l'appartement, de la chambre, voire du placard, où se joue l'ambivalence ouverture/fermeture – où se déploient les idées d'un aller-retour permanent, d'un va-et-vient, et donc d’une accessibilité. Deux clefs en chiens de faïence peuvent s'y (ren)contrer. Une communication, c'est une (double) pénétration.
Si toute serrure est à double entrée, tout orifice est à double sens. Il recueille et produit – il fait maison à lui seul. D'où ressort-il que tout œil collé à une embouchure, non content de récupérer la collection hétéroclite d'informations exprimée via l'envers observé, s'estime regardable en retour. De fait, nous réagissons au cinéma comme si nous étions contemplés par ce qui nous est présenté, puisque nous en déterminons le sens, orientation et signification, et lui prêtons foi. Nous entretenons avec les images la même liaison qu'avec Dieu : nous nous sentons, à tort ou raison, légitimés par la possibilité de leur réalité, et mieux encore, par le potentiel de leur supposée volonté cachée. Et détournons cet attribut divin à notre propre compte. Que fais-tu, toi le public de cinématographe, face au quatrième mur effondré, celui du miroir sans tain qui te rend tes œillades ? Tu fais le mur, justement. Tu assignes à chaque séquence les limites de ton entendement. Tu fais Norman Bates scrutant la scène alternative (celle qui te transfigure sans que tu prennes part directement à l'action, action qui pourtant n'existe que parce que toi tu la justifies). Bates scrutant, non à travers un trou, mais derrière le tableau : un spectateur est toujours déjà en train de tenter de basculer de l'autre côté de la représentation.
Ils sont nombreux, les dieux d'en face, à avoir entrepris de franchir la barrière en sens inverse, pour se retrouver parmi nous, devant la toile. On pourrait affirmer deux choses à ce sujet : premièrement, que tout personnage est en permanence sa propre tentative de passer de notre côté – c'est entendu, des seconds couteaux aux premiers rôles, toute incarnation projetant son crédit sur nous est déjà à moitié assise à notre place. Deuxièmement et paradoxalement, que le personnage qui s'adresse à la caméra, et donc au public, accentuant sa conscience d'être au moment même où il prend connaissance de l'outre-écran (les spectateurs, l'environnement filmique), oblitère dans le même geste sa réalité via l'effet qui pourtant était censé renforcer sa présence. C'est pourquoi les acteurs qui nous parlent directement nous font re-rentrer dans nos cerveaux, et sortir du film au lieu de davantage nous y intégrer (mais cela est précisément ce que nombre de réalisateurs – Godard, Haneke – ont tenté d'accomplir : nous faire regagner notre propre monde). Parce que l'on souhaite toujours qu'un protagoniste de cinéma, quel qu'il soit, proroge et prolonge l'idée que son univers, à défaut d'être le seul, est le bon, afin de maintenir en vie notre désir d'y participer (opération délicate s'il en est, et si YHWH se manifestait par-delà le split-screen des nuages, si le Christ revenait pendant un bonus, nous n'y croirions sans doute pas, ne les verrions même plus).
Car nous avons besoin d'intercesseurs entre nous, public, et les manifestations ; c'est pourquoi nous avons toujours eu recours aux mages, devineresses, sectateurs, haruspices, machineries politiques et one man shows. Un homme doit se dresser devant la foule et contribuer à la grande fiction en lieu et place de chacun, pour que nous nous sentions happés à travers lui. Et c'est pourquoi l'interactivité de nos spectacles contemporains ne parvient pas encore tout-à-fait à nous entraîner dans autre chose que la sensation d'un sport collectif. C'est qu'il nous manque cet intercesseur sacré ou maudit : un film n'est pas une vie dont vous êtes le héros. C'est au contraire une démarche vers la dépossession.
Or donc, surgit L’Étrange couleur des larmes de ton corps.
