LA LITTÉRATURE SOUS LE SIGNE OBSCÈNE DU SPECTACULAIRE
- lefeusacreeditions
- 30 janv. 2017
- 14 min de lecture
Dernière mise à jour : 19 juil.
ENTRETIEN AVEC JUAN FRANCISCO FERRÉ

A l’occasion de la sortie de notre Feu Follet sur ‘Bruit de fond’ de Don DeLillo signé Juan Francisco Ferré, nous sommes heureux de publier aujourd’hui un entretien que nous avions réalisé avec le romancier espagnol en 2015 pour le numéro 3 de la revue Inégale — et qui était jusque là restée inédite en ligne.
A quoi doit ressembler le roman du XXIe siècle ? Si la question est en soi un lieu commun à propos duquel tout le monde a son petit avis, force est de constater que peu d’auteurs parviennent à produire de véritables réponses en actes. Les deux derniers romans de Juan Francisco Ferré (Providence et Karnaval, parus aux éditions Le Passage du Nord-Ouest) font partie de ces livres qui regardent le monde droit à travers le pare-brise, rendant ensuite assez difficile la fréquentation du roman qui s’obstine à le fixer dans le rétroviseur. Pas de U-turn possible quand on ouvre un livre de Ferré. Une malédiction pour quiconque désire candidement poursuivre sa vie de consommateur de biens culturels périssables, mais une grâce pour qui brûle de faire sécession avec ce monde avarié et sa littérature servile de substitution. (Fabien T.)
Fabien Thévenot | Je commence sur le champ par une question impossible : c’est quoi pour vous être romancier au XXIe siècle ? En quoi votre travail est-il différent de celui du romancier du siècle précédent ?
Juan Francisco Ferré | Je ne vais pas te dire pourquoi je suis romancier, mais plutôt quel type de roman il m’intéresse d’écrire. Ce roman-là est une « machine de guerre » qui engage un combat acharné et implacable contre la culture actuelle et les médias (écrits et audiovisuels) qui s’y associent. Un roman qui se constitue comme machine de guerre est un roman qu’il faut comprendre, avant tout, comme une parodie de lui-même. Le roman comme machine de guerre est la meilleure stratégie pour aider la littérature à survivre dans un contexte de marché culturel conçu à l’image même de l’économie. La camisole de force que s’est imposé le roman à des moments bien précis de son histoire, l’obligeant à renoncer à la polyphonie narrative et aux libres jeux formels, s’est révélée plus répressive encore à une époque de grandes mutations sociales, technologiques, politiques et culturelles. Le mélange des styles et des registres est pourtant la base du genre romanesque depuis ses origines, c’est pourquoi je ne fais pas autre chose que de suivre les grands maîtres tels que Rabelais, Sterne, Sade, Joyce, Gombrowicz ou Cabrera Infante.
Les romans les plus stimulants que j’ai lus ces quinze dernières années sont surtout signés d’auteurs hispaniques : 2666 de Bolaño, les livres de Rodrigo Fresan et évidemment votre Providence. J’aime ces livres car dans le fond comme dans la forme, ils me semblent en phase avec leur époque. Comment expliquez-vous cette habilité du roman de langue espagnole à méditer et réfléchir droitement le monde ?
JFF | Je ne suis pas entièrement d’accord. Le domaine de la littérature espagnole, bien qu’on y trouve des tentatives très créatives, n’est pas plus privilégié qu’un autre pour comprendre le monde actuel. À mon avis, il est impossible de se faire une idée totale de ce qui est en train de se passer dans le roman mondial si on ne prend pas en compte les modes de narration nord-américains (Pynchon, DeLillo, Coover, Roth, Wallace, Danielewski, Ellis, etc.), russes (Sorokin, Pelevin, etc.), français (Houellebecq, Dantec, etc.), anglais (Thirlwell) ou japonais (Murakami) ; sans se retourner sur ces romanciers qui affrontent le monde globalisé à partir d’une perspective rénovée. Le roman d’aujourd’hui est plus que jamais cosmopolite et multiple. Il ne connait pas une seule langue puisqu’il les connait toutes (par le biais de la traduction), il n’appartient pas à une seule culture puisqu’il se déplace sur toutes les surfaces de la culture globalisée. C’est un modèle de fiction transnationale. En Espagne, un des plus grands précurseurs de l’expansion littéraire vers le monde médiatisé est Juan Goytisolo avec son roman La Saga des Marx, où, prétextant raconter la résurrection de Karl Marx jusqu’à la chute du mur de Berlin, il transforme toute la réalité de la société du spectacle en un grand carnaval comico-grotesque.
