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DIEU EST UN JUNKY — THE KNICK

TENTATIVE DE THÉOLOGIE DE LA SAINTE-DROGUE-DURE


Arthur-Louis Cingualte


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    J’ai peur qu’à force de splendeur

    La tête éclate

    Roger Gilbert-Lecomte, La Tête Couronnée

 

    I’m floating in the mirror

    I’m dying to recover

    Forever and ever

    Forever and ever

    I’m playing in the forest

    My body’s blood and silver

    My mind is a river, yeah

    My mind is a river

    Koudlam, Alcoholic’s Hymn

 

Il est déjà terriblement tard et rien n’a encore commencé.

 

Enfoui dans le néant, plongé dans ses éternels rêves d’Histoire et de relativité, d’accélération et de ralentissement, le temps, fascinante et longue jeune femme close, attend sa visitation mystique.

 

Dieu — polaire et robuste barbu suspendu — traîne dans l’espace comme le Minotaure dans son labyrinthe. Ce soir, il en est déjà à son cinquième buvard de LSD — la cocaïne (comme la mescaline d’ailleurs) peine à lui faire le moindre effet. Il contemple la vue ultime un peu blasé. Pas même un frisson, pas même une hallucination, aucune inspiration. La misère totale.

Il n’a jamais eu foi en rien.

Chant effrayant du vent dans le vide stellaire.

 

Dieu, qui se redresse avec une lenteur phénoménale, se tâte déjà à sniffer le contenu d’un vieux pochon de rabla. Il y a un fond de crack aussi (vraiment un fond)… Rabla ?… crack ?… Le revoilà là, comme d’habitude ; là à considérer les ultimes alternatives, les saveurs les moins nobles, les fonds de tiroir, à racler les vieux pochons zippés, les petite boîtes diverses.

 

Ça a pris peine dix minutes — la sensation est phénoménale ; le corps réseau, le sang électrique, l’affaissement ascendant commence enfin. Vautré sur toute la voie lactée, Dieu, s’enfonce à mesure qu’il escalade.

Le trip commence.

Visions Kaléidoscopiques : cavalcades de matière noire ; tornades de queues de comètes ; myriades de néons fluos et marimbas d’étoiles quand elles s’entrechoquent ; peep-show de planètes ; ténèbres dorées par une intuition de soleil ; la Lune ? Ask The Dark side of the spoon.

Dieu dégurgite tout un cirque abstrait ; monte et s’enfonce encore. A un moment c’en est vraiment trop. Accablé par le mélange, propulsé par un élan de vitesse statique et inverse, comme chevauchant tout et toutes le chevauchant, ébranlant et branlant, assailli par mille sensations orgasmiques aberrantes, le geste saccadé mais plein de grâce, les yeux de Dieu, irrésistiblement, se ferment. La mâchoire en bordel, le sourire large et la bave en filet, il s’étend un peu plus encore, couvre tout l’horizon circulaire… Ça y est ! Translation acide et psychédélique, en-lui et hors-lui à la fois, il y est : en pleine montée — défonce ultime - son imagination s’épanouit comme jamais. Ça prend des proportions improbables, ça se pleure à genoux tellement c’est magnifique.

 

Il y a beaucoup trop de splendeurs dans sa tête qui, inévitablement, éclate. Bang !

 

Maelström.

Brancusianisme.

Krautrock.

Rideaux ouverts comme on les ferme pour l’amour.

Lumière sur toute une fantasmagorie qui s’organise prodigieusement.

 

[« Ce n’est plus le monde de l’astral, c’est celui de la création directe qui est repris ainsi par-delà la conscience et le cerveau. » - dixit Antonin Artaud.]

 

— DIEU CRÉÉ LE MONDE

 

C’est à ce moment précis, comme ça, que Dieu a créé le monde puisque celui qu’il a créé, énorme, dans sa tête, s’est évadé au dehors. Il a jaillit, joyeusement éjaculé dans le temps qui béait, quand sa tête a éclaté. Il a échappé à son créateur, en morceaux. Il s’est réalisé, il dérive déjà vers l’inconnu.

