top of page

L’INVISIBLE EN OFFRANDE

THE UNKNOWN (Tod Browning, 1927)


Warren Lambert


ree

« Ô merveille, qu’on puisse ainsi faire présent de ce qu’on ne possède pas soi-même, ô doux miracle de nos mains vides ! »

Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne.

 

Lorsque, au moment de la conquête du Nouveau-Monde, les Espagnols arrivèrent sur le territoire guatémaltèque, ils n'y commirent pas seulement des exactions en tous genres – comme forcer la population Indienne adepte des rites mayas à se convertir au catholicisme –, mais firent également naître, au confluent des deux croyances, un drôle de Dieu « païen » (à vrai dire mi-saint, mi-Dieu) dont aujourd'hui encore son effigie comme son nom, Maximón, recouvrent les origines les plus diverses et les interprétations les plus variées.

 

« Dans le vieux Madrid circule une histoire dont on dit qu'elle est vraie ». C'est par ces mots que débute le film de Tod Browning, The Unknown, nous avertissant que son histoire nous est montrée ici uniquement pour ce qu'elle est : une légende de rues, une simple rumeur. On a alors tout loisir d'imaginer qu'elle se déroule sur le territoire espagnol, dans une sorte de legs inversé de la cruauté et de la violence dont firent preuve les colons du Nouveau-Monde ; un legs renvoyé à la source de cette idole Indienne, Maximón, dont Alonzo procure de poignantes réminiscences : l'allure, pour commencer, avec ces étoffes et ces foulards dont le noir et blanc du film de Browning nous suggère d’y superposer les tons terreux et célestes de la panoplie de Maximón ; puis, derrière les ribambelles de tissus, la même chair dissimulée, avec le visage comme seule extrémité visible, où se concentre le jeu halluciné de Lon Chaney, connu pour ses dons de transformiste, d'auto-défiguration, tous les masques que son imposante filmographie avaient amenés un jour à lui faire déclarer : « Entre les images, il n'y a pas de Lon Chaney. »

 

Maximón est une divinité protectrice inventée jadis par des hommes doués de pouvoirs prophétiques (les nahuals) et supposée veiller sur les femmes du village en leur absence. Créé à partir d'un arbre dont on ignore l'essence, Maximón pouvait revêtir toutes les apparences humaines, les deux sexes, tous les âges. Dès lors, cette divinité prit vite l'habitude d'errer dans le village, courtisant indifféremment hommes et femmes, reconnaissable à ses mains à quatre doigts, et qui semblait faire planer un grand danger sur tous ceux ne parvenant pas à temps à la démasquer. Peu à peu, ce « Mam », comme il fut surnommé, commença à faire tout le contraire de ce pourquoi il avait été créé, tout ce qu'il était censé prévenir. Une créature imparfaite, capricieuse, séductrice voire prédatrice, et à qui les nahuals, pour remettre dans le droit chemin ce Dieu qu'ils amenèrent parmi eux, décidèrent de lui couper les bras et de raccourcirent ses jambes ; de lui enlever ainsi toute souffrance humaine provenant de la chair, et ce pour ne lui laisser que ses seuls pouvoirs de métamorphose que les nahuals lui avaient transmis par leurs mots sacrés au moment de sa création.

 

Les forces de Maximón étant capables d'engendrer le bien comme le mal, les habitants du village lui demandèrent de les mettre à leur disposition, car, livré à lui-même, ce Dieu était visiblement infichu d'agir de façon clairvoyante et raisonnée.

 

Alonzo (joué par Chaney), dans le film de Browning, reprend cette silhouette brute, amputée et vengeresse, mais la transfigure dans celle d'un imposteur, d'un bandit infiltré parmi la troupe d'un cirque gitan et qui commet son seul faux-pas en se prenant de passion pour une femme, Nanon, la fille du patron de la troupe qui ne supporte pas que les hommes puissent poser leurs mains sur elle.

 

Alonzo a voulu oublier qu'il était un être avant tout façonné par la duplicité, à qui, hélas, ses mensonges ne profiteront jamais. Cette étape qu'il franchit en décidant de faire advenir réellement l'infirmité qu'il ne faisait au départ que simuler, pourrait dès lors se traduire comme un saut dans la foi. Une vérité qui, en se délestant de son simulacre, provoquera une révélation bien plus terrible pour lui (l'annonce des sentiments de Nanon pour Malabar, le surhomme de la troupe) ; une mise à nu d'autant plus douloureuse et cruelle qu'elle est condamnée à devoir taire les conditions de son avènement.

 

En choisissant cette opération qui, confiera-t-il à Nanon, lui fera « perdre de la chair », Alonzo entend arracher un poids aux mensonges dont il a tressé son personnage, pensant se rapprocher de celle qu'il aime en éliminant physiquement chez lui l'objet de la phobie qu'elle nourrit à l'endroit des hommes. Cette offrande par soustraction devient le stigmate d'un acte qui aurait pu le sauver – à savoir que sa nouvelle physionomie accrédite le mensonge dans lequel son corps s'était drapé –, mais qui, lorsque Ninon craquera du jour au lendemain pour les gros bras musclés de Malabar, se transformera en une humiliation lui brisant littéralement le cœur.

