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RELIRE CALAFERTE À L’ÈRE DE LA PRESCRIPTION CULTURELLE | JOUR DE COLÈRE #01

Fabien Thévenot


photo : Louis Monier
photo : Louis Monier

Je relis ces derniers jours des textes de et sur Louis Calaferte en préliminaire à un projet en cours. En ouvrant le ’Grand entretien’ que lui a consacré Artpress en 2015, je tombe sur un certain nombre de pages admirables tirées des « Lettres inédites à Jacques Henric » :

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« Je suis en priorité sensible dans une oeuvre à ces coups de vent qui les traversent, à ce feu inexplicable qui l’alimente parce que son auteur a besoin d’exprimer ce qui est en lui dans les zones où la circulation se fait plus ou moins bien en ce qui concerne son moi profond. De ce point de vue, tout livre qui n’est pas une espèce de confession, et, disons, une espèce d’aveu de faiblesse, n’existe pas dans la durée. Ceux qui n’éprouvent pas cette nécessité intense de se dévoiler par l’écriture se bornent tout simplement à élaborer des histoires qui, si bien édifiées soient-elles, ne surpassent jamais l’horizon anecdotique […] Un livre authentique n’est pas fait pour séduire mais pour mettre mal à l’aise […] Nous sommes, je crois, aujourd’hui, quelques-uns encore à sillonner cette voie littéraire qui accorde au livre sa vraie consistance, sa vraie valeur indépendante de toutes les autres formes. J’ai le sentiment, pour ma part, et je suis sûr de ne pas me tromper, que c’est là la noblesse de l’art littéraire qui, autrement, n’aurait même plus de fonction. » (Louis Calaferte, le 20 janvier 1986)

 

Association d’idées antithétiques — ces propos me renvoient immédiatement à des propos entendus début juillet dans le cadre de la première Rencontre Interprofessionnelle du Livre organisée par l’Arald. C’était en fin d'après-midi. Après une journée de conférences et de débats, le micro fût distribué au public invité — parmi lesquels libraires, traducteurs, auteurs, bibliothécaires. Plusieurs BookTubers [les Youtubers du book — oui, moi aussi je me suis senti vieux en me prenant les pieds dans ce néologisme] ont pris la parole en se présentant comme des « prescripteurs » du marché du livre.

 

Prescripteurs.

Sur le moment, la formule m’a un brin irrité le canal auditif.

Mais l’acouphène ne m’a frappé que plus tard, le jour où l’Arald a partagé cette vidéo qui condense l’événement en quelques minutes : à la sixième, où la BookTubeuse Cassandra Chazel parle du fait d’« être reconnue [par le marché] en tant que prescripteur ».

 

1986 — 2016

Trente ans nous séparent de ces propos de Calaferte.

De quoi parle l’auteur au juste ? Du livre-nécessité contre le livre-marché.

La vision peut paraître simpliste ; nous le savons, des milliers de contre-exemples existent. Mais ce que Calaferte semble dire aussi, c’est que si la littérature est un marché, le marché doit savoir rester à distance respectable de l’acte de création littéraire [si tant est que nous souhaitions qu’elle conserve une valeur autre que financière].

 

J’ajoute : le dialogue entre littérature et marché doit rester une zone de tension. Or, je reste sidéré face à ces Booktubers qui, sous des airs des prêcher la « bonne parole » [promotion de la lecture chez les jeunes, l’amour du livre] parlent presque inconsciemment [ou alors sans aucun complexe] le langage du marché. Semblent évoluer dans une zone totalement pacifiée où l'art et le capital cohabitent dans la joie & l’harmonie.

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Jusqu’à ce jour, jamais je ne m’étais rendu compte à quel point cette génération avait intégré — dans sa vie, dans ses gestes, dans ses pensées — les principes mêmes du libre-échange. A quel point le monde était pour eux devenu le marché. Un supermarché qui a recouvert les humanités. Une religion dans laquelle on naît, on grandit et qu’on finit par prendre pour l’ordre naturel.

Un monde où la seule place vacante est celle du consommateur. Et où le meilleur rôle à y jouer est celui du ‘guide-conso’ de son prochain.

Le tout sous la forme du bon tips,

du bon esprit,

du collaboratif.

 

« Nous ne sommes pas des critiques » ont-ils ajouté.

La phrase a été prononcée à plusieurs reprises.

Il fallait qu’il ne subsiste aucun doute dans l’esprit des gens présents.

Comprendre : n’attendez pas de la réflexion de notre part. Juste un avis. Bien/pas bien. Achetez/n’achetez pas. Icône caddie/or not.

 

Les naïfs qui pensaient que le journaliste culturel devenu prescripteur en biens de consommation était le dernier avatar du monde marchand ne seront pas au bout de leur peine. Débarque aujourd’hui une génération qui souhaite occuper la place totalement assumée de personal-shopping. Une génération qui entend bien inventer un nouveau maillon dans la chaîne du livre, qui n’a pas attendu qu’un chef de rayon lui impose d’enfiler le tablier « Puis-je vous aider à mieux consommer ? » cher aux salariés de Carrefour.

 

Une génération à qui je ne prescris pour ma part que deux choses :

un baril de gazoline & une boite d’allumettes.

 

Puis-je vous aider à mieux vous consumer ?

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