J’ai beau retourner le problème dans tous les sens, à part peut-être certains livres d’Antoine Volodine ou le Maurice Dantec de Villa Vortex, je ne vois pas très bien quels romanciers français parviennent à se hisser à la hauteur des livres susnommés. Vous qui lisez (et parlez) très bien le français, comment voyez-vous la littérature française contemporaine depuis l’Espagne ?
JFF | Depuis la fin du siècle passé, il me semble que le roman français a trouvé plusieurs voix qui parviennent très bien à comprendre le monde actuel en proposant de nouvelles représentations qui n’étaient pas à la portée des générations antérieures d’écrivains. Je sais que Houellebecq et Dantec, avec des romans aussi magnifiques que Plateforme, La possibilité d’une île, Babylon Babies ou Villa Vortex ne sont pas très appréciés des lecteurs plus littéraires. Mais à moi, ils me paraissent des écrivains en totale synchronicité avec les réalités du capitalisme tardif, de la révolution technologique, de la culture de masse et du consumérisme. Même chose pour Aurélien Bellanger avec son éblouissant Théorie de l’information. Actuellement, c’est le type de littérature qui m’intéresse le plus, toute langue et culture confondues. Celle qui parle du monde contemporain en rendant à la littérature son pouvoir de connaissance et d’intervention que les médias traditionnels ont prétendu lui retirer. M’intéressent aussi d’autres écrivains de ma génération - ou plus jeunes, tels que Claro, Mathias Enard, Bruce Bégout ou Camille de Toledo. Et me fascinent les pratiques de l’exégèse et de création d’un auteur comme Pâcome Thiellement, avec qui je sens une grande affinité pour sa revendication de l’esthétique carnavalesque, son interprétation originale de la culture actuelle, et son enracinement dans l’imaginaire pop du cinéma, de la musique et de la télévision.
Vos romans ne reculent jamais devant le challenge d’intégrer le jeu vidéo, Internet, l’image publicitaire, l’information en continu, le cinéma. Notre société étant désormais avant tout médiatisée par l’image, votre littérature à vous est ainsi devenue une pensée des images qui la reflètent. Était-ce un but en soi ou avez-vous rencontré ces exigences en chemin ?
JFF | En tant qu’écrivain pleinement conscient de ce que signifie l’idée de vivre sous le régime politique, social et économique dénommé « société du spectacle », je trouve nécessaire d’inscrire toutes mes fictions sous le signe obscène du spectaculaire. D’où ma démarche d’utiliser des médiums tels que le cinéma ou la télévision pour décrire la réalité médiatisée de notre temps ; autrement dit : spectaculariser le langage à travers la pyrotechnie verbale et les effets spéciaux que me fournissent la rhétorique classique. Avec la platitude du langage dominant, il est impossible de rendre compte de ce processus de spectacularisation absolue de la vie, des mentalités et des relations, de révéler ce phénomène déterminant qui court dans la société occidentale depuis au moins quarante ans. Une des nouveautés de ma conception de la littérature passe donc par ce paradoxe : la réhabilitation du vieil arsenal rhétorique pour mieux appréhender les derniers mécanismes technologiques et culturels qui ont reconfiguré notre expérience du monde, et qui continuent chaque jour davantage, dans des directions toujours plus inattendues.
Dans Providence et Karnaval se manifestent une forte empreinte médiatique et un jeu fondamental de re-médiations technologiques. Dans Providence, les technologies médiatiques confrontées sont le cinéma, la télévision et les jeux vidéo, alors que dans Karnaval c’est le système médiatique intégral de fabrication de la réalité qui est au centre de ces complexes stratégies narratives ; en commençant par la réappropriation d’un personnage totalement créé par les médias (le Dominique Strauss-Kahn sur-médiatisé de l’affaire du Sofitel - ndt), et se terminant sur la création d’un faux documentaire autour de l’ « affaire DSK » dans lequel divers penseurs, académiciens et écrivains d’influence internationale jugent le scandale depuis une multitude vertigineuse de points de vue ; et permettant à son tour que le texte contamine par sa texture narrative les référents et modèles cinématographiques et télévisuels.
