« EGO ET IN CALIFORNIA » : L’ARCADIE EN PAPIER MÂCHÉ
- lefeusacreeditions
- 12 sept. 2015
- 13 min de lecture
True Detective, saison 2, de Nic Pizzolatto
Arthur-Louis Cingualte

“Child, child, have patience and belief, for life is many days, and each present hour will pass away. Son, son, you have been mad and drunken, furious and wild, filled with hatred and despair, and all the dark confusions of the soul - but so have we. You found the earth too great for your one life, you found your brain and sinew smaller than the hunger and desire that fed on them - but it has been this way with all men. You have stumbled on in darkness, you have been pulled in opposite directions, you have faltered, you have missed the way, but, child, this is the chronicle of the earth. And now, because you have known madness and despair, and because you will grow desperate again before you come to evening, we who have stormed the ramparts of the furious earth and been hurled back, we who have been maddened by the unknowable and bitter mystery of love, we who have hungered after fame and savored all of life, the tumult, pain, and frenzy, and now sit quietly by our windows watching all that henceforth never more shall touch us - we call upon you to take heart, for we can swear to you that these things pass.”
Thomas Wolfe, You can’t go home again
The war was lost, the treaty signed — landes ravagées, la terre jusqu’au sang ; arabesques d’infiltrations industrielles et océan de chlore turquoise ; sutures ferrées, et tresses et mèches d’asphalte ; myriades électriques et smog urbain ; oasis de supermarchés et muses siliconées plus bonnes que belles qui n’inspirent rien de gracieux ; Nazca d’autoroutes et Rushmore en kaléidoscopes ; des visages comme des paysages, des paysages-visages ; des visages comme dans une galerie de bustes antiques : tel roi, tel empereur, tel dieu, tels héros.
Des visages qui ont vu tellement de pays que c’est eux-mêmes qui valent mieux la peine d’être vus.
Le générique de la saison 2 de True Detective dissipe toute énigme. Il faudrait être aveugle, complètement bouché pour ne pas le voir. La première couche de peinture s‘effrite, se décolle par pans entier. La façade, irrémédiablement, se fissure. Tout apparaît plus clairement : grosse gargouille bien en évidence, Vinci, autant ville que le Qatar est un pays, dégueule toutes les bourres de l’état. Ailleurs, à l’abri, sur les hauteurs, protégées par des anciens d’Irak, oreillettes et M16 à l’affût, le conte de fée est tout autant pollué. Il n’est déjà plus qu’une hallucination — tapisserie de champagnes et dollars — un montage qui se réalise et se supporte MDMA sur l’ongle de la langue dans l’abandon cradingue de ses hanches déglinguées aux princes-porcs du pétrole et de sa bouche écarlate aux Grands-Méchants-Loups de la finance. Cendrillon, défoncée, n’en peut plus de ses talons en verre. En descente de coke, le corps et le visage neuf, elle gueule quand on veut la ramener à ses citrouilles. Ray Velcoro, à l’endroit de son fils, lui, résume parfaitement la situation : « les astronautes ne vont même plus sur la lune. » Non : ils pilotent des drones pourrait-on, peut-être, ajouter.
Il n’y a plus d’ongles à ronger, ce sont les ongles qui nous rongent.
Le cirque est fini. On le sait : la Californie, c’est l’industrie des rêves rances et des cauchemars cools ; la Californie c’est une Arcadie invertie ; la Californie comme une Arcadie en papier mâché. La Californie, encore ? : The Big Fake.
« Everything that glitters is not gold. » Chante très justement Nick Cave pour clore le premier épisode. Comme toujours avec l’australien génial on est averti : l’âge d’or clinquant c’est l’âge du fer rouillé. Si la Gloire est une sublime jeune femme sur laquelle les bijoux ne tiennent pas, le mannequin qui l’incarne, dans l’Arcadie en papier mâché, est une pute aussi dorée qu’un retable sévillan.
Pourtant, même si le chaos ne se domine pas et que tout est à désespérer, une buée mythologique persiste, une direction cosmique est, pour ceux qui savent la voir, esquissée. Par exemple : qu’il soit à l’autre bout du monde ne change rien : il y a des femmes qui savent, au plus profond du bouillon d’amour de leur cœur, quand l’homme adoré s’éteint.
