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NOUVELLE VIE

Aléric de Gans


Mohamed Ali coupant un arbre.
Mohamed Ali coupant un arbre.

    Pour la sortie des Limbes du Blog du Feu Sacré, Aléric de Gans nous convie dans une forêt obscure dont la voie droite a été retrouvée à grands coups de hache.

 

 

“ Si j’avais voulu

Oui, si j’avais voulu

J’aurais pu

Mais je n’ai pas voulu

N’ai pas voulu

Donc je n’ai pas pu ”

I.

 

— Original, dit le bûcheron qui a cessé de cogner comme un sourd.

 

— Étonnant, dit un policier sanglé dans un gilet pare-balles.

 

— Envoûtant, dit Cardamone Opera en sortant de derrière les fourrés. Tu écris souvent des chansons ?

 

— Seulement quand je suis ému.

 

Je me trouve au beau milieu d’une forêt de séquoias géants qui sentent la sève. Le bûcheron est appuyé sur sa hache et me regarde en souriant.

 

— Vous n’avez pas l’accent québecois, lui dis-je.

 

— Pourquoi ? Ça vous embête ?

 

— J’aime que les choses soient claires. Un bûcheron dans une forêt de séquoias, c’est le Québec.

 

— Vous vous trompez, dit-il. Regardez.

 

Il soulève sa hache, la fait tourner par-dessus sa tête en un superbe swing et entaille le tronc d’un arbre. Il se tourne vers moi, le visage fendu par un grand sourire.

 

— Seigneur Dieu, dis-je.

 

— N’est-ce pas ? répond-il.

 

Le bûcheron, c’est Mohamed Ali !

 

— This is my routine, crie-t-il en anglais.

 

Puis il se met à taper comme une brute. Tchak ! Tchak ! Tchak ! Il porte un jogging gris et des bottes de G.I. Ce bon vieux champion du monde envoie toute la gomme, je suis sidéré. Je le pointe du doigt en souriant comme un benêt.

 

— Vous avez vos papiers ? me demande le policier en sortant son calepin.

 

— Euh, non.

 

— Rien du tout ?

 

— Non, Monsieur.

 

— Vous êtes censé les avoir sur vous.

 

— Oui, Monsieur.

 

— Alors qu’est-ce qu’on fait ?

 

— Je sais pas…

 

— Je vous embarque ? Qu’est-ce qu’on fait ?

 

— Peut-être qu’on peut aller les chercher ensemble ?

 

— Chercher quoi ?

 

— Mes papiers…

 

— Vous plaisantez ?

 

— Non, Monsieur.

 

— Écoute-moi bien, enculé, si je te fume en pleine forêt, personne n’en saura rien, c’est compris ?

 

— Oui, Monsieur.

 

J’ai des flashs de passage à tabac, comme Rambo dans First Blood.

 

— Tu me prends pour un pédé ?

 

— Je sais pas, Monsieur.

 

— Quoi ?? Tu dis que je suis pédé ??

 

— Je…

 

Le temps que je réponde, le flic a balancé son calepin et sorti son tonfa. Il m’assène un coup sec en plein dans le creux sus-claviculaire. J’entends Cardamone Opera faire « ouffff… » en m’effondrant. La douleur est intolérable, ça me lance jusque dans la pulpe des dents. Le flic est penché sur moi, prêt à frapper.

 

— Enculé, dit-il.

 

— Attendez…

 

— Quoi ?

 

— Pardon…

 

— Quoi ??…

 

Je me replie sur moi en grimaçant. Je ne sens plus mon épaule.

 

— Tes papiers ! crie le flic.

 

Je me laisse rouler dans l’humus tandis que la douleur commence à se retirer. Les séquoias sont interminables, au moins soixante mètres, peut-être soixante-dix. Comme l’Arc de triomphe, me dis-je. Combien mesure l’Arc de triomphe ? Cinquante, cinquante-cinq mètres ?… J’ai l’Arche de la Défense en tête. La tour Eiffel a six étages, le point culminant de la capitale est à Télégraphe ou sur la butte Montmartre. C’est un vieux débat. Soixante mètres… Cinquante ?

 

— Debout.

 

— J’ai mal…

 

— Relève-toi je te dis !

 

Je m’assois avec difficulté. Cardamone s’accroupit près de moi et me pose la main sur l’épaule.

 

— Ça va ? Rien de cassé ?

 

— Je sais pas, je peux plus bouger mon bras.

 

— Tu sais, je suis une femme, je peux pas m’empêcher de prendre soin des gens.

 

— C’est gentil, dis-je en lui pressant la main.

 

Elle m’aide à me relever et entreprend d’épousseter ma chemise.

 

— Merci, dis-je en lui faisant signe d’arrêter.

