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SCÈNE ADDITIONNELLE #1

Aurélien Catin


Le Mont-Blanc vu de Sallanches, Paul Signac.
Le Mont-Blanc vu de Sallanches, Paul Signac.

    Aurélien Catin est une personne double. Il vit dans l'ombre d'Aléric de Gans, à moins que ce ne soit Aléric de Gans qui vive au crochet d'Aurélien Catin. Les deux écrivent. Les deux sont fans de Booba. C'est tout ce que nous savons. On ne sait laquelle de leurs deux littératures a enfanté l'autre. Il en sera peut-être question un jour, dans un livre, de ce combat sous cape entre noms de plume. Qui sait ? Aléric nous emmenait couper du bois avec Mohamed Ali, Aurélien sculpte la souche. C'est une scène additionnelle - tiens, au fait, mais de quoi ? C'est un making-of d'un film à venir.

 

“ Personne me tient la main

J'ai plus de cash, plus rien

J'ai si peur, j'ai si peur ”

 

Ceci est l'histoire d'un échec, écrit Guevara dans son Journal du Congo. C'est à se demander s'il parlait de son entreprise révolutionnaire ou de sa vie personnelle. Toute une existence à courir sur le flanc des montagnes pour finir épuisé dans un ruisseau, traqué par des rangers impitoyables, le pantalon souillé d'avoir bu l'eau croupie. Tout plaquer pour quelque chose qui nous dépasse, mais qui fait ça ? Quel genre de gogo ? Je suis d'une époque étonnante, me dis-je en regardant la pluie. Je voulais tout, je n'ai rien et j'ai les oreilles qui sifflent. En 1966, le Che est à Prague : il écrit dit-on qu'il se sent seul. Les jeux sont faits, son époque est révolue. Quelques semaines plus tard, il rejoindra la Bolivie où il sera abattu à l'orée de ses quarante ans.

 

J'aurai trente-sept ans dans deux mois. Je ne me prends pas pour le Christ, pas même pour le contraire d'un Christ. Je suis un type né dans les Alpes à une époque où l'histoire était pliée. Je n'avais qu'à développer suffisamment d'agressivité pour trouver un emploi et prier pour que perdure un système de retraites paraît-il en danger car le travail disparaît pendant que les vieux se multiplient, c'est à croire qu'ils font des petits. Je marchais le long des voies ferrées où poussent de mauvaises herbes malgré le glyphosate, je regardais le mont Blanc qui fondait, qui fondait, et je me disais je ne peux pas partir, pas maintenant, je suis trop bien ici, il n'y a rien que je connaisse par-delà ces montagnes qui m'enserrent. La vallée est un ventre, pensais-je. J'aimerais mettre mes pieds dans la terre et me laisser pousser des racines. Tu finiras tout seul, me disait ma mère. J'essayais d'oublier, j'étais en colère et je ne sais toujours pas pourquoi.

 

La vidéo de Réseau Salariat est sortie. Je la regarde et je me dis ce n'est que ça. Tu as fait tout ça pour ça et maintenant tu cherches une Bolivie pour y finir ta course. On est toujours seul·e, me disait une amie. Je crois que quoi qu'on fasse on est seul·e. Elle n'en démordait pas. Je lui disais on est quand même ensemble, ça compte. Oui, mais au fond je suis seule. Quand tu souffres, il n'y a que toi dans ton corps. Quand tu meures, tu passes un col en solo. Pas le choix. Puis nous nous sommes séparé·es et j'ai cherché le salut dans les autres. J'avais des galaxies dans la tête et je traquais la beauté dans les rues. Je l'ai trouvée mais ça n'a pas duré, alors ce soir je dramatise : c'est vrai qu'on est toujours seul·e.

 

J'ai des regrets. Ça ne m'était jamais arrivé, je crois. J'ai eu très envie de faire des choses et maintenant qu'elles sont faites je m'en fiche. Ça me paraît tout petit. C'est tout petit et ma peine est immense. Tu es quelqu'un d'admirable, me dit-elle en regardant les gens sur le boulevard. Il y a quelques semaines j'étais là, au même endroit, je courais vers sa voiture le cœur battant. Je lui dis que je ne suis pas admirable, que j'ai peur. Je pense que tu ne devrais pas avoir peur, me répond-elle. Je crois que ce serait une erreur. Mais des erreurs j'en ai fait plein, je les ai multipliées comme des petits pains, et si j'ai les gencives à vif, c'est sûrement parce que je rêve de me mordre au sang. Elle aussi aimait me mordre l'épaule, je n'ai jamais su pourquoi. Je suis triste.

