S'EN FOUT DE L'UNIVERS CONNU | JOURNAL FRAGMENTAIRE & DÉRISOIRE | #01
- lefeusacreeditions
- 17 juin 2014
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 30 août
Fabien Thévenot

SAMEDI 07 JUIN 2014 | ACTE DE NAISSANCE
J'ai longtemps tenté de faire coïncider le moi qui s'élabore dans les colonnes de ce blog avec mon moi social. Cependant, mon incapacité à traduire à l'oral & dans mon quotidien l'ampérage de ma vie intérieure — que je n'ai aucun mal à exprimer à l'écrit — m'amène aujourd'hui à être simultanément ces deux personnes inconciliables. Jamais je n'ai senti une tension aussi forte entre le peu de choses que je suis capable d'exprimer à l'oral et mon désir d'extirper malgré tout de moi tout ce qui bouillonne à l'intérieur.
Mon moi social joue le jeu, renvoi la balle, mais son esprit est le plus souvent prisonnier du flux. Il fait tout son possible pour faire oublier qu'il n'est pas grand chose de plus que le réceptacle bordélique de tout un tas de rencontres, d'expériences et de lectures qu'il peine à convertir en personnalité. Mon moi intérieur, en revanche, s'il est le fruit du même brassage est le seul capable de parler au nom de son frère qui porte le masque extérieur.
C'est lui qui a pris les rênes de ce prétendu journal.
DIMANCHE 8 JUIN 2014 | SUR PLACE OU A EMPORTER
Il y a des films qui appellent le jugement, ceux que je nommerais “les films du flux”, qui nourrissent le bruit de fond culturelo-médiatico-journalistique. Puis il y a les films dont il faut se garder de prononcer le moindre jugement immédiat, à qui il faut laisser du temps, ou mieux : qu'il faut abandonner au temps. Le Cheval de Turin, le Faust de Sokourov, pour parler de films récents. Il y en a si peu. Ceux-là, ce ne sont pas des “films du flux”, ce sont ces films futuristes qui surgissent d'un lointain passé, ce sont des films de tous les âges, ce sont aussi des balises de sauvetage au cas où le présent prenne l'eau.
Je suis allé voir hier Adieu au Langage, le dernier film de Godard, avec deux personnes qui l'ont cordialement détesté. Surpris, en en parlant autour de moi, je me rends compte que le film génère une certaine animosité, pour ne pas dire un véritable répulsion. Qu'il suscite des réactions extrêmes ne m'étonne guère, Adieu au langage n'est pas un film facile, instantanément aimable. Ce qui m'étonne en revanche, c'est la facilité avec laquelle tout le monde se plait à porter des jugements totalement hâtifs à son égard, alors que la seule seule chose que je suis capable d'en dire c'est “Je crois que j'ai aimé, mais reparlons-en dans en 2034 si tu veux bien”
Un tel film ne se juge pas immédiatement, et encore moins avec des notions de “bien”, “nul”, “mauvais”, “génial”, il faut le voir, l'accueillir du mieux qu'on peut, le laisser mûrir, comme une idée, un sentiment, ou une blessure. Il faut se garder de traiter ces films de la même manière que les films du flux. Je ne veux pas dire qu'un tel film est au dessus de la critique, je dis juste que porter un jugement sur-le-champs, c'est être voué à se tromper, quoi qu'on en dise. C'est aussi en parler avec un vocabulaire de journaliste alors qu'en vous en laissant le temps, vous finirez peut-être par en parler en philosophe.
Sur ce, j'ouvre Le Temps scellé d'Andreï Tarkovski que je viens d'acheter le matin même et tombe sur cette phrase :
« Celui qui ne veut pas de la vérité ne voit pas non plus la beauté. Celui qui juge l'art au lieu de s'en imprégner manque profondément de spiritualité. Il ne veut pas comprendre le sens ou le but de son existence, qu'il remplace par de simples “Je n'aime pas !”, “C'est ennuyeux!”. Des arguments sans doutes incontestables, mais qui pourraient tout autant être ceux d'un aveugle-né à qui on décrirait un arc-en-ciel. Avec de tels critères, l'homme contemporain est incapable de s'interroger sur la vérité, et demeure totalement sourd à la souffrance qu'endure l'artiste pour exprimer la vérité qu'il a trouvée. »
JEUDI 12 JUIN 2014 | MARCHE CITOYENNE CONTRE JLG
Godard encore. Aujourd'hui, sur internet, Godard avoue soit-disant ses sympathies FN. Consternation sur les zéros sociaux, les vierges effarouchées nous réservent leurs plus beaux cris indignés suivis d'une litanie de lieux communs (“La vieillesse est un naufrage”, “Les vieux à l'hospice”, etc.). Je suis tenté de réagir, seulement, depuis le soir du résultat des élections européennes, j'ai décidé :
1. de fermer mon compte Facebook perso
2. de ne plus réagir à chaud à quoi que ce soit avec le compte du Feu Sacré.
Plus sage d'attendre le dénouement.
Il ne tarde pas à tomber. Vers 23h, Michèle Collery partage l'interview entière (jusqu'alors uniquement disponible pour les abonnés) où Godard tient bel et bien ces propos, puis les déments, s'explique un peu, puis passe à autre chose, parle chiens, tennis, Malraux, Xavier Dolan, dit des trucs lumineux entre deux banalités et cette idiotie en ouverture, franchement maladroite, peut-être provocatrice, on ne saura jamais.
Faut-il se justifier alors que sa meilleure défense, c'est encore son dernier film.
LUNDI 16 JUIN 2014 | RÉACTIONNAIRE & VIVANT
Je tente de terminer la biographie de Jean-Luc Barré sur Dominique de Roux tout en lisant en parallèle la “Mort de Céline” de ce dernier. Autant je reste fasciné par la figure de l'éditeur exalté, autant son travail d'écrivain me semble confus, enflé, masquant des idées floues derrière de grandes formulations, d’intrigantes hypothèses mais assénées avec une telle certitude que le texte en devient presque antipathique.
Je pars en week-end à la campagne avec ces deux livres. Pour ne pas dire : je passe le week-end avec ces deux livres. A mon retour, message d'Aurélien Lemant me parlant exactement du même auteur sans que nous nous soyons vraiment concertés. Lui, lit “Maison Jaune”, mais c'est le même verdict qui tombe :
« Grosse branlette pseudo-jolie avec considérations faciles, rendues faussement intéressantes par d'obscures formulations politisées comme on sulfate ses patates. C'est illisible. C'est même illisible PARCE QU'on peut le lire : oui, et après ? Et pourtant, je l'écoute en entretien, et je le trouve super, ce mec. Il aurait peut-être pas dû écrire. C'est aussi simple que ça. Là, je me suis rendu compte à quel point le premier TdO* était grand. Le véritable pop book réactionnaire et vivant, bien plus littéraire, bien plus accessible et bien plus dangereux (peut-être dangereux parce qu'accessible), moins prétentieux, moins dans l'étalage et le name-dropping gratuit et systématisé. Dantec peut mourir à présent. Il l'avait déjà écrit son grand livre. »
Plus synchronisés qu'un Ipod, ces mecs.
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*Théâtre des opérations, volume 1, Manuel de Survie en Territoire Zéro, Gallimard, 2000








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