PROF. FALL
- lefeusacreeditions
- 3 nov. 2016
- 15 min de lecture
Dernière mise à jour : 19 juil.
GENÈSE D’UN ROMAN GRAPHIQUE | IVAN BRUN & TRISTAN PERRETON

Pour sa rentrée 2016, les éditions Tanibis frappent très très fort en publiant un roman graphique démentiel dont l'itinéraire est aussi atypique que nébuleux, fruit de nombreuses années de maturation et de travail pour ses deux co-auteurs, Tristan Perreton & Ivan Brun.
Certains livres cachent parfois des « parcours de création » extraordinaires. ‘Prof. Fall’ est de ceux-là. J’ai demandé à Ivan et Tristan de nous raconter son histoire.
1 |Tristan, dans quelles conditions ce récit est-il né ? Qu'est-ce qui t'a amené à écrire ce roman il y a déjà 10 ans ?
Tristan | Ce récit comme tu le dis a été publié sous forme de zine/roman il y a déjà plus de 10 ans et son écriture remonte à encore quelques années auparavant. Il m'est donc assez difficile de le resituer avec exactitude tant la vie a coulé entre temps.
Il correspond pour le coup à une période plus sombre de ma vie où je devais ressentir le besoin d'assombrir la réalité pour m'y sentir plus à l'aise.
J'écrivais un petit peu avant ce roman, mais rien de bien concret en dehors de scenarii imaginaires ou des nouvelles inachevées. Je pense que le moteur premier de l’écriture de cette histoire a été de me forcer à achever ce que j'avais commencé, de façon à voir si j'étais capable d'écrire un roman de 250 pages qui se tienne.
L'idée de départ était très vague, j'avais écrit le premier chapitre et je pensais malgré sa relative lourdeur (il a été très allégé voir homéopathisé dans la BD) qu'il pouvait déboucher sur quelque chose de bien. Sur quoi, je ne savais pas trop… Tout s'est progressivement mis en place à force de réflexions en boucle et d'écriture automatique. J'avais en tête « Des femmes qui tombent » de Pierre Desproges (bien qu'il n'ait rien à voir avec les thèmes de Prof. Fall) quand je déambulais dans ce quartier de la Part-Dieu qui sert de point de départ au roman et j’avais pas mal d'attraction / répulsion pour l'architecture rationaliste dont il est bâti.
Mais disons pour la légende, car je ne suis plus très sûr du déroulé des événements, que c'est la venue d'un tract pour un marabout dans ma boite aux lettres (le bien nommé, Prof. Fall) qui m'a donné la motivation de poursuivre. Là, j'avais un titre. Et puis je commençais à sérieusement me documenter sur la symbolique du chiffre XVI, via d'une part la lame de tarot représentant la Maison-Dieu et d'autre part via l’intérêt que j'ai pour les cosmologies du monde. J'ai eu la chance d'étudier l'art et l'histoire africains. J'ai pu ainsi découvrir la tradition Yoruba et son système de divination axé sur une représentation du monde particulière, l'Ifa. Là aussi le seize y est très important. J'ai donc décidé de m'appuyer sur ce chiffre et de m'en servir comme le squelette de mon livre. A partir de ce moment-là, tout s'est révélé.