 

— Je peux pas m’en empêcher, répond-elle.

 

— Je sais.

 

Je me tourne vers le flic qui porte de grosses lunettes aviateur. C’est un putain de Ricain, à n’en pas douter :

 

— Écoutez-moi bien, sale ordure de Yankee, vous êtes ici au Québec, pas dans votre pays de cow-boys. Faites attention à chacun de vos gestes. En tant que ressortissant français, je possède un passeport extrêmement puissant. J’ai des siècles d’impérialisme derrière moi, c’est pas un agent du LAPD qui va m’enterrer dans les bois. Je vais vous foutre la CEDH sur le dos, vous allez terminer votre vie dans une cellule hollandaise entre Platini et Kadyrov. C’est compris ?

 

Le flic ne réagit pas car il est figé. Arrêt sur image. Le mec a littéralement bugué pendant que je lui parlais. Je m’approche et tente de lui arracher ses lunettes, mais tout est impeccablement dur et homogène. Impossible d’extraire quoi que ce soit de ce bloc de vie gelé. Ali lui tapote la tête.

 

— Wow, dit-il. Ce salopard de poulet est raide comme une baguette de tambour.

 

— Il est maudit, murmure Cardamone.

 

— Tout ça ne me dit rien qui vaille, marmonne le boxeur en scrutant les environs.

 

— Vous savez quoi ? dit Cardamone. Ça me fend le cœur.

 

— Vous les bonnes femmes, vous êtes pleines d’empathie, lance Ali. Moi je m’en tamponne, ça me fait ni chaud ni froid. Qu’il crève.

 

Je me sens prisonnier d’un cauchemar. Et puis j’ai cette chanson dans la tête, obsédante et bidon : « Si j’avais voulu, j’aurais pu ». Mais si j’avais voulu quoi, au juste ? Me fixer des buts, devenir le meilleur et partir en fumée ? Parce que la vie n’est qu’un jeu qui n’a ni gagnant ni perdant. Alors j’aurais pu, bien sûr, j’aurais dû faire plus, comme Cardamone qui est programmée pour le care, mais je suis un homme et je n’en ai rien à foutre de rien en dehors de moi.

 

— Je m’inquiète pour moi, dis-je.

 

— Quoi ? s’étrangle Cardamone.

 

— Oui, j’espère que ça va aller.

 

— Ça t’arrive de penser aux autres ?

 

— Non.

 

— Tu es tellement égoïste. C’est écœurant.

 

— Et alors ? Tu ferais bien de penser un peu à toi.

 

Cardamone est scandalisée :

 

— Tu crois que j’ai le temps de penser à moi ? Tu crois que ça m’amuse de m’occuper des autres ?

 

— Il suffit d’arrêter…

 

— Qu’est-ce que t’es con.

 

Elle me tourne le dos et s’enfonce dans les bois. Mohamed Ali ricane en faisant du shadow boxing.

 

— Ça te fait rire ? dis-je.

 

— Les femmes… pouffe-t-il.

 

— Qu’est-ce que t’y connais ?

 

Il s’arrête :

 

— J’ai été marié trois fois.

 

— Tu les as rendues malheureuses, tout le monde sait ça.

 

— Hey, ferme un peu ta grande gueule avant que je te fasse ravaler tes mots !

 

— Fais ce que tu veux, tu m’impressionnes pas.

 

— Excuse-toi, espèce de tapette !

 

— Jamais !

 

Ali fonce droit sur moi en écrasant les racines avec ses grosses bottes de l’armée. Instinctivement, je recule.

 

— Tu veux te faire taper par Le Plus Grand ?

 

— Rien à branler.

 

— Ah ouais ?

 

Et bim, il m’envoie son direct du gauche en plein dans la gueule. Je vois tout noir et pars à la renverse, c’est incroyable. Le coup de poing d’un champion du monde des poids lourds peut foudroyer un bœuf, c’est à peu près aussi violent que d’être percuté par une petite auto à 25 km/h. J’entends Mohamed Ali qui me provoque de loin derrière des rideaux de brume. Je me noie dans un bassin d’inconscience.

 

 

II.

 

— Oh, espèce d’enculé, tu m’écoutes quand je te parle ?

 

Je reviens à moi. Cyril Hanouna est en train de me gueuler dessus dans un décor d’écrans pastel. À ma droite, Benjamin Castaldi se renifle les aisselles. Sur le plateau, le capharnaüm est indescriptible, il y a même un fauconnier qui lâche ses rapaces dans le hangar.

 

— Oh, abruti, tu nous écoutes ou pas ?

 

Je regarde Hanouna, je sens qu’il me hait :

 

— Pourquoi vous m’insultez ?