Dans Providence, d’un autre côté, se posait le problème de comment intégrer dans le format du livre imprimé quelques caractéristiques de l’hypertexte électronique du jeu vidéo. Dans Karnaval, entre les multiples références à l’iconosphère médiatique contemporaine, s’incorporait ce que j’ai appelé l’ultime grande méta-narration du capitalisme, surgie des entrailles de la technologie de la théorie de l’information, la théorie du « régime computationnel » : l’univers est un ordinateur gigantesque que génère la réalité matérielle au moyen de programmes spécialisés semblables en tout aux procédures informatiques. Tout fonctionne dans l’actualité pour nous obliger à admettre cette vérité finale, nous faisant ainsi passer d’une interprétation religieuse ou théologique de l’univers à une spéculation technologique ou scientifique correspondant à l’état de la civilisation actuelle.
Dans ce nouvel horizon post-humain du capitalisme technologique, il conviendrait de se demander si le roman est encore ou non le code approprié pour hacker les clés d’un monde où il est devenu impossible de distinguer la réalité de la fiction. Ma compréhension du rôle du romancier au XXIe siècle ne peut être, par conséquent, plus critique : répondre depuis un médium artistique traditionnel, destiné à perdre de l’influence à mesure qu’avance la culture du nouveau siècle, aux défis d’un monde basé sur la nouveauté technologique permanente, l’excès d’images et d’information.
Ne trouvez-vous pas étrange certains jours que la littérature soit toujours debout — même si un peu mal en point — à l’heure du tout-image et de la communication ?
JFF | La fiction littéraire les absorbe tous en exploitant les possibilités qu’offrent la « re-médiation », le transvasement ou la traduction d’un média à l’autre. De plus, contrairement à d’autres formes de représentations, l’avantage de la littérature est que son mode de production n’est pas cher et ne dépend pas des mécanismes économiques de censure tacite contrôlant la plupart des produits audiovisuels. Le discours de la littérature est le discours de la liberté, dans tous les sens : une liberté de diction, de pensée, de critique, d’imagination. Il n’y a pas tellement de limites - je n’exagère pas - pour quelqu’un qui possède le talent de déployer à son potentiel maximum les fabuleux atouts de la narration littéraire.
C’est pour cette raison que cela me peine autant de voir une partie de mes collègues contemporains restreindre les potentialités narratives à leur strict minimum, en cherchant à contrôler les mécanismes de la fiction par peur des conséquences, en offrant des versions de la réalité conformes au goût conservateur de la majorité, ou en cherchant à représenter le passé ou le présent avec des schémas consensuels. La littérature peut tout et il faudrait reprocher aux écrivains peureux ou lâches de ne pas relever le défi qui émane du pouvoir de leur médium et des relations mentales privilégiées qu’il établit avec ses lecteurs, pour peu que ceux-ci se laissent manipuler ou persuader. La littérature de fiction te permet de piller les codes (linguistiques, culturels, moraux, sociaux, etc.) qui recréent la réalité dans les cerveaux des gens et transforment cet acte irrévérent, comme si ce n’était pas suffisant, en une fête dionysiaque et carnavalesque où tout ce qui est tenu pour sérieux et respectable est mis les quatre fers en l’air sans pitié. Et c’est, bien sûr, ce qui fait le plus de peur aux commissaires politiques culturels et à leurs fidèles serviteurs.
En même temps, tout a conspiré ces dernières décennies pour que l’impact social de la littérature soit chaque fois moindre. Cette liberté se paie donc par l’insignifiance à laquelle elle se trouve reléguée. Un vrai écrivain se trouve aujourd’hui fatalement rattrapé par la « boucle de communication », dans laquelle plus il s’exprime avec liberté moins il se fera entendre dans un monde dominé par le bruit et l’inanité des discours courants. Malgré tout, la « re-médiation » est l’unique moyen par laquelle la littérature peut s’imposer dans un contexte dominé par la facilité des contenus audiovisuels.
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Vos romans travaillent à la fois de grands thèmes (le terrorisme, le monde capitaliste, l’économie libidinale) et se déroulent souvent sous forme de farce. Votre dernier roman s’appelle Karnaval et est inspiré de l’affaire DSK. La dimension outrancière et grotesque liée à ces thèmes vous sert souvent de miroir grossissant tout en vous permettant de mettre le sujet à distance, mais toujours afin de mieux plonger en son cœur. D’où vous vient cette méthode ?