Certains diront qu'un ensemble de coïncidences a mis en place le script du livre mais comme je n'aime pas ce mot, je préfère utiliser l'image de la pâte à crêpes. Si tu utilises du lait, de la farine, du sucre et des œufs dans un certain ordre, tu obtiens de la pâte à crêpes. Avec les symboles, c'est un peu la même chose. A me focaliser sur certains aspects véhiculés par le chiffre XVI, des choses sont apparues dans mon récit comme par enchantement. La liste est vraiment longue. Je ne citerai qu'un exemple, anodin :
Le nom ‘Domingues’ est sorti comme ça tout seul quand j'ai dû trouver un nom pour le méchant de l'histoire. Pourquoi avec un -s- alors que spontanément j'aurais mis un -z- ? Je ne sais pas, mais en me renseignant a posteriori j'ai su que c'était la version portugaise du nom. Donc j'ai profité de ça pour m’intéresser aux ex-colonies lusophones d'Afrique. Et là, tout ce que je cherchais pour cimenter cette histoire qui avait déjà pris un peu plus forme s'y trouvait. Des anecdotes comme celle-ci j'en ai bien d'autres mais je les garde pour moi…
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A l'école on m'avait appris cette métaphore du symbole, qui correspond par ailleurs à son étymologie : ce sont deux pièces d'un puzzle qui s’emboîtent parfaitement. Ceci correspond tout à fait au procédé employé pour l'écriture de ce livre. Ou pour reprendre une citation d'Irwin Molyneux dans Drôle de Drame : « A force d'écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver. »
Donc ce récit est un mélange entre des passages hallucinatoires et d'autres aspects plus scénarisés où il me fallait relier les événements créées par mon imaginaire ou par l'invisible. C'était la phase la plus fastidieuse mais finalement celle où j'ai vraiment pris conscience et plaisir de ce qu'est être écrivain. Ça m'a appris à me discipliner, à me lever tôt le matin pour me mettre à travailler de longues heures de suite sur des parties pas très excitantes du point de vue stylistique mais cruciales pour la narration d'ensemble, tout en me documentant sérieusement sur ce que j'écrivais.
Une fois terminé, je pense que ça m'a pris 3 ans (pas à temps plein mais par phases plus ou moins intenses), j'ai su que j'étais capable de faire un récit qui, à mon sens, tenait la route. Encore fallait-il le faire lire à d'autres. Je l'ai donc sorti tout seul comme j'ai pour habitude de sortir mes fanzines et ma musique. Sauf que l'objet était plus gros qu'un fanzine de 16 pages ou qu'une cassette. J'ai donc fait une reliure avec une couverture sérigraphiée bourrée de photocopies façonnées comme un livre moyen format. J'en ai tiré une quinzaine d'exemplaires que j'ai vendus à mon entourage ou en tournée (je jouais de la basse dans un groupe qui tournait beaucoup à l'époque, ça changeait de vendre des disques ou des t-shirts après le concert). Et ça me suffisait. Quand un ami, Guillaume du collectif HAK, l'a lu et m'a dit : « Mais il est super ton truc, faut le sortir à plus que ça ».
Et là avec son label/asso, ils l'ont publié de façon plus clean à une centaine d'exemplaires distribués sous le manteau et toujours lors des concerts / tournées. C'est ainsi qu'Ivan je crois l'a déniché et a pu lui offrir une troisième vie.
2 | Ivan, qu'est-ce qui t'a attiré dans ce roman ? Qu'est-ce qui t'as fait penser que ‘Prof Fall’ ferait un bon roman graphique ?
Ivan | Le roman m'avait inspiré immédiatement, du fait qu'il recoupait certains thèmes que j'avais précédemment abordé dans mes bandes dessinées, comme l'urbanisme et les rapports nord-sud. De plus, l'atmosphère trouble, sombre et viscérale du roman n'était pas pour me déplaire. Étant lyonnais de naissance, il y a une certaine familiarité et connivence avec le regard que Tristan portait sur la ville, notamment sur l'envers de la carte postale.Tout en restant dans un registre de série B, ce roman n'est pas si éloigné d'une certaine littérature locale, notamment des livres de Calaferte ou Reverzy. Après, la variété des sujets abordés, l'originalité du récit, sa dimension trash et déjantée m'ont convaincu qu'il y’ avait là matière à une adaptation graphique qui ne serait pas déplaisante. Enfin par rapport aux sujets que j'aborde habituellement dans mon travail, je n'étais pas dépaysé.
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3 | Vous vous connaissiez avant de travailler ensemble ? Comment a eu lieu le rapprochement ?
