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GILBERT SORRENTINO

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    Pourquoi Sorrentino ? Peut-être parce qu'en ce début d'année 2024, ce blog du Feu Sacré s'est placé tout à fait fortuitement sous les astres de la fiction, genre plutôt délaissé dans nos publications et que Sorrentino, lui, n'a eu de cesse que de triturer, malmener, pervertir, subvertir. Et peut-être est-ce parce que Sorrentino est si inclassable dans cet exercice que seule une maison sœur de celle du Feu sacré a osé jusqu'ici rendre disponible en français une partie de son œuvre. Pour les âmes curieuses, voici donc un entretien ayant eu lieu par correspondance entre décembre 2004 et janvier 2005. Il a été initialement publié dans un ouvrage consacré à l'auteur aux Presses Universitaires de Rennes.


 

Il semble y avoir une tension constante dans votre œuvre entre, d’une part des cadres structurels préconçus et des contraintes imposées, et d’autre part la prolifération du langage. Peut-on penser que c’est une réaction de l’intellect à l’excès ou à la perte de sens induits par les possibilités infinies des combinaisons verbales ?

 

Par « prolifération du langage », je suppose que vous voulez dire une sorte d’exfoliation des choses, c’est-à-dire les éléments, les signifiants ou simplement les noms. J’aime les listes parce que lorsqu’elles sont ouvertes, en terme de sujet, elles sont infinies. L’idée de quelque chose d’infini, couplé, si on peut dire, avec une contrainte rigoureuse, est une fascination sans limite – surtout si la liste – la prolifération – est contenue dans une contrainte formelle. Je ne sais pas si c’est une « réaction de l’intellect » ou pas, mais c’est quelque chose que j’ai fait pendant une bonne partie de ma vie d’écrivain. C’est peut-être une façon de contrôler l’incontrôlable, ou de faire semblant de le contrôler. Une superbe mise en ordre de choses semble un monde sous contrôle, même si le contrôle cesse d’exister hors de la mise en ordre. Mais c’est bien cela l’art, de toute façon, du moins je crois : un monde sous contrôle qui feint d’être une représentation d’un monde sans contrôle. Mais tous les écrivains savent que ce n’est qu’une feinte.

 

Estimez-vous que votre œuvre est devenue plus sombre au fil du temps : je pense à l’empreinte de la mort dans Petit Casino ou à la tonalité nostalgique des dernières pages de The Moon in Its Flight, par contraste avec la veine comique et exubérante de Salmigondis ou de Blue Pastoral ? Faut-il y lire un pessimisme grandissant ?

 

Je ne crois pas. Je pense que mon œuvre a toujours été sombre et pessimiste. Comment, sinon, qualifier Le Ciel change et Steelwork ? Et je crois que Salmigondis, malgré sa dimension comique, est fondamentalement « l’histoire » d’un écrivaillon de troisième ordre qui perd la raison à force de se faire des illusions sur son talent. The Moon in Its Flight, une histoire des années soixante-dix, est certainement sombre. Peut-être qu’en vieillissant je suis plus résigné au mystère du pilonnage de la vie.

 

Quelle place donnez-vous au recueil The Moon in Its Flight ? Est-ce une sorte de regard rétrospectif sur toute une carrière ?

 

Non, je ne crois pas, car j’écris encore et j’ai écrit d’autres nouvelles depuis sa publication, et j’ai aussi terminé un nouveau roman, et je travaille à un autre. Je crois que le « regard rétrospectif », c’est une idée du lecteur. Les écrivains, du moins ceux que je connais, regardent rarement en arrière parce que, une fois le travail terminé, cela devient profondément ennuyeux d’y repenser. Le livre (le récit ou le poème) en cours d’écriture est toujours plus intéressant.

 

Il semble que vous ayez cessé d’écrire de la poésie ces vingt dernières années. Est-ce dû à la recherche d’un nouveau langage de la fiction, capable de passer outre les barrières des genres ?

