L’ÂME EST LA-BAS | TRUE DETECTIVE ET LA LÉGENDE
- lefeusacreeditions
- 30 mars 2014
- 7 min de lecture
Arthur-Louis Cingualte

“I saw the light
that just buzzed
I saw the light
but, my brain just buzzed
I cry because you never know
I cry because you will never know
just how black can an animal be?
how black can an animal be?
Dark like darkness
dark like a devil out in the woods now”
Jeffrey Lee Pierce – A Devil in the Woods
Il s'est passé quelque chose d'important le dimanche neuf mars 2014 au soir sur HBO.
Quelque chose qui s'est modelé hors du plasma de nos écrans et s'est adressé directement à notre âme. Au terme d'un éprouvant périple dans les ténèbres ressuscitant nos doutes sur la nature humaine et nos terreurs les plus primitives nous avons pu observer la naissance d'une nouvelle et resplendissante étoile. L’intensité de son éclat, aujourd'hui encore inscrit dans nos rétines, nous rend plus forts, plus courageux. Il nous donne la ferme conviction que, comme le soulignait le poète du Grand Jeu, Roger Gilbert-Lecomte, seuls « les lueurs de nos voyants suffisent à indiquer la seule voie qui pourrait sauver l'humanité de son abjection sans bornes. » Si l’œuvre de Nic Pizzolatto nous fascine tant, c'est que nous manquions de voyants comme les détectives Rust Cohle et Marty Hart, à élever ; c’est que nous manquions de l'unique condition pour prononcer notre foi en une réalité supérieure : la Légende.
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C'est comme l'outre-monde des âmes perdues que dans un très courte nouvelle Ambrose Bierce évoque le premier l'antique cité de Carcosa. Le narrateur y parvient dans un demi songe sans la reconnaître ; un temps, il est même persuadé en venir. Après quelques considérations solitaires entre des pierres tombales inégalement bousculées l'auteur trouve la sienne. Il découvre avec terreur qu'il est déjà mort. Pourtant, si tragique soi l'issue de son récit le lecteur n'accuse une véritable stupéfaction : il constate ce que l'auteur du Dictionnaire du Diable avait soigneusement exposé en introduction : « Il est différentes sortes de mort ; en certaines le corps demeure alors que, en certaines autres, il disparaît tout à fait en même temps que l'âme. Ceci n'advient communément que dans la solitude (telle est la volonté de Dieu), et, nul n'ayant assisté à la fin, nous disons que l'homme s'est perdu ou qu'il est parti pour un grand voyage, ce qui est l'exacte vérité ; mais parfois la chose s'est produite à la vue de plusieurs, et maints témoignages en fait la preuve. Il est une espèce de mort ou l'âme meurt, elle aussi, et l'on a vu ceci advenir alors que le corps restait vigoureux pendant de nombreuses années. Et parfois (nous en avons des attestations véridiques), l'âme meurt en même temps que le corps, mais, après un certain temps, elle est ressuscitée en ce lieu même où le corps tomba en poussière. » Bierce pose de nombreuses et vertigineuses questions : à quel moment possède-t-on son âme ? La trouverons-nous jamais si on la cherche ? Faut-il la perdre pour pouvoir véritablement la posséder ? La connaissons-nous seulement quand nous la savons perdu ? Autant d'interrogations auquel semble répondre le destin des personnages de la série True Détective.
Maggie, l'épouse de Martin Hart, note très justement que « Rust knew exactly who he was… and there was no talking him out of it[…] Marty’s single big problem was that he never really knew himself». C'est là, pourrait-on dire, toute la différence qu'entretiennent ceux qui ont perdu leur âme de ceux qui ne l'ont jamais cherché. C'est aussi ce qui rend ces deux personnages, l'un ésotérique, l'autre exotérique, si complémentaires. Ils sont à l’image du saint Libéral et du saint François du peintre vénitien Giorgione : ils portent à eux deux les termes ésotériques de la conversation sacrée. Comme l’écrit Simone Weil, ils indiquent qu’il «faut préférer l’enfer réel au paradis imaginaire». La Louisiane, cette terre du sud plus bas que la mer, cette terre désolée par une fièvre atmosphérique, est ce là-bas, ce lieu qui, clos, favorise la contagion des rêves et permet la conquête de l’âme.
Ahuri par l'aspect illusoire de sa vie familiale, tourmenté par la fragilité de son équilibre et de son bon-sens, cette locked room, ce paradis imaginaire, qui constitue the secret fate of all life, Hart est dévoré par son cœur (son nom, par ailleurs, semble même le signifier très clairement). La sécurité de l'enfant et la femme sont les colonnes qui soutiennent son édifice morale : il exécute Ledoux après avoir découvert les deux enfants qu'il maintenait prisonnier, il tabasse les deux jeunes majeurs qui se sont tapés sa fille, il apparaît sous son jour paternel quand la nymphette qu'il visite lui confie son dépucelage anale, il quitte le département de police après la découverte macabre d'un nourrisson explosé dans un micro-onde et enfin accepte de reprendre l'enquête qui le lie à son partenaire après avoir vu les images infectes d'une fillette – peut-être Marie Fontenot - livrée aux désordres d'une bacchanale folklorique. Plus Hart se rapproche du Mal, de sa substance, plus il purge ce qui fait défaut à son âme ; plus il fragilise son amnésie et perçoit l’ubiquité de la lutte à conduire. Il est l’ange qui a oublié avoir refusé le ciel pour confondre le Diable mais dont l’activité du cœur et l’intensité des désirs - même quand ils les conduisent à se noyer dans une capiteuse poitrine - lui dessinent le souvenir de cette promesse, de cette dette.