Tristan |Oui on se connaissait déjà d'avant. A cette époque on partageait le même atelier de sérigraphie, Black Screen. Mais je le connaissais depuis mon adolescence où quand j'étais bébé punk, Ivan était déjà un taulier, notamment avec son groupe Coche Bomba. C'est d'abord par la musique, je crois, que je l'ai connu, et ensuite par son travail d'illustrateur. Il m'a, avec Nico Fresneau, le correcteur des textes de la BD sortie par Tanibis, appris à sérigraphier, et j'ai toujours été admiratif de son univers graphique sale et réaliste. Il avait en outre dessiné pas mal de pochettes de disques pour des groupes que j’appréciais ou connaissais personnellement.
Aussi quand il m'a proposé d'adapter Prof Fall un BD, c'était un peu comme un cadeau du ciel :)
Ivan | Disons qu'on évolue dans les mêmes circuits underground, que ce soit autour d'activités musicales ou graphiques. Je connaissais le travail de Tristan, enfin en premier lieu le volet musical, avec son groupe Ned ou les activités du label SK Records, ce n'est qu'un peu plus tard que j'ai réalisé qu'il dessinait également des affiches et des pochettes. Et bien après qu'il ait entièrement écrit un roman en autodidacte. Ça m'a donc intéressé d'y jeter un œil.
4 | Quelles ont été les étapes préliminaires dans le travail d'adaptation ? Avez-vous travaillé ensemble dès le départ ou est-ce que le travail collaboratif est arrivé plus tard ?
Tristan | Ivan s'est occupé d'énormément de choses au départ. Il a découpé le texte à sa façon, en ne gardant que les dialogues et les passages narratifs qui faisaient avancer l'histoire. On ne voulait pas avoir le « syndrome Blake et Mortimer » et dessiner un homme ouvrant une porte alors que le texte le raconte. Personnellement, je lui ai fait totalement confiance. Pour moi cette adaptation était un bonus auquel je n'avais jamais prétendu. Cette opportunité m'est tombée dessus et connaissant le travail d'Ivan je ne me faisais pas trop de doute sur le rendu final.
J'ai juste été un peu plus exigeant par la suite quand les planches ont bien avancées, sur certains détails iconographiques en rapport avec le côté irrationnel de l'histoire, penchant qui, pour moi, est le point plus important dans mon roman et qui via l'adaptation d'Ivan est, je trouve, amoindri.
On pourrait penser que le personnage principal dans la bande dessinée est juste schizophrène ou atteint de je ne sais quel trouble psychologique. Pour moi, il n'est pas malade. Il a des visions.
Mais ce n'est absolument pas un mal car cette BD est une collaboration et c'est très agréable de voir où l'autre emmène l'histoire, surtout quand dans 99 % des cas tu adhères à ce que le dessinateur propose. Il y a pas mal de plans que j'avais dans ma tête en écrivant le texte et qui se sont matérialisés sous le trait d'Ivan.
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Entre temps, afin qu'Ivan puisse continuer à avancer sur ce projet chronophage, on a tenté de démarcher des éditeurs avec deux chapitres finalisés qu'on a pré-publiés sous forme de fanzine avec une belle couverture sérigraphiée (voir ci-dessus, ndr). Aucun poisson n'a mordu à l'hameçon. Le projet aurait pu tomber à l'eau quand un ibis a repêché le livre. Claude de Tanibis y a vraiment cru. Le seul problème qui se posait était son financement. Tanibis ne pouvait pas offrir les conditions d'un gros éditeur à Ivan pour lui donner le temps de finaliser son œuvre. Ivan a donc sollicité une bourse du CNIL qu'il a obtenu et qui lui a permis de passer deux ans à finaliser la bande dessinée. A partir de ce moment, Claude est également intervenu dans le processus d'adaptation. Je tiens vraiment à souligner le travail qu'il a fait sur ce livre. Un vrai travail d'éditeur que peu de gens remarqueront, mais qui fait que l'ouvrage est élégant. Notamment, en ce qui me concerne, au niveau du texte, à la fois en termes d'écriture et de mise en page. Il a, entre autres, créé une typo d'après les cursives d'Ivan afin d'insuffler plus de personnalité aux cartouches. Et on a passé de longues heures ensemble à retoucher le texte, la plupart du temps sur des détails, mais qui m'ont également appris de nombreuses choses sur le boulot d'écrivain. C'est ainsi qu'on s'est dit qu'il fallait retranscrire le texte au présent pour lui donner plus de punch. Le style passé simple convenait bien au roman mais beaucoup moins au côté comics du livre. J'ai donc réécrit le texte de cette façon et ça a été l'occasion d'un gros nettoyage linguistique. Nicolas le correcteur a également beaucoup œuvré dans ce sens, et le livre achevé, je suis vraiment fier d'avoir eu les avis pertinents de ces deux personnes. En tant qu'auteur j'ai bien évidemment dû avoir à batailler pour conserver certaines tournures de phrases qu'ils me conseillaient de changer, mais dans la majorité des cas leurs suggestions étaient très justes et j'ai dû m'incliner…