JFF | Le carnaval, comme esthétique de la réalité contemporaine, je ne l’ai pas créé pour le roman, c’est plutôt un effet dû à l’action intensive des médias sur la réalité dont ils rendent compte. Le carnaval médiatique est celui qui nous fait rire et qui devrait nous alarmer sur ce qui est en train de se passer. Le plus grave, à mon avis, c’est que nous ne nous rendons plus compte que nous vivons dans un système capitaliste qui creuse notre trou, mine sans pitié toutes les croyances et les valeurs que notre société déclare publiquement soutenir. Le capitalisme soumet ces supposées valeurs à un processus insidieux de dérision et de discrédit alors que les pouvoirs politiques essaient de préserver leur influence comme un contrôle minimal exercé sur une population bombardée par les contradictions et la bipolarité morale. C’est l’événement décisif de notre temps, la logique ultime du carnaval de la réalité. Cette schizophrénie terrible est le grand sujet de Karnaval, et n’a rien à voir avec un quelconque scandale sexuel, et c’est peut-être le fond de toute ma fiction. Seul le rire, comme exorcisme suprême, peut lui faire justice sans avoir recours à un moralisme facile, celui auquel les journalistes à la solde des différents pouvoirs ont l’habitude de souscrire.
Nous subissons des modèles de représentation si aseptisés et normalisés que n’importe quelle image qui échappe à la norme semble grotesque. Ce qu’on nomme grotesque, c’est cette dimension monstrueuse ou difforme de la réalité des corps, des objets et des actions, et pour moi c’est une manifestation explicite du réalisme. Une tentative de mettre en crise les habitudes conventionnelles de perception, et de montrer la réalité sans dissimulation ni hypocrisie. Le grotesque et le caricatural sont des moyens de déchirer le voile qui empêche de voir le réel dans toute sa nudité et sa crudité, et de souligner sa fonction dissimulatrice. L’exagération et l’excès sont aussi des instruments cognitifs pour faire bouger les consciences engourdies, pour les tirer de la zombification à laquelle la culture institutionnelle soumet une majorité de la population.
Avez-vous vu le film de Ferrara sur DSK, Welcome to New York ?
JFF | Oui, c’est un film raté. Ferrara, un réalisateur que j’admirais beaucoup dans les années 90, me parait aujourd’hui fini, donne un traitement totalement inadéquat au thème du scandale. Pourtant, comme je l’ai montré dans Karnaval, le cas DSK est un sujet parfait pour un romancier n’ayant pas peur de mettre en marche tous les mécanismes de la fiction, aussi offensifs et fantastiques qu’ils puissent paraître, afin d’explorer l’ « économie libidinale » du capitalisme à travers un de ses agents les plus privilégiés. Sade représentait les libertins aristocratiques du XVIIIe, moi c’est le dieu K (DK, le nom donné au personnage inspiré de DSK, - ndt) que je représente dans ce roman. Un représentant du pouvoir et l’incarnation privée du luxe et l’ostentation des privilèges de la classe supérieure. Comme matériel fictionnel, c’est hautement explosif.
Vous êtes apparu sur la scène littéraire en même temps que les auteurs de la « Generación Nocilla », connue à l’étranger sous le nom d’ « Afterpop », mouvement auquel vous êtes souvent associé. Cette littérature est connue pour son attachement à la « low culture », sa capacité à intégrer les comportements contemporains liés à la consommation (sampling, zapping). Dix ans après son apparition, quel bilan en tirez-vous, individuellement comme collectivement ? Les lignes de force ont-elles bougé ? Ces auteurs sont-ils parvenus à se faire une place, médiatique comme littéraire ?
JFF | Sur la scène littéraire espagnole, mon apparition comme écrivain est relativement antérieure à celle de la dénommée « Generación Nocilla », que personnellement je préfère nommer « Mutante ». Bien qu’écrit entre 1998 et 1999, mon livre de « fictions unitaires » (plusieurs nouvelles indépendantes finissant par former un récit - ndt) La Vuelta al Mundo, qui vient de reparaitre en Espagne dans une version corrigée et augmentée, n’a pas été publié avant 2002. Et mon roman La Fête de l’Âne (traduit en français en 2011 et édité par Passage du Nord-Ouest - ndt), bien que rédigé entre 2000 et 2001, n’a pas été publié avant 2005, avec un prologue de Goytisolo. Enfin, mon livre Metamorfosis®, qui compile tous mes récits écrits entre 1989 et 1997 fut seulement publié après le succès littéraire de La Fête de l’Âne, en 2006. Peut-être que ces quelques dates te donneront une idée des difficultés que peut rencontrer un écrivain avec une pensée littéraire dissidente par rapport à celle qui domine sur la scène espagnole, pour mériter l’attention des éditeurs, des critiques, et par-dessus tout, des lecteurs.
Quant à l’influence du mouvement « Mutant » sur la littérature espagnole, il n’y a aucun doute qu’il a changé beaucoup de choses, grâce à nos œuvres et aux discussions littéraires que nous avons tenues. Cependant la résistance de certains critiques et lecteurs, pour des raisons aussi culturelles que sociologiques ou médiatiques, favorisent une meilleure visibilité des formes narratives moins audacieuses, plus routinières et anodines.