L’enquête que poursuit Marty, conduite par le cœur, concerne la justice. Si elle est tout à fait différente que celle que mène Cohle pour la restitution de son âme elle n’en est pas moins essentielle puisqu’elle en trace, comme les mangroves et les routes du bayou, les méandres.
Pour celui qui recherche son âme tout est, en effet, différent. Il convient de s’enraciner dans l’exil. Il convient de n'observer aucune frontière entre le Bien et le Mal. Cohle est comme le poète : son singe sur l'épaule est son Virgile, les femmes et les enfants disparus ses Béatrice. Les similarités qu’il entretient avec lui ne se limitent toutefois pas un ordre iconographique et esthétique : elles sont aussi d’ordre pratique. Le soin qu’emploi l’enquêteur texan à se défoncer trahit une profonde analogie avec l’intoxication que recommande Roger Gilbert-Lecomte dans Monsieur Morphée, empoisonneur public – où ailleurs Baudelaire et d’autres - pour parvenir à mêler ensemble veille et rêve. L'objectif de cette configuration particulière des sens et de l’intellect, de « cet état provoqué » loin d'être illusoire, est de développer le troisième œil. Cette épiphyse révélée, cette voyance qui restitue « la mort dans la vie » et pénètre la réalité kaléidoscopique des mondes.
En conclusion de son essai, et avec une virtuosité rhétorique que n'aurait pas reniée Cohle, Gilbert-Lecomte, dévoile les vertus de cette hygiène : « Et les mutilations volontaires, les empoisonnements terribles des alcools qui roule l'être pantelant aux rivages de la mort, les coups de tête dans les murs, toutes les souffrances à soi-même infligées sont les seuls critériums qui m'assurent des hommes assez physiquement désespérés, assez mort à leur propre individu pour montrer sur leur visage les sarcasme impassible du désintérêt devant la vie, gage unique de tous les actes surhumains.» Ainsi, quand Rust répond à Marty, qui interroge l’objectivité de ses arguments pour reprendre l’enquête, qu'il a été « functional, but hammered», nous pouvons entendre « fonctionnel puisque défoncé ». En entretenant un état que la philosophe Simone Weil définit comme un « instant d'arrêt, de contemplation, d'intuition pure, de vide mental, d'acceptation du vide moral qui concentre les conditions pour être capable de surnaturel »il agit, tant auprès du Mal que du Bien, sur la dimension mythique de l’enquête. Il est le héros qui, au prix de nombreux sacrifices et de souffrances, de visions et de maléfices – notamment lorsqu’il suggère le suicide à la Médée du bayou – peut alors écarter le voile hallucinatoire de la réalité matérielle.
Et de la même façon que le héros, seule la réappropriation finale de son âme peut convenir du bon usage de son pouvoir surhumain.
«Marty, this is the place». C’est uniquement là où le Mal est le plus intensément présent que se révèle le bien. Si l’Adversaire est absent, l’Ange l’est tout autant.
Au bout du labyrinthe en ruine de Carcosa, Cohle guidé, par la voix du vrai monstre-de-la-fin-du-rêve entrevoit ce que Jorge-Luis Borges nomme « l'imminence d'une révélation qui ne se produit pas » (puisqu’elle se produit ailleurs) sous la forme d'un maelström cosmique qui préfigure la substance absorbante au sein de laquelle il va, au terme de son coma, reconquérir son âme. Rien d'hallucinatoire ici, Rust Cohle est juste parvenu à l'ultime étape de son initiation. Le labyrinthe n'est qu'un objet allégorique. Le détective se dépouille de sa divinité imaginaire, il devient la partie qui imite le tout, il jongle avec des volcans. « Take of your mask » crache furieusement Errol Childress à Cohle l'invitant à mourir avec lui, sa lame lui fouillant le ventre. Mais ce que ne sait pas le monstre-de-la-fin-du-rêve, grisé par ses délires de toute-puissance, c'est que, de masque, le détective n’en porte plus. Comme le chante le trio mystique Sun City Girls « when I was dead I looked excatly like you. Now I’m alive where nothing is true. » : il a souffert la révélation de son âme, il s’est incarné.
A l'intention de celui qui a échoué à le perdre dans une spirale qui jamais ne se boucle, il peut alors emprunter les mots que prononce le Roi d'Arabie à l'orgueilleux Roi de Babylone dans un conte du maître des dédales, Borges : « Ô Roi du temps, Substance et Chiffre du Siècle ! En Babylonie, tu as voulu me perdre dans un labyrinthe de bronze aux innombrables escaliers, murs et portes. Maintenant, le Tout-Puissant a voulu que je montre le mien, où il n'y a ni escaliers à gravir, ni portes à forcer, ni murs qui empêchent de passer. » Que la gloire soit à celui qui au cœur de l’abîme du Mal, se relève.
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« La création, nous indique Simone Weil, c'est le bien mis en morceaux et éparpillé à travers le mal. » Rust a raison de reprendre Hart qui constate fataliste l'immensité obscure : la lumière ne se mesure pas à son rayonnement mais à son éclat.
L'étoile qu'invoque True Detective brille intensément. Elle est suspendue dans le soir afin que, comme pour les héros de la mythologie, nous puissions garder la mémoire de quelques victoires sur les ténèbres.
Notre âme arraché au Mal, là-bas, il nous incombe à nous, maintenant, de multiplier les astres pour achever le dessin d'une toute nouvelle constellation.








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