Ce monstre, qui se veut film, se nourrit d'une impasse : plutôt que de nous offrir une éventuelle bascule des acteurs vers nous, les cinéastes ont décidé d'en filmer l'échec, renversant le paradoxe précédemment évoqué, rendant plus frappantes les trajectoires des créatures associées à cette impossibilité. Le spectateur ne croit aux vainqueurs qu'avec difficulté, mais figurons-nous une faillite, et nous comprenons nos propres erreurs en les reprochant aux défaillants. Ce film, qui se veut monstre, expose ces situations délirantes où, sans y parvenir, les actrices veulent toutes perforer la membrane de l'écran et avoir accès à notre version de l'histoire, quitte à franchir pour ce faire le corps du héros, cet obstacle, comme un drap qu'on dilacère : vêtements, étoffes, tapisseries, bâches en plastique, décors… sont crevés, et jusqu'à la chair fragile de cet homme désorienté dans cette maison de poupées grandeur nature, qui lui-même enfonce des verrous, abat des murs, s'auto-mutile, se battant religieusement comme un chevalier pour retrouver Edwige (« guerre sainte », en allemand), sa compagne disparue.
Jamais ce personnage ne regardera vers nous, ou plutôt, la seule fois où il essaie, il regarde vers lui : se surprenant dans son propre sommeil, réveillé par son doppelgänger qui sonne à la porte en le suppliant de le laisser entrer chez lui/lui/eux, l'homme se dévisage sur l'écran du visiophone, regard caméra autant que subjectif dans un même photogramme. Simultanément des deux versants de la serrure, l'homme devient son propre intercesseur, donc sa propre impasse : il ne peut vouloir entrer et sortir de chez lui (du film) dans le même temps. S'il se démultiplie, ce n'est que pour mieux se dévoyer dans sa propre quête. Bientôt apparaît-il sous un filtre vert, tantôt derrière un filtre rouge, comme vu depuis les verres teintés d'une vieille paire de lunettes anaglyphiques : c'est sa tridimensionnalité perdue qui accuse la prolifération de ses doubles, malédiction de cinéma.
Parce qu'ils sont voués à s'égarer davantage à l'intérieur de la construction narrative autant que dans sa métaphore – la bâtisse qui abrite leurs déplacements – au fur et à mesure qu'ils s'enfouissent par-delà les faux-plafonds, qu'ils ouvrent des boîtes ou sondent des tiroirs, qu'ils regardent à travers les carreaux ou les trous façonnés dans les parois, le mari abandonné (Klaus Tange), l'inspecteur solitaire (Jean-Michel Vovk) et les voisins eux-mêmes n'ont d'autre choix que de s'avancer vers nous comme s'ils nous poursuivaient pour accourir à notre secours, en même temps qu'ils nous voient reculer inlassablement : nous disparaissons, tel l'objet de la recherche. Leurs yeux, comme les nôtres du reste, sont des clefs. Ils regardent pour ouvrir. Or, chaque déchirement de matière, aboutissant à une pièce oubliée, un indice caché, un corridor bouché, semble nous repousser plus loin à l'intérieur du parcours. Nous sommes, non pas emmenés à la suite des enquêteurs, mais perdus au cœur de la demeure, au-devant d'eux. Et plus les femmes qu'ils surveillent échouent elles aussi à sortir du récit, plus nous pénétrons le film comme matière première, pelliculaire, et comme édifice. Un cinéma, c'est une maison.