 

— Je t’insulte pas, tu fais ce que tu veux, c’est toi qui m’insultes espèce d’enculé, tu crois que t’es chez mamie ou quoi, il est fou lui.

 

— C’est obligé, les injures homophobes ?

 

— Vas-y ferme ta gueule, tu te prends pour qui, moi homophobe, va niquer ta mère espèce de baltringue.

 

Je me lève, encore chancelant de mon cauchemar en forêt. Une buse me fonce dessus. J’ai tout juste le temps de placer un genre de Dempsey roll pour l’esquiver avant que Gilbert Collard ne contourne son pupitre pour m’attraper le pantalon.

 

— Le gauchiste ! Le gauchiste ! hurle-t-il en faisant de grands gestes avec son bras libre.

 

Puis il mime un accouplement en se frottant à mes fesses. Cyril Hanouna est mort de rire, il ne tient plus debout.

 

— Lâche-moi, dis-je en me dégageant.

 

— Oh, le gauchiste est puritain ! C’est pas très 68, ça !

 

— Mais putain, c’est quoi ce délire ?

 

Je commence à courir vers la sortie mais l’entrée du tunnel est gardée par un énorme videur en costard. Il m’ordonne de m’arrêter, je n’en fais rien, j’essaie de le contourner à toute force, je suis en sueur, c’est dramatique.

 

— Monsieur, s’il vous plaît, me fait-il.

 

— Laissez-moi sortir !

 

— S’il vous plaît.

 

J’entends Hanouna qui rigole :

 

— Gilbert il l’a enculé, c’est énorme !

 

Pris de panique, je tente de pousser le videur qui fait deux fois mon poids.

 

— C’est magnifique mes p’tites beautés !

 

Le balèze me soulève comme une plume et me ramène en plein dans le cadre. Je me vois sur les écrans qui garnissent le plateau. Bigard est debout au milieu des chroniqueurs, il fait des gestes obscènes :

 

— Il l’a ouvert en deux, et LAH ! LAH ! LAH !

 

Le public est en fusion, je ne m’entends même pas crier. L’ignoble tête de Bigard apparaît en gros plan sur tous les murs du hangar, sa voix de stentor éméché roulant comme un tonnerre de graillon expulsé d’une poêle à frire. Une députée du Rassemblement national me fait des doigts tandis qu’Hanouna esquisse un pas de danse orientale, une main sur le ventre. C’est hallucinant. Je cherche de l’air par tous les pores de ma peau, j’ai des extrasystoles et un début de migraine ophtalmique. Une puissante nausée me saisit les entrailles et m’oblige à m’accroupir. Cardamone… J’ai besoin de toi… Pourquoi tu n’es jamais là ?

 

— Il est en train de faire un malaise cet abruti, dit Hanouna.

image

 

Mohamed Ali continuant de couper un arbre.

III.

 

— Eh bien voilà. À l’origine, vous avez fait un cauchemar, ce qui est somme toute très banal. Seulement, dans votre grande angoisse, vous avez ouvert une trappe pour sortir de ce cauchemar. C’est là que ça se complique. Habituellement, ce genre de trappe débouche sur la réalité et provoque le réveil du dormeur, mais dans une infime minorité de cas, il se peut que la trappe débouche sur un autre cauchemar. Or il n’en faut pas plus pour se perdre. Le cerveau humain n’est pas équipé pour se repérer dans un dédale de songes. Je ne dis pas qu’il est impossible d’en sortir, mais c’est… disons, peu probable.

 

— Vous voulez dire que je suis coincé dans mes cauchemars ?

 

— En quelque sorte, oui.

 

— Comme dans le film de Christopher Nolan ?

 

— Je ne connais pas ce film.

 

— Inception.

 

— Ça ne me dit rien.

 

— Leonardo DiCaprio ?

 

— …

 

— Vous n’allez jamais au cinéma ?

 

— Ce n’est pas… non, à vrai dire je n’ai pas le temps.

 

— Quand j’avais douze ou treize ans, j’allais tout le temps au ciné.

 

— Ah ?

 

— Il y avait une petite salle à Sallanches, j’adorais ça.

 

— Intéressant. Vous aviez l’impression d’entrer dans cette salle obscure comme dans un vagin ?

 

— Hein ?

 

— Je… allez-y, je vous écoute.

 

— Attendez, vous avez dit quoi ?

 

— Je ne suis responsable de rien, c’est vous qui…

 

— Non, mais répétez.

 

— Je ne suis pas là pour parler, c’est à vous de…

 

— Répétez ce que vous avez dit !

 

— Écoutez, je crois qu’on va s’arrêter là pour aujourd’hui parce que vous avez l’air fatigué.

 

— Je veux que vous assumiez. Répétez.

 

— Ce n’est pas le sujet.