D’ailleurs cette buée mythologique persiste, s’accumule d’autant plus qu’elle s’expire là où on l’attend le moins — dans le rouillé, pas dans le clinquant. Paumé en banlieue, entre les usines et les rocades, un temple consacré à la rose noire ; sa vestale est défigurée et sa Sybille chante ses chagrins métaphysiques - My bed is now a cylinder of steel - à mesure que son khôl dégouline. Disposées simplement, les tables sont rudimentaires. On n’y tourne pas autour du pot mais autour du gouffre. On a remplacé le vin par le whisky. On boit de l’eau de feu ; l’eau et le feu, ces deux inconciliables qui, pour Paul Claudel, sont les deux ingrédients qui sont la substance même du sang.
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Les héros de True Detective — témoins méticuleux des excès de leurs vies qui vont la tête droite au carnaval de leurs passions pour se laisser envahir par les tragédies qu’elles tissent — le sont dans le sens antique du terme. Ce sont des types panthéoniques. Les justiciers de l’âge du fer rouillé. Railler les modalités de leur comparution à l’écran, colosses ralentis dans des abimes de solitude, justiciers hypertrophiés, néo-classiques 2.0., c’est nier leur divinité et toute la grâce noire (et verte) qu’ils badigeonnent sur les vulgaires et clinquantes illusions projetées sur le fond vert californien.
Oui : True Detective, c’est un ordre de chevalerie — avec son iconographie, ses attributs : poing-américain-et-couteau-de chasse-au-manche-poing-américain, cagoule et perruque — qui lutte pour que l’on mérite un monde meilleur. Ce sont des chevaliers qui font cracher la vérité et les dents avec, ce sont des chevaliers qui défont le lifting qui ricane et qui ne tirent que sous le feu, qui entaillent et font pisser le sang, qui vident les porcs et qui lacèrent, défoncent, ravalent le fond vert et toute cette mauvaise et décevante fiction dans laquelle la distribution des rôles a remplacé la transcendance d’un destin à se choisir.
- I sold my soul for nothing
- If you were selling, it wasn’t me buying.
[…]
I gave you a name and you made your choice. And that choice was in you before your wife or any other stuff. It was always there… waiting. And didn’t you use that man to be what you were always waiting to become? This thing, your wife… those are just excuses.
Comme le dit, à la fois glaçant et affable (c’est son style), Frank Semyon, c’est redoutablement simple — il n’y a qu’à voir où nous en sommes : nous avons tous vendu notre âme — et, pire encore, on l’a vendu sans le savoir. D’autres, comme les détectives Velcoro, Bezzerides et Woodrugh — comme Semyon aussi — anticipent. S’ils ne se la font pas voler dans une caravane (Bezzerides) ils s’en débarrassent bien consciencieusement (Velcoro, Woodrugh) ou bien même encore, lucides, ne se font pas d’illusions sur sa supposée présence (Semyon).
C’est l’absence d’âme, dans l’âge du fer rouillé, qui détermine la rupture, l’oblique qui permet de briser la trajectoire vitale déjà orchestrée par la fiction sur le fond vert. Le vrai damné c’est celui qui pense en avoir une. Qui y croit. Qui veut peloter le sein siliconé du rêve arcado-californien et palper ses dollars comme on retire de la lingerie. Qui ne sait pas, contrairement à Velcoro, ce lecteur averti de Maître Eckhart, qu’ « En vérité, plus nous sommes nous, moins nous sommes nous. »
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Les termes du destin — ce voyage vers la restitution de l’âme - sont prononcés à l’endroit de ceux qui jamais n’oublient qu’ils n’en ont pas.