La serrure est à double entrée. Et pour assurer à leur long-métrage son encastrement dans le mental de ses voyeurs, Hélène Cattet et Bruno Forzani ont recours à des mindfucks permanents, concrètement matérialisés avec horreur et humour par la récurrence hypnotique de gros plans capillaires : des béances, creusées par des poignards criminels, au sommet des crânes chevelus de filles assassinées à répétition au cours du film, signature d'un tueur maniaque tapi parmi les ombres et coursives de l'hôtel particulier. Ces plaies rougeoyantes sont, sans possible équivoque, semblables à des vagins prêts et accueillants. C'est à ces fourreaux violemment aménagés par la mort que peut se comparer le trajet de L’Étrange couleur des larmes de ton corps dans notre propre psychisme : Cattet et Forzani baisent avec leur spectateur, pour son plus terrifiant plaisir sensoriel, le film s'apparentant à un phallus de 1h42. Ils forent en nos têtes des tunnels, où se loge la multitude de leurs images-couteaux, des plans de dé-coupe à la violence travaillée, à la saccade colorée, incrustés de détails contondants et mirifiques, bijoux de sang, cuirs tourmentés, bris de verre, formalisme bestial qui s'accumule et se compresse dans nos pupilles tel un incompréhensible trésor. La sexualité du conte emprunte, bien au-delà des anatomies nues de l'homme et des femmes qui hantent cette maison de cinéma, à un hermaphrodisme absolu soutenu par la sensualité du couple de réalisateurs : si les visions dévoilées par la caméra ont tout du voyeurisme masculin appliqué, éprouvant l'impérieux et pulsionnel besoin de montrer pour regarder soi-même, le son, qui a fait l'objet d'un intensif « tournage » à part entière de trois semaines en studio, souligne, par son traitement subtilement attentif à tout ce qui bruisse dans le corps humain, autant que par son volume hystérique, mixé au plus haut, la part féminine à l'œuvre derrière chaque surface, chaque parcelle de vie. Traité comme du κίνημα, le bruitage retrouve ses qualités animales, il redevient un mouvement qu'on entend. Si les garçons attribuent la connaissance au don de la vue, prétendant qu'il faut voir afin de savoir, les filles entendent, sensibles à la vibration, au pouls, au grondement. Ce sont les filles qui demandent qu'on les écoute, ce sont les filles qui, dans et après l'amour, pressent l'oreille contre le cœur de leurs aimés pour en apprécier les battements, la dressent pour capter et tâcher de comprendre de qui, de toi ? de moi ? proviennent les gargouillis, les gaz et les hoquets qui agitent les organes, ce sont elles qui enregistrent les soubresauts du monde. Les hommes dorment déjà. Ils ont tout aperçu. Ainsi, au montage sophistiqué de leur polar ésotérique, les amants ont superposé un second film, une peau de sons, comme la mue d'un serpent qu'on lui aurait regreffée par sadisme expérimental, et qui force sa jouissance au moindre déplacement de ses anneaux.
Ce son-peau et cette image-couteau paroxystiques, c'est le ba et le akh du cinéma, l'âme et la lumière – ces deux composantes, pour les anciens Égyptiens, de notre part humaine. Les acteurs en sont le ka, le double qui anime et nourrit le film, lui apporte substance, relief et vitalité.
Pourquoi s'en aller chercher du côté du Nil ce qui semble déployer ses fantasmes au bord des eaux nordiques de la Meurthe saumâtre ou de la Senne, ce cloaque à demi escamoté ? C'est que tout dans cette Étrange couleur se rapporte, certes imperceptiblement, à l'égyptologie. Tombeau autant que maison, l'hôtel labyrinthique et composite qui renferme ses secrets et ses parfums de mort invoque une structure pyramidale, aux étapes étagées, balisées par des portes mystérieuses, dont on sait qu'elles allégorisaient la subdivision horaire de la nuit, essentielle, dans le polythéisme égyptien. La plus haute porte du bâtiment, à laquelle conduit un escalier central et triangulaire, ouvre sur le toit, où nous attend, droite et statufiée, une femme brune dans sa perfection dénudée, le regard jeté sous les cieux nocturnes de la cité – c'est la douloureusement sublime Anna D'Annunzio si l'on veut, photographiée de profil comme un cartouche pharaonique, absorbant la fumée d'une cigarette, mais cela devient surtout la déesse Nout, divinité du ciel, représentée nue sur les voûtes des sépulcres, avalant le soleil. Le héros la rencontre avant l'une de ses multiples morts symboliques, soleil amnésique de lui-même. C'est sans doute que le disparu, l'être qu'il recherche depuis le début, n'est nul autre que lui (cela n'est jamais exprimé en tant que tel dans l'histoire, à peine induit par la mise en scène), s'évertuant à saisir l'endroit où il se trouve, à calculer ce qu'il est censé y mener à bien, œuvrant à découvrir son guide pour l'au-delà. Ce guide, c'est le film, et le mort à justifier, c'est nous. A justifier ou punir, car son âme, sous l'apparence d'un homme contraint au fond d'un lit défait, se verra trucider à l'envi, charcuté entre délices et tortures par des mains aux propriétaires invisibles et innombrables lui fouaillant la poitrine – à l'instar des embaumeurs éviscérant la future momie, au mieux, ou de la polymorphe Ammout dévorant les cœurs au jour du jugement des défunts, au pire.
