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MATKORMANO — LORRAINE OCCULTE

Dernière mise à jour : 30 août

ENTRETIEN AVEC JULIEN LOUVET & FABIEN RENNET


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C’est un fait divers quasiment oublié de tous.

Qui se déroule au fin fond de la Lorraine vers la fin de la présidence Gaullienne. S’y croisent ésotérisme, charlatanisme et DS noires enlevant des enfants au milieu de la nuit.

C’est une histoire qui fleure bon la France d’avant, le Nouveau Détective et l’occultisme. Une histoire du genre à faire écrire les exégètes.

Du genre a produire de nouvelles légendes urbaines.

Ou des films expérimentaux.

 

Matkormano est un court-métrage stupéfiant, à la croisée des genres les plus irréconciliables. Entre found footage, reportage télévisuel & cinéma expérimental, la matière documentaire dont il s’inspire est inouïe, et la manière dont ses deux réalisateurs la distordent est aussi déroutante que tétanisante.

 

Mais c’est aussi la manière dont le film est diffusé qui en fait une œuvre à part. Après avoir fait le tour de nombreux festivals en Europe (Festival International du Film de Rotterdam, MUFF, Côté Court | Paris, Festival Nova | Bruxelles), c’est aujourd’hui aux acheteurs de la bande originale du film — éditée en vinyle par Specific recordings — que les réalisateurs ont décidé d’offrir leur film en téléchargement.

 

Rencontre avec Julien Louvet & Fabien Rennet.

 

    Par quel biais avez-vous pris connaissance de l'affaire Maurice Gérard / Matkormano ? Est-ce un fait-divers connu dans votre région ?

 

Julien Louvet | Cette histoire m'a été révélée à la lecture d'un ouvrage de Gérard de Sède. Il évoque la disparition d'enfants dans l'un de ses nombreux ouvrages sur le mystère de Rennes-le-Château, qui ont fait son succès dans les années 60/70. Je me suis aperçu qu'en marge de sa littérature pseudo-ésotérique, il avait documenté ce fait-divers dès 1970, avant même la fin du procès dans ‘Magie à Marsal’, qui à ma connaissance est le seul ouvrage dédié à l'affaire si l'on exclut les ouvrages de Matkormano lui-même. Marsal étant à quelques kilomètres de chez nous, ce fut un prétexte à flânerie.

 

    A quel moment cette histoire a fait naître en vous un désir de film ?

 

Julien Louvet | Curieux d'histoire locale et attentifs au passé ésotérique de la région, nous nous sommes rendus à Marsal, petit village fortifié par Vauban, où vivent moins de deux cents âmes. C'est très beau, figé dans le temps et dans la brume. La maison du mage était là, identique aux photographies de 1968/1969. Stupéfaits, nous avons poussé la porte. Et immédiatement, nous avons compris que cette affaire n'avait rien de commun. Les fresques, les affaires… tout était là, dans une maison ouverte où aucune trace de dégradation n'était visible. La maison était probablement visitée, mais jamais profanée.

 

    Comment l’expliquez-vous ? Comment expliquer qu’un tel fait-divers soit quasiment tombé dans l’oubli, alors que le temps n’en a aucunement effacé les traces ?

 

Fabien Rennet | Le village a été très médiatisé entre 1969 et 1971 (quasiment un article par jour dans la presse locale, des journaux nationaux et internationaux qui ont traité l'affaire, etc.). Les Marsalais et la famille ont été harcelés par les journalistes, principalement pour comprendre pourquoi ils n'avaient rien vu. Peut-être par un sentiment de culpabilité, il est impossible de discuter de cette histoire avec les principaux intéressés encore en vie (le frère du mage, par exemple, qui habite toujours près de l'ashram). D'un autre côté, beaucoup en ont entendu parler par leurs parents ou grands-parents et les rumeurs vont bon train. La maison est régulièrement visitée : nous avons constaté lors de nos différentes visites que des objets étaient déplacés et des pièces fouillées, mais il n'y a aucune dégradation. C'est sûrement ces deuxième et troisième générations qui poussent la porte pour se faire peur.

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    Quand êtes-vous rentrés la première fois dans cette maison ? Combien de fois avez-vous dû vous y rendre pour les besoins du film ?