 

La tragédie ici provient de ce corps inventé, falsifié, cherchant à rejoindre la supplication d'une femme en larmes (larmes de colère), qui clamait combien « Dieu serait sage de leur [les hommes] enlever les mains à tous ». Dans le montage subsistant du film, ce n'est qu'à la faveur d'un contre-champ sur le visage également en pleurs d'Alonzo (larmes d'extase) que le spectateur comprend que la plainte de Nanon n'était pas que pure prière adressée à elle-même. C'est dans cet échange – mais que l'on reçoit après-coup comme tel – , dans ce raccord, que se joue tout le rapport de Ninon aux hommes, tout le pouvoir d'invocation que le film semble lui prêter ; l'idée qu'Alonzo et Malabar pourraient être des inventions de la jeune indécise, des excroissances de son imagination, répondant à son besoin de déposer son traumatisme dans deux corps qui en symboliseraient les profondes contradiction et hésitation. Le procédé sera réitéré dans une séquence ultérieure, où alors qu'elle pense parti Malabar, celui-ci se retrouve tapi dans un coin de sa chambre au moment où elle se laisse aller à embrasser le bouquet de fleurs qu'il était venu lui offrir dans la scène précédente.

 

À l’instar de Maximón, l'amputation des bras est le moyen par lequel Alonzo, de lui-même cette fois, cherche à rejoindre l'innocence de sa quête d'amour aveugle, le moment où ce corps ainsi réduit lui permettra, pense-t-il paradoxalement, de mieux toucher, voire de s'installer de manière indéfectible au sein du fantasme qu'il s'est créé autour de Nanon. « L'inconnu » du titre (mais est-ce l'homme ou le phénomène qu'il désigne ?) trouve comme réponse l'exagération. Car chez Alonzo, tout est surenchère, et c'est pourquoi il donne le sentiment de tout recevoir de façon amplifiée, décuplée. Au lieu de couper son troisième pouce (cette protubérance qui est la preuve de son identité réelle), il décide de se couper les bras ; quand Nanon lui annonce son mariage avec Malabar, il rit à pleine gorge au lieu de pleurer à chaudes larmes ; enfin, dans la séquence finale, il tenter de tuer celui dont est amoureux la femme qu'il aime, devant elle et au risque de révéler sa véritable nature, plutôt que de lui avouer ses sentiments.

 

    Les minces accessoires du rapport au sacré : Cojo, le fidèle assistant, porte la fourche et plus tard la croix de son maître. Au Guatemala, celui qui aide et porte Maximón est appelé telinel.

 

Ce à quoi Alonzo semble surtout avoir renoncé avec son opération, c'est la capacité à s'orienter ; sans plus aucune prises (physiques et bientôt psychiques) qui lui permettraient de rendre ce que le monde peut être amené à lui donner, ce corps qu'il s'est ainsi modelé ne se destine plus que à l’attente. En abandonnant sa duplicité (dont ses bras étaient l'indice visible), il assume d'avoir toujours voulu offrir à Nanon ce qu’il ne craint plus désormais de lui montrer : un amour, au sens strict, privé de soi. En cela, Alonzo se garde bien de dire au personnage joué par Joan Crawford qu'il la retient auprès d'elle parce qu'il l'aime mais, préfère-t-il le formuler, parce qu'il tient à l'éloigner de tout ce qu'elle déteste.

 

C'est ainsi qu'en guise de contrepartie à la démesure d'Alonzo, le caractère sacré que revêt son offrande des bras est par deux fois traduit dans l'absence de mots pour en exprimer la décision. Ce secret des mots, son impossible formulation – ou audition, plutôt – est ce qui place cet acte sacrificiel dans un au-delà de la dimension narrative et dramaturgique de l'histoire ; son corollaire fatidique étant qu'il renforce cette idée déjà entêtante que l'amour ne s'y déploie que sur la base de non-dits et de malentendus.

 

Cette dépossession (anatomique, amoureuse) d'Alonzo que le film met en scène en fait une figure condamnée à attendre, et qui ne peut désormais compter que sur l'attente pour avoir un rôle à jouer dans le chassé-croisé de ceux qu'il a eu tort de vouloir berner.

 

Maximón, entouré depuis par ses tehuals (ses gardiens), passe lui aussi ses journées à fumer, boire et entendre des prières lui être glissées dans le creux de l'oreille. Celles et ceux qui viennent le visiter lui donnent à la fois le monde à sauver et à maudire.

 

La métempsychose de ce saint guatémaltèque par le film de Browning enterre pour de bon l'influence théologique d'un Christ de seconde zone avec qui les détracteurs espagnols de Maximón ont toujours voulu l'associer en l'investissant de la figure du traître, d'une sorte de Judas sud-américain que ce saint étrange représentait pour eux, niant de ce fait son versant maya originel, pourtant inséparable de son identité duale. Ce qui devait gêner les colons, c'est qu'ils avaient face à eux une divinité prête avant tout à disparaître, à se retirer : c'est là sa profonde antinomie avec le dieu catholique. Si on avait conservé les membres supérieurs de Maximón, peut-être aurait-on vu inscrits sur ses mains les mêmes mots que sur celles de Robert Mitchum dans La Nuit du Chasseur : Love et Hate.

 

De même qu'Alonzo donne la mort (au père de Nanon et, du moins essaye-t-il, à Malabar) mais pour finalement ne pas hésiter à se suicider en se jetant sous les sabots des chevaux dans la scène finale, le mal que Maximón fut retenu de faire par son supplice n'aurait été que l'affolement de cet amour qui lui a été incubé. Car lui comme Alonzo ne sont avant tout que cela : des incubes aimants, jusqu'à en crever de n'avoir que l'invisible à offrir.

Commentaires


Les commentaires sur ce post ne sont plus acceptés. Contactez le propriétaire pour plus d'informations.
bottom of page