S'EN FOUT DE L'UNIVERS CONNU | JOURNAL FRAGMENTAIRE & DÉRISOIRE | #05
- lefeusacreeditions
- 29 oct. 2015
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 30 août
Fabien Thévenot

MARDI 20 OCTOBRE 2015 | ACMÉ
2015 — comme l’impression que ma vie en est à son acmé : je passe mes journées exclusivement accompagné de ce que l'humanité a de mieux à léguer au futur : les enfants & les livres.
J’en profite pour reprendre un peu l’écriture de ce pseudo journal.
Merci les congés parentaux.
JEUDI 22 OCTOBRE 2015 | TOUT UN ROMAN
Il y a quelques années, une amie mexicaine m’a dit : «Quoi, tu ne lis pas de poésie ? C’est pourtant la mère de toutes les lettres». Sur la poésie, j’avais alors pas mal d’a priori. Les plus banals que partagent tous ceux qui n’en lisent jamais. Finalement, j’avais beau critiquer à longueur d’année la manière dont le marketing éditorial façonne notre regard sur la littérature contemporaine, j’étais moi-même largement soumis à ses mots d’ordre.
Au Mexique, c’est vrai, on lit beaucoup de poésie.
Nous, en France, on est obnubilé par le roman. Pas la peine de demander au libraire ce qu’il en pense, il n’y a qu’à regarder la place qu’on laisse à la philo ou à la poésie dans les librairies même les plus sérieuses. C’est un fait : le roman est au cœur de la machine éditoriale. Du coup, on comprend mieux cette volonté d'un grand nombre d’éditeurs de faire passer pour des romans des livres qui ne relèvent le plus souvent que de l’autobiographie ou de l’observation sociale vaguement mise en fiction.
Ces derniers jours, j’ai lu coup sur coup trois livres sortis lors de la rentrée littéraire 2014 (pour beaucoup, il est naturel de s’intéresser à ces livres-là. Pour moi, il s’agit toujours d’un gros effort que je ne parviens jamais à fournir sur le moment, la rentrée littéraire étant à mes yeux un grand et bruyant cirque médiatique dont ma vie de lecteur et ma pratique de l’édition se passent très bien). Ces précisions faites, j’ai donc lu coups sur coup :
‘L’Oubli’ de Frederika Amalia Finkelstein
‘Debout-Payé’ de Gauz
et ‘Terminus Radieux’ d’Antoine Volodine.
Les trois sont vendus sous l’appellation ‘roman’.
En vérité, un seul de ces trois livres est un véritable roman. Les deux autres sont des textes assez foutraques qui naviguent entre l’autobiographie qui ne s’assume pas, l’essai personnel et le billet de blog. Le tout enrobé dans un paresseux vernis fictionnel (il s’agit le plus souvent d’inventer un double de fiction dans lequel l’auteur se projette).
Frederika Amalia Finkelstein est omniprésente derrière son livre. Or, je ne crois pas en son récit. Il ne m’emporte pas. Son égo d’auteur (pas forcément au sens négatif du terme, je tiens à le signaler) y prend trop de place. Et son double de fiction est trop faible pour pouvoir prétendre prendre les rênes du récit.
De récit, il n’est de toute façon assez peu question. ‘L'Oubli’ et ‘Debout-Payé’ sont des livres où leurs auteurs décrivent soit une expérience (professionnelle, ou de pensée), soit leur quotidien, soit un doux mélange des deux. Mais il n’y a rien d’intrinsèquement romanesque dans ces deux ouvrages.
Au fond, puisque la création d’un ‘double de l’auteur’ ne renvoie jamais qu’à l’auteur lui-même et que la trame narrative ne renvoie qu’à la seule expérience de l’auteur, à quoi bon avoir recours à ces artifices ? A ce compte là, je préfère largement lire un véritable récit autobiographique, franc, précis, habité de toute l’intimité de l’auteur, pensé et construit comme tel — je pense immédiatement aux deux remarquables livres d’Amoreena Winkler, ‘Purulence’ & ‘La Fille de chair’ publiés chez Ego Comme X.
Bref, appeler ces livres des romans relève de l’abus de langage.
Je suis le premier à attaquer l'idée de genre en littérature, à penser que cette grille de lecture est plus que jamais désuète, que c’est une invention de marchands-magasiniers, à m'intéresser à ces textes qui se situent aux frontières de l’essai, de la poésie ou du roman, à tenter moi-même de les faire advenir, de les publier. Mais encore faut-il que ces livres relèvent de chacun de ces genres dans ce qu’ils ont de plus manifeste et inventif, au lieu de n'en être que les faiblesses.