 

Fabien Rennet | Nous sommes entrés la première fois à l'été 2012. Nous sommes ensuite revenus régulièrement, tous les six mois environ pendant trois ans, pour vérifier que la mairie ne l'avait pas condamnée (c'était notre plus grande crainte).

 

    La Lorraine est présentée dans le film comme une terre fortement imprégnée d'ésotérisme. C'est quelque chose que j'ignorais complètement. Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

 

Julien Louvet | Il y a en Lorraine une véritable histoire ésotérique, depuis l'Antiquité. On sait par exemple que la colline de Sion (’La Colline inspirée’ de Maurice Barrès) était un lieu de rassemblements druidiques très important. C'est un carrefour migratoire et de ce fait, tout un ensemble de mythes se sont agrégés, confondus. On y trouve par exemple des temples à Mithra. Il y a eu une résistance populaire au catholicisme assez importante au Moyen-Age. De ce fait, le christianisme a réinvesti des traditions païennes, comme le culte à la vierge noire d'Avioth par exemple. Ce n'est pas rare.

 

Fabien Rennet | Au cœur même du Pays du Saulnois, il est des mystères noyés dans le brouillard… Marsal est une citée saline. On y cultivait le sel il y a déjà six-mille ans. Nul ne sait pourquoi, mais c'était une production quasi industrielle. Les marais ont été asséchés sur des kilomètres. A quelques pas de là, vivait à la fin du XIXe siècle un personnage singulier et fort connu en son temps, poète baudelairien et auteur d'une extraordinaire anthologie du mal (Les ‘Essais de Sciences Maudites’) : Stanislas de Guaita (ami de lycée de Barrès et fondateur de l'Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix). Il est évident qu'il fut l'un des inspirateurs de Matkormano au même titre que son environnement même.

 

    Matkormano est un voyage à travers un fait-divers, mais aussi un voyage dans le temps : dans cette France gaulliste, avec ses petits villages de province, sa manière de traiter l’information et la façon dont les gens s’expriment, une période encore proche de nous dans le temps mais dont on a perdu le souvenir.

 

Fabien Rennet | En consultant les archives de la fin 68, on se rend compte à quel point les Français sont en manque de repères après “la chienlit”. De Gaulle a annoncé une dévaluation du franc, l'ambiance générale est plutôt morose. Ce qui excite le plus les journalistes sont les faits-divers et, à l'opposé, les grandes “avancées du siècle” que sont la course à la Lune, la découverte du laser et les philosophies New Age. Le plus frappant est de lire la manière dont les journalistes traitent tous ces sujets : sans aucun rationalisme. Pour eux, la conquête spatiale va permettre de trouver des extra-terrestres et/ou Dieu et/ou le sens de la vie… et Matkormano fait parler des statues.

 

    Vous avez travaillé avec comme matière première des images d’archives, pour la plupart issues des télévisions française et luxembourgeoise, auxquelles vous avez rajouté des images que vous avez vous-mêmes tournées. Or, il est très difficile de les distinguer les unes des autres.

 

Fabien Rennet | Il nous paraissait important de ne pas faire d'aller-retours entre passé et présent mais de placer plutôt le film dans une temporalité indéterminée, de brouiller les pistes quant à l'origine et la date des images. Comme point de repère, nous avons eu très tôt ‘Les Documents interdits’ de Jean-Teddy Philippe et ‘La Malédiction des plumes’ de Marc Thomas et nous voulions en faire une synthèse : non pas une fausse histoire mise en scène dans un faux-documentaire mais une histoire vraie tellement incroyable que sa véracité puisse poser question. 

 

    Ce qui est vrai pour l’image est également vrai pour les voix. On entend la voix originale du mage au début du film, puis la voix de Damien Schultz vient prendre le relai sans qu’on s’en rende vraiment compte. Comment avez-vous travaillé avec Damien  Schultz ? C’est presque un travail d’imitation qu’il a produit sur votre film.

 

Fabien Rennet | La voix originale du mage n'est pas dans le film :)

 

    Comment avez-vous écrit la voix-off de Maurice Gérard / Matkormano ? Avez-vous travaillé d’après des documents ? Imaginé un ‘point de vue’ d’après ce que vous connaissiez de cette histoire ?