 

J’écris des poèmes occasionnellement, mais après m’être appliqué, pendant tant d’années, aux problèmes que pose la fiction, écrire un poème exige une sorte de préparation, un autre « état d’esprit », si vous voulez, et écrire un poème me fait tout drôle, comme si je n’en n’avais jamais écrit auparavant. Quant à « passer outre les barrières des genres », je crois que c’est possible en poésie aussi bien qu’en prose. La raison pour laquelle je me suis tourné vers la prose est assez simple : il y avait des choses que je voulais faire, du point de vue formel, et qu’il était plus facile de faire en prose, ou, sinon plus facilement, du moins avec plus d’effet. Mais je n’ai pas l’impression d’avoir abandonné la poésie. Bien sûr, il m’arrive de me demander s’il y a dix personnes sur dix mille qui savent lire la poésie, ou qui font la différence entre Yeats et Bob Dylan – et les autres s’en fichent.

 

L’image du ruban de Möbius conviendrait-elle pour décrire votre œuvre ? Est-ce qu’elle pourrait rendre compte avec justesse de ses retours, révisions, distorsions ?

 

Pourquoi pas.

 

Pourriez-vous expliquer la place de l’érotisme dans vos romans, au-delà de sa signification thématique, comme de dénoncer la pression religieuse par exemple ?

 

L’érotisme est présent dans mon œuvre pour plusieurs raisons – pour montrer l’amour, l’appétit sexuel, la faiblesse, la stupidité, le sacrifice, le pouvoir, etc. Je l’utilise aussi comme niveleur, d’une certaine façon, une manière détournée de dire, sans dire, que nous sommes tous les mêmes dans l’acte sexuel. Je me rappelle que quand j’étais enfant, nous regardions ce que nous appelions alors des « bibles de Tijuana » : c’était des petits livres de huit pages, avec pour « vedettes », pour la plupart, des personnages de bandes dessinées dans des aventures pornos. Mais parfois l’artiste (si l’on veut) qui créait ces livres avait l’idée de représenter des stars de cinéma ou des gens connus, de l’actualité, de la politique, ou d’autres domaines, dans des situations de frénésie charnelle. Pour moi, à douze ans, c’était une révélation de voir que des personnes réelles – des vraies – faisaient cela ! Je ne crois pas que je me le formulais comme cela, mais c’était là, dans ma tête. C’est curieux, mais je crois que j’utilise l’érotisme de cette façon-là : Tiens ! Mais c’est ta vieille instit., au lit avec – qui ça peut bien être ? – ma parole, c’est Donald Rumsfeld ! L’érotisme, pour insister sur notre humanité commune : tous complices dans le sexe.

 

Que pensez-vous du rapport qu’entretient le langage avec la réalité et le monde ? La déviation, dans le langage, est-elle un phénomène strictement linguistique avec lequel jouer ? Ou est-ce une affaire de perception ? Ou bien le monde ne serait-il qu’un chaos dont seul un langage chaotique peut rendre compte ?

 

Je suis d’accord avec l’idée que le langage ne peut pas véritablement représenter la réalité, mais dans la mesure où c’est tout ce dont disposent les écrivains, c’est la seule chose qu’ils peuvent utiliser. Tous les écrivains connaissent les étranges transformations qui se produisent, au cours de l’acte d’écriture, quand on est en train d’essayer, consciencieusement, de dire quelque chose qui soit aussi honnête que possible : presque immédiatement, l’écriture commence à dériver, à s’éloigner de la description objective, et à devenir elle-même. Et puis l’écrivain doit travailler sur la réalité de la matière écrite, et plus il la travaille, plus il s’éloigne de ce qu’il croyait vouloir dire. La « trilogie parisienne » de Beckett est une base pour toute réflexion sur la relation de l’écrivain au réel.

 

Pour rebondir sur le même sujet, que pensez-vous de ce que dit Wallace Stevens sur l’exactitude en littérature, qui serait « exactitude par rapport à la structure de la réalité » ?