 

— C’est ça, ouais. Je m’en fous, je paierai pas.

 

— Une séance entamée est une séance facturée, vous connaissez la règle du jeu.

 

— Ah parce que c’est un jeu ?

 

— Façon de parler.

 

— C’est la dernière fois que je viens vous voir.

 

— C’est le mot vagin qui vous trouble ?

 

— …

 

— Intéressant.

 

— Mais pourquoi vous dites ça ?

 

— C’est vous qui maîtrisez la conversation, je ne fais que paraphraser.

 

— Je n’ai pas parlé de vagin.

 

— Vous avez pourtant évoqué une « petite salle obscure »… Ce sont vos mots…

 

— Mais !…

 

— …

 

— C’est ouf.

 

— Je ne fais qu’écouter.

 

 

IV.

 

Une lumière blanche me réveille. Je me trouve au milieu d’un champ de blé dans une région qui pourrait être les Marches en Italie. Sur une colline au loin se dresse une petite église en pierres blanches. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens bien. Je me lève et me mets en route en caressant les épis du bout des doigts. J’avance d’un pas léger dans la pente qui me mène à la rivière en contrebas. Dans le pré d’en face, un très beau cheval blanc s’élance au galop, soulevant des petits nuages de poussière fine. Je ferme les yeux et offre mon visage à ce soleil si doux. La musique de Gladiator commence à dégouliner d’un rack d’enceintes accroché au plafond. C’est super cool mais je sens que c’est le début des galères. Je m’arrête et regarde autour de moi, inquiet. Un réalisateur à casquette sort de sous l’église en pierres blanches et se met à m’enguirlander :

 

— Espèce de saucisse, tu sais combien coûte un jour de tournage ?? Tu nous plombes le budget avec tes conneries !!

 

Jean-Paul Rouve apparaît au milieu des blés. Il porte un petit foulard en soie mauve et des lunettes fumées qui lui donnent un air méchant.

 

— Il est nul, ce mec, dit-il au réalisateur.

 

— Laisse-moi gérer, Jean-Paul.

 

— C’est un poutinien, ça se voit. Il est pour Mélenchon.

 

— Jean-Paul, s’il te plaît ! (Puis, se tournant vers moi :) Aléric, on reprend au moment où tu caresses les blés, d’accord ? Et cette fois pas de bêtises. Quand on envoie la musique, tu restes dans ton personnage, OK ?

 

— Je dois faire quoi ?

 

— Quel abruti, dit Rouve.

 

— Comment ça, tu dois faire quoi ? s’étrangle le réalisateur. Tu rigoles, j’espère ? Allez, on fait la mise en place.

 

Cardamone Opera s’installe au bord du ruisseau. Elle porte une tunique blanche recouverte d’une stola verte qui s’accorde à merveille avec ses cheveux roux. Je suis surpris de la voir ici. Toi aussi tu joues dans le film ? lui dis-je, mais elle n’entend pas car elle fait mine de boire dans le creux de ses mains. Je l’appelle mais la rumeur du plateau couvre ma voix de criquet nouveau-né. Un maquilleur me passe un pinceau sur la figure sans me prévenir. Je toussote, de la poudre plein les yeux. Le réalisateur crie lumière et le soleil revient, plus chaud qu’au début, plus blanc aussi, presque cru. En l’espace de quelques secondes, mon maquillage se met à couler mais mon cœur insiste. Tout à coup j’ai peur que ma moustache à la Freddie Mercury soit anachronique. Je porte la main à mon visage et constate que ces bâtards m’ont rasé. Le réalisateur crie moteur ; je descends la colline en observant Cardamone qui se mouille les avant-bras ; elle a l’air heureuse alors je suis heureux ; les spots me brûlent le crâne ; elle se retourne et me sourit ; la musique de Gladiator met toute la gomme. J’ai la caméra dans le dos et les vallons des Marches pour horizon. Je ne suis plus qu’à quelques mètres de Cardamone, nous nous sourions. Là-haut sur la colline, le cheval blanc passe au trot et soulève à nouveau de jolis nuages de poussière.

 

— Tu m’as trouvée ? dit Cardamone.

 

— Oui.

 

— Où est passée ta moustache ?

 

— Ils m’ont rasé.

 

— C’est pas mal.

 

— Je suis coincé dans mes cauchemars.

 

— Je sais.

 

Elle fait quelques pas dans ma direction :

 

— C’est ça d’être adulte.

 

— J’ai pas envie.

 

— Il faut. Tu vas kiffer, tu vas voir.

 

Elle se penche et m’embrasse sur la joue avant de sortir du cadre. Le volume de la musique est assourdissant. Le réalisateur crie “coupez” et tout s’éteint.

 

Novembre 2022

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