 

Fabien Rennet | Nos sources ont été ‘Magie à Marsal’ de Gérard de Sède, ‘Faites Jaillir votre puissance magique’ de Maurice Gérard, le jugement du TGI de Metz, les archives presse (Républicain Lorrain et Est Républicain) et audiovisuelles (ORTF et RTL). Avec ce matériel, nous avons reconstitué la chronologie de l'affaire jour par jour. C'est cette chronologie que nous avons travaillée avec Damien jusqu'à ce qu'il ‘soit’ le Maurice Gérard que nous avons interviewé.

 

    Tout le film est concentré autour de la figure de Maurice Gérard / Matkormano. Cependant, Maurice Gérard / Matkormano parle constamment de son épouse, la « grande prêtresse Alfeola » (Josiane Nain de son vrai nom). Or, elle apparaît peu dans les images d’archives, on entend à aucun moment le son de sa voix, et il est assez peu question d’elle, autant dans le traitement médiatique de l’affaire que dans votre film. Alfeola est l’angle mort de toute cette affaire. Qu’est-ce qu’on sait d’elle, avant, pendant, et après l’affaire ?

 

Julien Louvet | C'est notre plus grand regret. Alféola est sûrement la clé de toute l'histoire mais (mentalité de l'époque ?) il n'y a aucun article sur elle, aucune interview, à peine quelques images. Nous aurions aimé lui donner une place plus importante mais nous n'avions aucun matériel pour lui “donner corps”.

 

Fabien Rennet | Tout ce que l'on sait d'elle c'est qu'elle était préparatrice en pharmacie quand ils se sont rencontrés, qu'elle a eu entre sept et neuf enfants, qu'elle a été internée pendant quelques années avant et après le procès et qu'elle est morte à Saint-Ouen en 2004.

 

    Les autres grands absents du fait-divers et du film, ce sont les enfants. Ce sont les grandes victimes de cette histoire, or, il n’est presque jamais question d’eux, comme s’ils n’étaient jamais regardés comme des personnes à part entière.

 

Julien Louvet | Comme pour Alféola, la presse de l'époque de l'époque ne s'est jamais préoccupée des enfants. Elle a toujours considéré Matkormano comme la figure centrale de cette affaire. C'est pourtant là le drame de Maurice Gérard : avoir été accusé de mauvais traitements sur ses enfants et d'en avoir perdu la garde. Il avait beau être un mégalomane paranoïaque en quête de publicité, il lui a toujours été intolérable d'être accusé d'être un mauvais père. S'il y a une chose dont on peut être sûr, c'est qu'il aimait ses enfants.

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    Dans son dernier livre ‘Cinema Hermetica’, Pacôme Thiellement parle du New Age comme de la religion de la 'contre-orientation’, une pseudo-spiritualité accompagnant la phase de dissolution de l'ère du Kali Yuga (l'âge de fer), une version parodique et dégradée de la Tradition Primordiale, sinistrement centrée sur le Moi (tout tourne autour du 'développement personnel’) plutôt qu'une spiritualité du collectif et du cosmique. On retrouve bien une partie de l'image de Maurice Gérard que vous avez tenté de reconstituer : l'imposture (son pseudo-statut de mage), les mensonges (aux autres ― mais aussi à lui-même, Maurice Gérard ne s'est-il pas d'abord mystifié lui-même ?), le côté parodique de sa 'religion’ (les statues qui parlent, etc.).

 

Julien Louvet | Si l'on s'en tient à cette définition du « new age », effectivement. Mais je ne définirais pas la spiritualité de Maurice Gérard comme « new age ». La terminologie ne me plaît pas. Elle se définit en regard et en opposition aux traditions religieuses dominantes. Il n'y a pas d'opposition chez Maurice Gérard, mais plutôt une volonté de syncrétisme, comme chez Blavatsky ou Gurdjieff, doublée d'un sentiment de compréhension holistique.

 

Il EST mage car il pratique la magie : il agit sur le monde via des forces qui n’obéissent pas à la logique rationnelle. Je ne pense pas qu'il y ait eu une dimension parodique dans son travail, quant bien même il fut présenté de cette façon. Ça peut le sembler car on le regarde à travers le prisme de nos Traditions justement. Mais le fait de faire parler des statues par exemple est un animisme qui peut être perçu comme l'écho de son environnement. La transsubstantiation n'est pas un concept moins insensé.

 

Là où à mon sens il se perd, c'est effectivement dans son centrage sur le Moi. Et il faudrait peut-être y voir les prémices de ce qu'est l'Homme occidental de nos jours finalement…

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