Enfin, à mon avis, c'est vraiment une aubaine que ce ne soit pas un gros éditeur mainstream qui ait sorti ce livre. Claude a fait un travail de passionné là où d'autres n'auraient peut être vu qu'un produit de plus à pilonner une fois la mise en rayon dépassée et le quota « bd indé publiées » chiffré dans leur rapport d'activité annuel. Et avoir l'effigie de Thot quelque part au dessus du livre n'est pas pour me déplaire.
Ivan | Je me suis d'abord attelé au découpage du récit, en élaguant les parties descriptives et diverses digressions qui auraient ralenti l'intrigue. Il ne restait plus que les dialogues et la voix du narrateur, pour aboutir à 144 pages de bande-dessinée découpées en 16 chapitres avec une densité de texte conséquente, mais nécessaire. J'ai ensuite réalisé un extrait de 13 pages à la plume et au lavis pour le présenter aux éditeurs avec qui je travaillais à l'époque. Ce traitement graphique pouvait permettre une mise en couleur ultérieure si besoin. Après quelques réponses négatives mais non explicitées, j'ai laissé le projet mariner quelques temps pour le reprendre avec un traitement plus énergique et sombre, ainsi que des cadrages plus dynamiques. En fin de compte, j'avais au bout de cette seconde tentative trouvé le ton juste, plus approprié à l'ambiance du roman. Pour restituer au mieux la noirceur du récit, je me suis tourné vers les comics U.S des années 50 : les E.C. Comics, Milton Caniff, Alex Raymond… dont j'ai tenté de m'approprier le traitement graphique dans la mesure de mes possibilités, et par la même renouer avec un certain classicisme en bande-dessinée. La réalisation à avancé par à-coups, à raison de segments d'une dizaine à une vingtaine de pages, que je soumettais au fur et à mesure à Tristan. Après, comme le propos n'était pas particulièrement dénaturé et que je collais d'assez près au texte original, hormis quelques menues omissions et corrections à rectifier, ça filait droit. C'est sur la dernière année qu'il a fallu s'atteler à un gros travail de correction et de mise en forme, afin de lisser les dernières aspérités et de dégager davantage de cohérence. Il est vrai que Claude de Tanibis à apporté un regard constructif non négligeable sur les dernières étapes et a réalisé un travail d'éditeur qui ne se pratique plus guère de nos jours.
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5 | La ville de Lyon est si présente qu’elle en est presque le second personnage du livre et du roman graphique. La Part-Dieu, le quartier des Confluences (pré-rénovations) et celui de Fourvière, particulièrement. Trois salles, trois ambiances — chacune assez glaçantes à leur manière. Tristan, est-ce que cette idée et ces décors se sont imposés progressivement dans le récit ou bien était-ce dès le départ ton intention de révéler la face sombre de la ville en explorant ces endroits précis ?
Tristan | Oui, montrer la « face cachée » de la ville était très important dès le départ. Je suis né à Lyon, j'y ai grandi, tout comme ma famille, et selon moi cette ville ne se résume pas à l'image couramment véhiculée de ville bourgeoise ou plus récemment de ville carte postale estampillée Unesco. J'ai connu la ville avant les rénovations, quand les façades du Vieux-Lyon étaient noires, quand les pentes de la X-Rousse n'étaient pas qu'un décor à la Amélie Poulain pour noctambules. Or, plus que Fourvière qui n’apparaît qu'à la fin, c'est plutôt la périphérie sud, de Perrache à Feyzin, et les quartiers situés à l'Est du fleuve où la majeure partie des habitants de cette ville résident qui me fascinent énormément, tout comme l'eau, le Rhône en particulier.