Certains auteurs ont été traduits en français (Eloy Fernández Porta, Agustín Fernández Mallo), mais une grande partie de cette littérature est inaccessible par chez nous. Quels sont à vos yeux les livres qui ont été perdus en chemin ?
JFF | Ils sont trop nombreux pour les citer tous, mais le plus préoccupant c’est que même en France, la vision dominante de la littérature espagnole est très conventionnelle, composée d’auteurs et d’œuvres qui représentent les tendances les plus conservatrices et les approches narratives les plus dépassées. La littérature la plus créative est toujours confrontée aux mêmes problèmes. Aujourd’hui, il n’est pas possible d’être un écrivain né en Espagne et d’être perçu comme un écrivain européen - ou comme écrivain global qui se conçoit comme européen bien avant d’être espagnol - sans donner lieu à de nombreux malentendus. Le petit contexte, comme disait Kundera, est dans le cas espagnol d’une limitation écrasante, chez soi comme ailleurs. En tant qu’écrivain, je n’ai pas de passeport, ma langue de création, tout en restant importante, est accidentelle et n’importe quelle traduction multiplie le sens de mes livres ; ma perspective sur le monde traite du fait d’être le moins conditionné possible par mon origine nationale, régionale ou culturelle. Par définition, aucun de mes romans ne revendique d’appartenance à ce qui est strictement espagnol. Au contraire, mon idée de la fiction contemporaine me pousse à affirmer à travers mon approche narrative la condition transnationale de l’écriture. Pour moi, si la littérature n’est pas mondiale, elle n’est rien, et dans ce sens, elle ne vaut pas la peine qu’on s’occupe d’elle. Les écrivains « mutants » partagent tous cette perspective et souffrent de malentendus et de préjudices hostiles générés par une perception de la littérature filtrée et médiatisée par les stéréotypes nationaux qui régentent la vision de chaque pays à l’étranger, et l’action culturelle des agences d’État chargées de diffuser une image déterminée de l’espagnol face aux autres modes d’expressions plus éloignés de la norme ou de la tradition nationale.
Vous avez enseigné à l’université Brown de Providence, Rhode Island durant sept ans (2005-2012). Bien que votre roman Providence raconte l’histoire d’un metteur en scène espagnol venu donner des cours de narratologie dans une université américaine, il me semble contenir assez peu de détails autobiographiques vu l’aspect hyper fantaisiste du récit. Cependant, j’ai le sentiment que Providence renferme secrètement en lui un mood, un rapport sensible à la culture américaine qui a agi comme un déclic sur le récit. Que c’est cette sensibilité qui guide le roman plus que des événements précis vécus.
JFF | Dans Providence, j’ai tenté d’inventer un modèle de fiction autobiographique qui serait irrespectueux des conventions qui régissent la compréhension des concepts de l’autobiographie et de la fiction. Le résultat est un roman dans lequel se crée une boucle entre la fiction hyperbolique et l’expérience mise à nue. L’autobiographique s’entremêle dans le récit avec le virtuel de telle manière qu’il est impossible, au jour d’aujourd’hui, de savoir ce qui est réel ou non dans ce que je raconte. Pour certains lecteurs, tout est réel tandis que pour d’autres, tout est une fantaisie subjective dont le sujet est le réel. Parfois, j’ai la sensation d’avoir vécu tout ça, d’autres fois j’ai l’impression de l’avoir rêvé, et d’autres jours, j’ai l’impression d’avoir entendu quelqu’un raconter cette histoire à un autre dont le nom m’échappe à mesure que j’essaie de m’en souvenir. Pour cette raison, il est difficile de répondre à la question du pourcentage de vécu et d’imagination que contient un roman comme celui-là, dans lequel les souvenirs des personnages sont déterminés d’après leurs expériences réelles, et à qui on fait porter le masque de l’imagination afin de leur rendre toute leur intensité et leur vérité. Pour cette raison, je ne pourrais pas te dire qui a vraiment écrit ce roman. Pour l’écrire, je me suis tenu au plus proche de l’idée narrative perverse exprimée par Borges dans sa nouvelle Tlön, Uqbar, Orbis Tertius à propos de la « réalisation d’un roman à la première personne, dont le narrateur omettrait ou défigurerait les faits et tomberait dans diverses contradictions, qui permettraient à peu de lecteurs – à très peu de lecteurs – de deviner une réalité atroce ou banale ».
Un grand merci à Julien Besse.








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