 

Le bar s'appelle « Tout va Mieux ». C'est le bar des ruptures. Je lui dis c'est dommage je me rends compte à présent que je n'avais pas les yeux en face des trous. Elle me dit je n'y crois plus. Alors c'est ça la vie : on court après des ombres, on n'est plus qu'un irréductible noyau d'égo supportant la brûlure des aspirations collectives et tout à coup, tout s'éteint. Le moteur s'arrête et il n'y a plus que la pluie qui continue de marteler novembre. Enfin la pluie ! peut-on crier. Cet été on tirait des langues de quatre kilomètres. Les pins brûlaient tandis qu'on descendait sur Cannes. Elle me dit on pourrait travailler ensemble pourquoi pas voyager. Je dis oui bien sûr, je m'accroche aux branches, je suis accablé par un genre de soupir qui me remplit la tête d'humidité. Sur le boulevard, des gens passent et je les envie. J'aimerais que ça passe. Je me regarde en vidéo, j'ai du mal à comprendre ce que je fais. Je me dis putain c'est tout, ce n'est que ça ? Comme le Che au Congo qui pensait allumer des brasiers et qui n'a rencontré que la dengue et la diarrhée.

 

Je ne sais pas si c'était la dengue, c'était peut-être le palud. En tout cas, il était malade.

 

Je regarde les murs de mon studio et je m'aperçois que je tremble comme une feuille. Est-ce qu'ils vont vraiment nous laisser crever de froid ? Je me rappelle Rodrigues le Gilet jaune. Il disait on a fait tout ça pour ça ? Les prix augmentent de 20 %, le litre d'essence est à deux euros, les gens se mettent des coups de couteau pour avoir un peu de coco… La première fois que j'ai vu un gilet jaune c'était à Juvisy, dans une rue pavillonnaire. Il était posé sur le tableau de bord, bien en évidence. C'était en novembre 2018, juste avant le monde d'après. Je n'avais jamais pris la parole en public, je brûlais d'un feu douloureux, j'étais sûr de savoir quoi dire et comment m'y prendre, prétentieux petit homme à l'égo branlant. Je vous montrerai, moi, ce qu'il faut faire pour percuter les consciences ! J'avais quand même trente-deux ans… Il y a des gens qui mettent du temps à s'allumer, c'est sûr. Je ne peux pas dire que je sois rapide. Alors qu'elle, évidemment, c'est une fusée dans son genre. Elle me dit ce que je traverse n'est pas compatible avec tes attentes. Ce qu'elle traverse, c'est l'univers connu. De long en large elle l'arpente et se cogne contre ses bornes. Elle est née sans limites, elle ne connaît pas de murs, elle ne voit pas les portes. Quand elle en trouve une elle dit mais qu'est-ce que c'est que ce truc virez-moi ça et elle passe quand même. Alors que moi, vous comprenez, je vois la porte et j'essaie de trouver le manuel, je me demande qui l'a fabriquée, d'où elle vient et ce qu'elle cache. J'en fais une lecture critique et je tiens une conférence pour dire vous voyez cette porte c'est très simple, pour l'ouvrir on pourrait s'y prendre comme ceci, ou comme cela, il suffit de se mobiliser, un peu d'organisation collective et c'est plié. Je crois que c'est bien qu'on soit différent·es, le problème c'est que je la tire par la manche sans arrêt. Vous vous imaginez être tiré·e par la manche en permanence ? C'est pas confortable.