A l'époque de la rédaction du roman, Perrache était encore ce quartier tel qu'il est décrit dans le livre, la partie sombre de la ville, industrielle et mal famée. Aujourd'hui en dehors des alentours du cours Charlemagne, tout a été rasé et remodelé. Je suis donc assez content que ce patrimoine un peu sale soit exhumé via les dessins d'Ivan. Si je ne suis pas insensible à la belle architecture Renaissance ou classique de la ville, j'aime aussi les absurdités urbanistiques, la poésie ne se limitant pas qu'à l'esthétiquement beau. Fatalement je suis triste quand des pans entiers de l'histoire de la ville sont démolis, mais j'ai aussi cette acceptation de l'évolution urbaine. De toute façon il faut composer avec, il n'y a plus vraiment de canuts à la X-Rousse ni de Romains à Fourvière.
Et puis en temps que Lyonnais j'avais aussi envie que ma ville puisse servir de cadre à une histoire tordue, hard-boiled comme dirait Ivan, trop souvent réservée aux bas-fonds des mégapoles américaines. Ici aussi on a du béton et des faits-divers.
6 | Ivan, y as-tu vu l’occasion d’exprimer quelque chose de précis dans ton rapport à la ville ? On voit en lisant le roman graphique que tu as poussé la précision très loin, bien des cases ont une réelle valeur documentaire — qui ne sont pas loin d’être les plus belles pages, d’ailleurs.
Ivan | Il y a de nombreuses scènes de chantiers sur certaines pages ou dans certains arrière-plans, j’avais tenu à représenter la ville dans une phase transitoire de transformation. Et de souligner par là le sentiment de déréalisation et d'aliénation qui traverse le personnage principal.
Lyon ne ressemble déjà plus à ce qui est dessiné dans les pages de Prof Fall.
Le quartier de Confluence à poussé quand j'étais en train de dessiner l'album, et le visage de Lyon a évolué de façon significative depuis ces cinq dernières années. Après, à mon sens, je suis loin de l'exactitude documentaire, l'intrigue du roman est censée se dérouler en 2003, pas mal de lieux représentés dans le livre n'existaient déjà plus pendant sa réalisation en images.
Par rapport à mes albums précédents, je me suis cette fois appuyé sur une solide documentation photographique, notamment à l'aide de Google Street View et de repérages photos effectués sur place. Après il a fallu rapiécer tout cela pour obtenir un espace crédible où faire évoluer les personnages.
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7 | Michel, le personnage principal, a une relation quasi psychogéographique avec la ville. Mais une sorte de psychogéographie négative, qui se joue de lui plus qu’il ne se joue d’elle. C’était une notion qui t’était familière quand tu as écris le roman ?
Tristan | Non je connaissais pas ce concept… Je suis plus psychogénéalogie :) Si c'est pour dire que l'environnement influe sur le psychique, j'acquiesce, sans hésitation ! Mais j'ose penser qu'en dehors de toutes les intentions des urbanistes et/ou politiques, on peut encore se réapproprier la ville, comme le font certains en écrivant sur les murs ou en squattant des bâtiments vides, ou de façon moins matérielle, en déambulant et en s'imaginant des histoires étranges.
Ivan | Il évolue dans « une jungle de lignes droites » dont il tente de s'extirper et il subit le cours des événements plus qu'il ne les maîtrise.
Après, au vu de la récente évolution de la ville ces dernières années, ce sentiment de perdre prise sur notre environnement doit être partagé par un nombre croissant de personnes aujourd'hui. L'urbanisme, même bienveillant, motivé par une amélioration du cadre de vie, garde malgré tout une dimension oppressante. En tout cas, à Lyon, il me paraît nettement inspiré par une tendance néo-libérale. De ce fait, il m'arrive assez souvent aujourd'hui de me sentir étranger à ma propre ville.