Riobaldo (aka « Tatarana », celui qui tire mieux que les autres) le héros et narrateur de Diadorim (Grande Sertao : Veredas) de José Guimaraes Rosa, simple artilleur puis chef d’un autre ordre de chevalerie, celui des cowboys du Sertao brésilien non pacifié, qui combattent le diabolique Hermogenes, poursuit cette consternante — consternante pour ceux qui ne prennent pas les armes de la justice — réalité:
« Écoutez : tout ce qui n'est pas oraison est déraison… Alors, je le sais ou non si j'ai vendu ? Je vous le dis : ma peur c'est ça. Tous la vendent, non ? Je vous le dis : de diable il n'y en a pas, le diable n'existe pas, et l'âme je la lui ai vendue… Ma peur c'est ça. À qui je l'ai vendue ? C'est ça, monsieur, ma peur : l'âme, on la vend, c'est tout, sans qu'il y ait acheteur… »
L’abandon de l’âme, donc, rompt l’effroyable horizontalité du fil, tendu par la fiction en papier mâché, de notre vie. Ce fil, alors, s’enroule cosmiquement pour que, paradoxalement, nos regards s’ajustent aux chemins qui conduisent à sa réappropriation. L’homme qui se sait défait de son âme prononce l’oraison là où tout est déraison. La vente de l’âme est semblable à une mise en gage. Il s’agit en éloignant l’âme de soi, de s’assurer, au terme du chemin que son abandon implique et dessine, de pouvoir, peut-être enfin — non pas la conquérir — mais la mériter. Et la mériter, suppose semble-t-il, en partie, de déplier le grand origami arcadien de l’âge du fer rouillé à la vue de tous ; de le laisser se faire tabasser au sol.
Cette effort pour se confier à la vertu, toutefois, n’est pas avare de doutes : le combat dans ce monde qui a mis l’ancre, dans ce monde de toutes parts enculé, ensemencé par des kyrielles de Vinci est-il équitable ? Son issue criminelle n’est-elle pas déjà toute tracée ?
Entre Vinci et Ventura, au-dessus des rubans de routes, derrière la porte de luxueuses villas, et, surtout, dans le ciel tourmenté de trois flics il plane un corbeau. Son ramage noir luit comme un chant consacré à la perte de l’âme. Il ordonne les destins.
Comme dans le champ de blé aux corbeaux de Van Gogh, l’ultime œuvre du peintre, juillet 1890, entre l’oreille découpée et le coup de feu dans la poitrine, les oiseaux de malheurs, en nuée désorganisée, filent au-dessus de trois chemins déglingués par une perspective aberrante, accidentée comme la voute d’un crâne affolé. « J’entends les ailes des corbeaux frapper des coups de cymbale forte au-dessus d’une terre dont il semble que Van Gogh ne pourra plus contenir le flot. Puis la mort.» et ces coups de cymbale, que signale Antonin Artaud, ce coup du tonnerre dans le grand gong rouillé résonne toujours à nos oreilles. Il va s’amplifiant jusqu’à devenir muet tant il est assourdissant. Suivez les corbeaux : l’âme est au bout du chemin déglingué et, peu importe celui que l’on emprunte, Van Gogh comme Velcoro, il mène évidemment invariablement à la mort ; cette seule voie d’accès à la véritable Arcadie.
Toutefois, dans l’imaginaire collectif, le corbeau ne représente pas seulement la mort. Il n’est pas uniquement l’agent du memento mori. Comme l’a merveilleusement formulé Poe dans son illustre poème, sa présence révèle aussi, plus subtilement, une sorte de persistance mélancolique, une malédiction du souvenir, une morbide maladie du regret, un entêtement cruel des larmes à ne pas couler. Leonard Osterman — corbeau même quand il ne porte pas de masque ; le voir, lors du dernier épisode, de dos, planté sur le banc de la gare, la capuche noire de son sweat shirt sur la tête est confondant —, quand il choisit de ne pas tuer Velcoro, semble se plier à la symbolique articulée par le poète. Le corbeau, en effet, indique, accompagne, qualifie. Il vole là où les choses chutent en spirales, là où elles accélèrent à mesure que le fond approche. Il pourri l’accès au ciel et y dessine les contours d’une lande maudite et élue pour l’être. Pour les chevaliers, il dessine dans le ciel comme une funèbre et permanente preuve d’amour écrite au kérosène des réacteurs d’un avion de tourisme, quelque chose qui, irrésistiblement, évoque, quelque peu changée pour convenir à l’âge du fer rouillé, la célèbre locution latine : EGO ET IN CALIFORNIA.
Inspiré par Virgile, le thème picturale des bergers d’Arcadie (souvent intitulée Ego et in Arcadia — « même en Arcadie, moi la mort, je règne » —, phrase qui lui est indissociable) a été peint par deux fois par Nicolas Poussin. La première version de l’œuvre se conforme à l’exemple du Guerchin : stupéfaits deux bergers et une bergère (ajoutée par Poussin) découvre un tombeau sur lequel repose une tête de mort. La scène ne ménage le drame. Le message est sans équivoque : il s’agit d’une mise en garde, d’un memento mori. L’inscription latine sur le tombeau est cosmétique, secondaire, à peine une légende.