 

Je disais aux gamines ne tirez pas sur mes vêtements. Elles me sautaient dessus et tiraient de plus belle. Je ne savais faire que ça, être très sérieux ou bien très enfantin. Qui pourrait croire en me voyant comme ça dans mon pull orange que je ne savais pas ce que je faisais ? J'étais fatigué, la tête encombrée de nuages, allongé dans une tombe pleine de vieux tracas. J'étais devant ces gens qui m'écoutaient et je disais voilà, je vais tout vous dire, et je savais qu'après ça je serais vide et désarticulé comme un pantin sans fil. Je savais que j'avais brûlé mes vaisseaux et que je ne prendrais plus la mer. J'avais envie de leur dire à ces gens, mais enfin vous ne voyez pas que le cœur n'y est plus ?? J'ai tout donné, je suis ruiné. Ma vie est en charpie, le seul combat que je livrerai sera celui du sommeil. Dormir, s'il vous plaît, pour ne plus être ici comme un fantôme, parlant tout haut à des gens qui ne sont plus là.

 

La vie d'un homme, la mort d'un enfant, écrivais-je en 2015. Nous sommes en 2022, ça fait maintenant 7 ans. Je n'en reviens pas. Je regarde mes mains qui pianotent sur le clavier, qui ont aligné des kilomètres de mots dans l'espoir d'avoir un peu de prise sur ce monde en roue libre. Je me rappelle nos nuits et comme elle m'épuisait. Je voudrais tout refaire à l'envers pour caresser nos corps et calmer nos douleurs. Je ne sais pas ce que je vais faire à présent. Pendant des années, je n'ai pensé qu'à moi d'une bien drôle de façon. C'est ce qu'on appelle être militant·e. Elle me dit tu n'as de désir que pour ce que tu perds. Je réponds non ce n'est pas vrai mais ce n'est pas faux non plus. Je suis resté tendu comme un arc pendant si longtemps, j'ai l'impression de redécouvrir la souplesse de mon ventre endurci par les luttes. Les luttes… Ce mot me blesse. Est-ce qu'on peut exister longtemps le corps tendu dans un suprême effort ? Est-ce qu'on peut négliger à ce point ce qui n'est pas cet effort au risque de carboniser les gens autour ? J'ai lu des BD sur l'amour elles disaient attention l'amour c'est politique et c'est beaucoup de manipulations. Je me suis dit d'accord c'est politique ça je connais, je vais faire de la politique pour conjurer les manipulations.

 

J'ai fait de la politique dans tous les sens. J'ai respiré du gaz CS dans les nasses, j'ai hanté les sous-sols de la bourse du travail, j'ai tenu des AG, j'ai rédigé des tracts, j'ai tenu la baraque dans des collectifs, j'ai donné des conférences, j'ai suivi des résultats, j'ai fréquenté des QG, j'ai passé des alliances, j'ai envoyé des mails, j'ai saigné des Discord, j'ai coupé Telegram, j'ai reçu un courrier d'huissier, j'ai été traîné en justice, je me suis syndiqué, je lui ai dit mais si c'est ça qu'il faut faire, elle m'a dit d'accord moi j'ai besoin de faire des choses avec toi, j'ai dit c'est de la politique c'est super important, j'ai été plus austère que le budget de l’État, elle m'a dit ça suffit c'est terrible. Et maintenant j'ai honte. J'aimerais confesser mes péchés et demander au Seigneur de karchériser mon âme, si seulement j'y croyais. J'aimerais avaler une pilule pour endormir ma douleur, si seulement j'y croyais. D'y penser m'épuise. J'aimerais lui parler des heures, lui dire que j'y crois, c'est stupide mais j'y crois. En plein pathos je pique du nez, je pense au Che dans son ravin, je me dis t'es con t'as laissé les enfants à Cuba c'est bien un truc de bonhomme ça. Je lui parle tout bas je lui dis on a tort de se croire affranchi, tu es si machiste Ernesto, tu nous emmerdes avec ta révolution, je n'embrasserai pas la croix, je n'irai pas dans tous les pays prêcher comme un curé vert olive, je n'ai pas envie de crever comme un chien dans un fossé bolivien, j'ai déjà du mal à supporter le silence de mon appart parisien, tu crois vraiment que je suis d'humeur Ernesto ?

 

Je regarde la couverture du livre qui compile ses écrits : il est BG avec son béret étoilé, cigare entre les doigts. Ça me fait du bien quand même de me dire qu'il a vécu, que le temps passe et que les époques se succèdent. C'est ce que j'aime dans l'histoire, me sentir un simple point dans une constellation inépuisable, et dire à ma douleur, finalement, n'en fais pas trop.

 

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