8 | Les deux barres d’immeubles —Moncey-Nord, de leur petit nom— qui obsèdent tant Michel ont été construites par un architecte suisse, Jean Zumbrunnen. Que saviez-vous de ce lieu avant de l’inclure dans le roman ? Pour ma part, j’ai appris sur le tard que ce lieu était régulièrement le théâtre de défenestrations — une amie qui travaille dans un commerce implanté au bas d’une de ces barres m’a d’ailleurs un jour avoué que les employés fumaient systématiquement leurs cigarettes sous les ‘renfoncements’ par peur d’être heurtés par un corps en chute libre.
Tristan | Je ne savais pas que cet immeuble était le lieu de défenestrations chroniques mais cela ne me surprend guère dans la mesure où mon imaginaire a bloqué sur cette idée pendant toute la rédaction du livre et qu'il me semble appeler à ça !
A l'époque j'avais dû faire des recherches en bibliothèque pour avoir des informations sur ce bâtiment et son architecture brutaliste. Depuis j'ai vu qu'il avait son propre site internet. En revanche, dans l'onglet « témoignages », il n'y aucune mention des défenestration en cascade…
Ivan | Je m'étais renseigné sur Zumbrunnen pour les besoins du récit, visiblement, c'est lui qui a réalisé de nombreux bâtiments lors de la construction de la première tranche du quartier d'affaires de la Part-Dieu. Je n'ai pas d’a priori négatifs sur l'architecture brutaliste, les appartements situés dans ces barres semblent être fonctionnels et agréables à vivre après tout. Mais pour avoir déambulé là-bas et pris des photos une après-midi, je dois admettre que j'ai été traversé par le même trouble que le personnage du roman. Ce lieu est particulièrement froid et désincarné, il n'est visiblement pas investi par ses résidents, le béton sans des jeunes qui tiennent les murs et une aire de jeux pour enfants, ça manque de vie tout ça… Après, j'ignorais pour les défenestrations, c'est vrai que le lieu s'y prête bien avec son esplanade, mais sérieux ? C'est une légende urbaine ou bien ?
9 | Malheureusement, non. Ivan, dans quel sens penses-tu avoir tordu le récit pour te l’approprier ? Qu’est-ce que tu as apporté / développé / abrégé pour que le roman graphique raconte ton histoire ?
Ivan | Je ne l'ai pas tant tordu, en fait, c'est vraiment une adaptation littérale du roman, je me suis juste chargé de le retranscrire en images. Certaines personnes qui avaient lu le roman avant de voir les pages dessinées retrouvent pour la plupart les représentations mentales qu'ils avaient formé pendant la lecture. C'est le cas pour l'aspect général des lieux ou l'apparence du personnage principal. Quelques ajustements ont été faits à la marge, comme supprimer quelques digressions ou des personnages secondaires qui n'étaient pas indispensables au déroulement de l'intrigue. Les textes descriptifs ont été éliminés afin d'éviter les redondances. La plupart de mes choix et décisions en termes d'image étaient de viser à l'efficacité et à la lisibilité. Enfin c'est surtout en donnant corps à la visualisation que je me suis approprié ce récit. Mon objectif était que ce soit lisible, dynamique et — pourquoi pas — parfois esthétique. Le texte était assez riche et complexe au départ, abordant de nombreux thèmes. Sans compter l'irruption de visions venant parasiter la réalité du narrateur, avec de nombreux allers-retours. Pour restituer ce récit avec clarté et précision, il fallait de toutes façons que je me cantonne à une adaptation plutôt linéaire pour ne pas perdre le lecteur en route. Il y avait je pense une concordance de vision avec Tristan, sans que nous ayons eu à nous concerter sur des questions d'ordre graphique, tout cela s'est mis en place assez naturellement.
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Merci à Claude de Tanibis, à Ivan et Tristan pour leur disponibilité, ainsi qu’à Aurélien pour les corrections.








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