Trois bergers sont absorbés par un tombeau monolithiquement Kubrickien, massif et sans décoration, bien planté dans le sol, indéboulonnable. L’un est accroupie, l’index sur la pierre qui traduit la terrible phrase, l’autre accoudé, debout, observe pensif alors que le dernier interroge (commente ?) la découverte en direction d’une très belle bergère. Celle-ci a l’air doucement désolée comme s’il s’agissait pour elle de retenir une bien triste vérité qu’elle sait déjà. Cette deuxième version, qui est aussi la plus célèbre, complexifie, en simplifiant la composition classique, la tradition moralisatrice du thème. La stupeur s’est parfaitement évanouie. Elle a laissé place à la contemplation et à la méditation. Même en Arcadie, c’est-à-dire dans les landes dorées, la mort existe. L’absence de crâne insinue la maudite vérité plus terriblement encore. On réfléchit, on divague un peu mais on sera éternellement blasé. Le Ego et in Arcadia, gravé dans le tombeau, si l’on insiste, prend même des sonorités proches du célèbre et affolant Nevermore de l’oiseau de Poe. Comme le dit Erwin Panofsky : « le tableau du Louvre [la deuxième version] ne représente plus une dramatique rencontre avec la Mort, mais une méditation contemplative sur l’idée de mortalité. Une leçon de morale, au voile transparent, s’est métamorphosée en sentiment élégiaque non déguisée. » Peut-être Van Gogh avait-il en tête Poussin, peut-être avait-il aussi lu Poe quand il a peint son Champ de blés aux corbeaux. Il n’y a là, de fait, plus rien de vraiment bucolique dans le paysage ravagé par le désespoir tempétueux du hollandais fou. Les trois chemins tortueux, impossibles, tracés dans la poursuite des oiseaux, se sont comme substitués aux bergers. Et la nuée morbide se marre à évoquer la mort en se secouant de terribles et furieux mouvements plein de vitalité.
Pour les vrais détectives de l’Arcadie en papier mâché la composition à encore évoluée. Les bergers ont gardés des sourcils froncés par la réflexion mais le crâne est revenu. Il a même tout à fait remplacé le tombeau. Velcoro, lui, par exemple, est confronté, à peine surpris, au squelette entier, costumé pour l’occasion, royal, quand il fait le tour du corpus érotico-glauque des improbables bizarreries semées dans la maison de Ben Caspere. Et que dire des regards échangés par Bezzerides, Woodrugh et Velcoro devant le corps supplicié du city manager obsédé ? En Californie, on est désabusé par la mort. On la regarde comme, les bergers, jadis, lisaient l’inscription. Le couvercle du tombeau s’est ouvert comme la boîte de Pandore. C’est le peep show de la mort jusqu’à l’os, déposés en bus les corps fleurissent et le corbeau s’est posé au sol, debout, le couteau, le fusil et l’acide au poing. La Californie comme l’envers exacte de l’Arcadie, la tendance change profondément, la réflexion se fait plus générale, quotidienne. Mais quelle géométrie sacrée révèle ce memento mori triomphant et décomplexé qui, malgré ses manières cérémoniales, ne fait plus vraiment d’effet ?
Ce n’est pas un secret : la question de la paternité rôde comme un occulte sésame tout le long des huit épisodes de la saison 2 de True Detective. Concernant l’ensemble des personnages, elle tisse son domaine dans la psyché même du récit. Chez Velcoro, plus que chez les autres, elle se distingue même comme une sorte de vérité absolue, comme l’origine et le terme de son destin maudit et chevaleresque, sa chapelle et son astre ; comme une ultime épreuve pour mériter son âme et quitter, enfin, la grande fiction toc et papier mâché.
Marc-Edouard Nabe, dans les dernières pages du quatrième, et dernier tome de son journal intime, intitulé Kamikaze, alors qu’il assiste à la naissance de son fils, Alexandre, qu’il se réjouit de ce qu’il considère comme un miracle qu’il assimile à la résurrection, écrit : « Ô grâce, la résurrection existe. La naissance d'un enfant en est la preuve absolue. Le dernier dogme incroyable s'avale sans problème. Comment ne pas croire en la résurrection de la chaire quand on assiste à la naissance de son fils ? La future chaire morte du père se réincarne d'avance en le fils qui nait. Et il ajoute, J'ai vu naître celui qui me verra mourir. » Cette sublime et ultime phrase est cruciale. Elle est le sésame des détectives de la saison 2. Celui qui guide Velcoro vers l’accomplissement de son destin.