Il ne s’agit aucunement de vouloir imposer une forme au roman, bien au contraire. Quand on m'évoque le mot roman, j’ai tout de suite un horizon d’attente. Je n’attends pas d’un roman qu’il me transmette une expérience, ou qu’il me renseigne sur quelque chose. J’attends d’un roman qu’il m’emmène au-delà de moi par le biais d’un travail qui a emmené l’écrivain bien au-delà de lui-même. Il ne s’agit aucunement d’un délire, ou d’un idéal philosophique à atteindre. « Quand on écrit, on mène pas une petite affaire privée » le rappelait assez violemment Gilles Deleuze en 1989 dans l’Abécédaire (à la lettre A comme Animal). J’y crois très fort. Je pense que le roman doit être l’acte de création d’un auteur qui s’oublie, fait place nette à un monde qu’il invente ou qu’il laisse advenir pour mieux s’y projeter, s’y déterritorialiser. Se laisse hanter par quelque chose qu'il accueille en lui, qui n’est pas lui, mais qu’il met en forme avec ce qu’il est. C’est ce que j’attends au minimum d’un roman.
Ce roman de l’au-delà du romancier, c’est exactement ce qu’est ‘Terminus Radieux’. Une pure œuvre d’imagination dont Antoine Volodine est résolument l’auteur de chaque ligne tout en sachant habiter son univers en discret démiurge.
On le sait car on trouve ce genre de découvertes / rencontres dans ces romans-là : un personnage nommé Solovieï, sorcier capable de se rendre dans la tête des autres, de prendre le contrôle de leur monde onirique, et de leur lire selon l’humeur ses nébuleux poèmes. Quelle meilleure définition pourrait-on trouver du romancier ? Qui plus est au cœur d’une œuvre qui en fait la démonstration en acte.
Le romancier est un chaman hanté par sa fiction et qu'il écrit directement dans le cerveau de son lecteur. Ce qu’il en retire est à ses risques et périls, et diverge radicalement d’un lecteur à l’autre selon son vécu. C’est la seule et unique transmission que j’attends d’un roman. Peu importe qu’il décrive quelque chose du quotidien ou un monde imaginaire, il doit accueillir en lui une partie du monde qui n’est pas lui, ne pas se contenter de ce qu’il est, de ce qu’il pense.
C’est à ce prix que le roman peut prétendre concurrencer la madre de todas las letras sur son propre terrain.
LUNDI 26 OCTOBRE 2015 | MANGE TES MORTS
J'avais beaucoup apprécié les interviews que Jean-Charles Hue avait données à la presse et à la radio à la sortie du film. Je partais donc avec un a priori plutôt positif à l'égard de ce film. Je n’en suis tombé que d’autant plus haut.
Ça démarre très bien. On part à la rencontre d'une poignée de familles de gens du voyage. C'est la partie la plus documentaire du film. C'est aussi la plus réussie. Le regard est juste : pas de surplomb vis-à-vis des personnages, pas d'indulgence mal placée non plus, ou de volonté d'héroïser qui que ce soit. Un regard un peu à la Bruno Dumont, mais en moins distant avec ceux qu’il filme. Hue pose les bases de son récit, expose ses personnages, lance la fiction sur ses rails.
Le souci, c'est qu'il n'y aura pas de récit (on y revient toujours…). Et qu'il n'y a rien à savoir de plus sur les personnages à la fin qu'au début du film. Pas d'extériorité non plus (à deux exceptions près : les mecs de la boite de nuit, les flics, bonjour le monde extérieur). On navigue exclusivement dans ce microcosme sans que son potentiel romanesque ne réactive vraiment le récit. Narration, personnages, esthétique, tout est posé dès le départ, puis le film se met brutalement à stagner, et semble avoir oublié en cours de route ce qu'il voulait raconter.
Bref, cette affaire devient très vite ennuyante et on ne sait plus trop à quoi se raccrocher pour aller jusqu'au bout. Toujours trop fictionnel pour relever du documentaire, jamais assez narratif pour nous emporter, pas assez léché pour pouvoir être regardé comme une œuvre essentiellement plastique, 'Mange tes morts’ pose un vrai problème d'écriture : on sent bien la volonté de faire un film de genre depuis l'intérieur du milieu des gens du voyage. Seulement, un polar ou un film noir, ça se construit avec une extériorité, un antagonisme, une problématique, quelque chose à régler, à dépasser, dont se débarrasser, que sais-je encore. En l'état, les personnages semblent juste pétrifiés dans un déterminisme total, sans pour autant que ce soit le sujet du film. Pire, ce discours a même plutôt l'air d'être un dommage collatéral du à la quasi absence de récit.








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