Que l'appartement du protagoniste et de son épouse volatilisée soit un sanctuaire fermé de l'intérieur ne surprendra plus personne : comme la chambre funéraire royale égyptienne présentait toujours un portrait du trépassé, peint à la charnière entre monde des morts et existence terrestre, l'on remarque accroché au mur, à l'entrée de la chambre à coucher, un imposant cliché tronqué de la femme. Plus loin dans cette même pièce, remisée à l'intérieur d'une armoire, une sorte de boîte à chapeau – abritant des colifichets, un album, un dessin – obsède le mari ; il s'efforce de raviver la présence charnelle d'Edwige en déchiffrant les signes supposément actifs, en creux, au sein des fétiches. Cette boîte est à comparer aux canopes, ces vases qui recueillaient les tripes des morts après embaumement, conservés dans le tombeau pour leur vie dans l'au-delà. Or c'est bien à cette transition vers l'après-monde que doit servir toute cinématographie digne de porter ce nom : un film est un psychopompe, la trace du sillon des lumières sur notre œil, son souvenir dans notre esprit, il doit faire fourreau, entreposer de belles images dans nos canopes pour plus tard ranimer nos cadavres. Mais il doit aussi nous permettre de comprendre que nous sommes les accompagnateurs de nos morts, et que nous devons les aider, tels des personnages laissés pour compte, à définitivement passer de l'autre côté. Tout cinéma est une tentative de deuil et de réconciliation, tout film une entreprise de pompes funèbres plus ou moins ratée, un escalier pyramidal vers les étoiles.
***
Quand il devient le meurtrier de son frère Osiris par pure jalousie, le dieu Seth croit pouvoir s'emparer de sa place sur le trône d'Égypte. Seulement, leur sœur Isis récupère le corps et le dissimule en lieu sûr. Ivre de colère, Seth remet la main sur le cadavre d'Osiris, qu'il déchire et disperse en quatorze morceaux dans tout le pays. Isis part à la recherche du dieu en kit, qu'elle recoud patiemment et enveloppe de bandelettes afin de consolider son unité reconquise, lui insufflant vie et donnant le jour à la première momie.
Bruno Forzani est roux, comme les adeptes du rouge Seth, dont il avoisine la haute stature. Hélène Cattet ressemble à Isis réincarnée, elle a su garder de la déesse le sourire confiant, ses traits bruns et orientaux. A les imaginer tous deux penchés sur leur film comme sur un proche à ressusciter, à percevoir a posteriori le travail de savants fous qu'ils ont millimétriquement effectué à même le corps meurtri des images pour rapiécer les milliers de plans qu'ils avaient auparavant démantibulé, démembré, arraché, saccagé, on aime à se les représenter en frère et sœur réconciliés, préoccupés par le salut de leur momie, cette anthologie de souvenirs et de sensations métaphysiques entre deux collures.
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* Laurent de Sutter, Théorie du trou, Paris, éditions Léo Scheer, 2013








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