— They see you. Running through the trees. you’ll small. The trees are like giants. Men are chasing you You step out the trees. You ain’t that face. Oh, son. They kill you. They shoot you to pieces.”
— “Where is this ?
— I don’t know, you were here first.
La forêt n’a pas encore été désenchantée. Comme lui fait remarquer son père Raymond y est depuis longtemps déjà ; plus encore, comme lui indique Eliot Bezzerides — père en force sagesse — il est la forêt, il porte ses couleurs : « You have one of the largest auras I’ve ever seen. Green and black. » La forêt c’est le champ de blés de Velcoro.
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Le Venezuela ? Le Pactole ? Antigone ? Tout ça, quelque part, Velcoro s’en fout. Tout ce qui est en dehors de son fils est secondaire. Il s’est damné pour lui. S’échapper, alors, serait une défaite qui ne conviendrait pas au destin que la naissance tragique de son fils à déterminé. Et quelle merveilleuse vision cette issue heureuse, facile, déjà conquise, lui aurait fait manquer ! Chad, cette boule d’amour qui cumule, à son meilleur. Jamais, là, il n’a été aussi pathétiquement bouleversant : aux cartes (il gagne très certainement), à la récré, avec les plus faibles, les binoclards et les boutonneux, l’insigne de détective de son papi, ce trésor de la dynastie Velcorienne, en place, près de lui, absolument fièrement. Un salut militaire échangé avec la pompe de funérailles. C’est bon. Il a compris : il voit mourir celui qui l’a vu naître. Quelque part, à l’échelle du cosmos, dans un coin imperceptible, à peine considéré, c’est certain, une révolution s’est achevée.
Quand, dans l’immense forêt, poursuivit par Burris, sa gueule de satyre et ses soldats, se préservant pour le dernier assaut, le mortel, adossé à un séquoia millénaire, Velcoro soulève, dans une sorte de douce épiphanie, ses yeux au ciel, que son regard est envahi par la verticalité vertigineuse du tronc de l’arbre, de sa canopée comme au-dessus du ciel, il semble enfin accéder à l’Arcadie puisqu’il semble savoir, à ce moment précis (ou peut-être était-ce au moment des adieux à son fils), à l’instar de ce qu’a écrit, confondant là la locution latin qui mélancolise les bergers, Fragonard sur son dessin intitulé La Tombe, que « même dans la mort, peut exister l’Arcadie ». Un détective sur presque quatre : Raymond Velcoro arrête de fuir puisqu’il a changé de plan : il est passé à la verticale, la route est en bois dorénavant, il a atteint l’Omega Station.
Non, nous n’avons pas d’âme ici-bas et mâché. L’âme, en réalité, on ne la mérite pas pour soi, on la mérite pour les autres. Ils nous la passent très vite, comme ça, au vol, acrobatique et encore brûlante, comme ils l’arrachent à un morceau de Vérité, quelques centimètres à peine ménagés dans le papier-mâché, qu’un effort qui finit par tuer a rendu accessible, tandis que l’illustre chevalier commence déjà, entre la vie et la mort, son ascension. Des fils nés, à naître, des femmes en vestales de leur propre cœur encore sensible aux rumeurs d’un amour étouffé, toujours ardent sous l’oreiller criminel des agents de l’âge du fer rouillé : le destin des chevaliers a de nombreux témoins, toute une masse compacte, indéfectible, incorruptible, solide comme un tombeau. Sans eux il ne serait s’achever. Celui qui voit mourir son père sait comment vivre. Alors, si la légende des vrais détectives contamine, que leur gloire persiste dans les archives d’un humble tombeau, que leurs voix, creusées dans la pierre, indiquent le chemin vers l’accomplissement de son destin et le réconfort d’une âme conquise et méritée alors peut-être que les corbeaux ne feront plus leur nid dans du papier mâché.
Mais à cela, la nuée privilégiée de l’âge du fer rouillé ne répond plus Nevermore, comme Leonard Cohen, entre deux ricanements à se couper l’oreille, elle chante… : Nevermind.








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