 

Je suis d’accord avec Wallace Stevens, et sa remarque me fait penser au propos de William Carlos Williams qui dit que parfois, on est attiré par un vers en poésie, à cause de ce qu’il dit. Il écrit ceci : « Qu’est-ce que cela peut faire, ce que dit le vers ? » Si Hamlet est une grande pièce, c’est parce que le personnage, et ceux qui lui donnent la réplique, brillent dans le langage de Shakespeare, et sûrement pas parce que nous sommes fascinés par un homme incapable de prendre une décision. Ce qui nous fascine, c’est que l’incapacité d’un homme à prendre une décision soit rendue dans une forme linguistique sublime.

 

Vous avez souvent recours à des notions scientifiques, d’astronomie ou d’optique. Mes connaissances scientifiques sont limitées, mais, puis-je me risquer à comparer votre écriture, dans son processus, à la théorie de la lumière de DeBroglie, et dire que les mots jouent le rôle des photons dans la propagation de la phrase, comme des particules en mouvement qui concentrent toute l’énergie ?

 

Je n’ai aucune idée de ce qu’est la théorie de DeBroglie. Tous les mots, si c’est possible, devraient avoir l’énergie de la phrase entière. Hemingway est celui qui parvient le mieux à écrire comme cela – et c’est pourquoi Pierre, Paul et Jacques peuvent se servir de ses mots simples et ne produire que du tapioca. Hemingway comprend l’énergie que contient un seul mot. Moi aussi, j’essaie de faire des phrases qui permettent aux mots d’être plus que des éléments qui « racontent une histoire » ou qui font accéder à la partie « littéraire » de la phrase ou du paragraphe – la métaphore, le symbole, ou la comparaison tape-à-l’œil, ou la combinaison de prédicats, pour citer Barthes.

 

Dans un précédent entretien, vous mentionniez votre intérêt pour l’Oulipo. J’ai été tentée de dire que vous partagiez l’opinion de Calvino sur la littérature, selon laquelle elle ne serait qu’une série de transformations et de permutations infinies, à partir d’un nombre fini d’éléments et de fonctions. Est-ce que je me trompe ? Comment situez-vous votre pratique littéraire par rapport à celles de Harry Mathews, Queneau ou Georges Perec ? Par exemple, y a-t-il, comme dans l’œuvre de Perec, une clef biographique dans les motifs récurrents que vous utilisez ?

 

J’ai utilisé des procédés oulipiens dans une grande partie de mon œuvre, et je me suis intéressé aux contraintes formelles, quelles qu’elles soient, bien avant d’entendre parler de l’Oulipo. Oui, je crois comme Calvino que la littérature est fondamentalement une série de changements infinis – si on veut – à partir d’un petit nombre d’éléments. L’Oulipo donne accès à bon nombre de ces changements, mais il n’est pas nécessaire de les effectuer ou de le découvrir, au demeurant. Je ne pense pas que je sois un adepte des pratiques oulipiennes comme le sont Perec et Mathews. J’utilise souvent des procédés semi-oulipiens, ou alors, si j’utilise des procédés oulipiens pour accéder à une construction particulière, je change ou dilue le procédé à ma convenance. Il faut bien dire, évidemment, que Mathews et Perec eux aussi utilisent des procédés semi-oulipiens. Ce que je veux dire, je crois, c’est que les contraintes, c’est très bien, tant qu’elles produisent quelque chose qui est ou qui peut être de la littérature. Sinon, ce ne sont que des procédés ratés. Il n’y a pas de clef biographique dans les motifs récurrents de mon œuvre, et pourtant un lecteur attentif ou un chercheur scrupuleux n’auront aucun mal à les trouver, j’en suis sûr.

 

 

Plusieurs des livres de Gilbert Sorrentino ont été traduits en France et édités par les Éditions Cent Pages.

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