 

Inutile de dire qu’après son trip, la descente ici-bas est aussi interminable que laborieuse — inutile non plus de souligner que ce n’est pas comparable aux trois petits jours qui ont suffi à son fils pour se remettre du sien ! La vie passe sous le regard du mauvais œil fermé. Tout le monde attend un signe du divin défoncé sur les pentes d’un Golgotha en creux hérissé de milliers de croix et au fond jamais atteint. Et le monde, qui n’en fait qu’à sa tête éclatée, qui court comme un poulet décapité.

 

On tient là comme une sorte de nouvelle gnose : Dieu n’est pas une pseudo-divinité démente ou dégénérée. Dieu est tout simplement défoncé. Une vraie épave qui flotte à demi, retenue au bord de la noyade, dans ses draps en nage de manque. On gueule tellement pour qu’il sorte enfin de son lit qu’on résiste à lui faire la moindre place dans notre cœur. Malgré les promesses, invariablement ça revient : Non, Dieu n’est pas en état. Dieu ne sortira pas ce soir. Dieu ne sortira pas demain soir non plus. Dieu ne sait plus, ne pense rien… et surtout, il ne veut pas être dérangé. Trempé, les cheveux agonisants, il tremble, se gratte, vomit, se déshydrate dangereusement, une sirène à l’intérieur de sa tête hurle encore comme un type qu’on ampute… Beaucoup seraient prêts à l’aider, mais il ne veut rien entendre. Qu’on le laisse ! Parvient-il à articuler désespérément la gorge pleine de rocaille, de morceaux de planètes. Il faut le ménager comme un malade. Il faut l’approcher avec une douceur infinie. C’est pour ça que l’on nous a appris à chuchoter nos prières. Aussi cruel que cela puisse paraître, l’accomplissement de la Rédemption et l’avènement du Saint-Esprit — c’est-à-dire de l’esprit désintoxiqué — ne soufreront pas la moindre impatience, pas la moindre indélicatesse.

 

Il n’y a rien à y faire. Toute tentative transcendantale, toute extase en direction de la Vérité est menacée, contenue, empêchée, cryptée, intoxiquée par un délire que son producteur, vaseux, a oublié.

 

Le genre humain n’est pas véritablement endormi, il n’est pas non plus abandonné à l’incompréhension dans une sorte de monde hostile. Inlassablement tourmenté par un manque qu’il ne peut même pas identifier, le genre humain est déconnecté. Le genre humain est une hallucination qui s’est réalisée ; une hallucination devenue autonome ; un trip en exil du crâne qui l’a imaginé. Ça devait rester à Vegas mais ça a carrément disparu de Vegas. Sans Dieu pour faire les jonctions et inspirer l’ensemble, on ne peut que prendre le Paradis pour l’Enfer — l’Enfer, le seul, bien entendu, c’est de ne pas savoir qu’on est au Paradis. Les intuitions géniales du défoncé ce sont toujours ces quelques visions du Paradis troubles et à demi-effacées, qui persistent par flashs à peine compréhensibles. Nous sommes tout simplement faits à la mauvaise image de Dieu. Si on souhaite voir enfin dans la mauvaise la bonne, force est de constater qu’alors, il est impératif de se défoncer.

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Forcément, ici, interviennent Nietzsche et son Zarathoustra : J’aime ceux qui ne savent vivre qu’en déclinant, car ils vont au-dessus et au-delà.

 

Parmi nombre d’autres, aussi, l’Archimage Cornélius Agrippa - qui évoque les trois magies, physique, astrale et religieuse (appliquées respectivement à trois mondes) — précise que pour acquérir quelques pouvoirs occultes il faut mourir au monde. Et pour, mourir au monde à l’âge du fer rouillé, quel moyen pouvons-nous imaginer de plus accessible, de plus redoutable que la Sainte-Drogue-Dure ?

 

Ainsi va la Sainte-Drogue-Dure, cette foi de synthèse, cette foi première, cette foi majeure dont le manque déprave la Vérité et l’éloigne de son centre ; la Sainte-Drogue-Dure qui est la seule issue, le seul outil, à l’âge du fer rouillé, pour échapper à la neurasthénie cosmique. La Sainte-Drogue-Dur comme la drogue offensive de Dominique de Roux, celle d’assaut total, qui submerge l’être, le métamorphose en saint Jean de la Croix-Lautréamont-Robin des Bois, écrasant la flicaille gouvernementale du haut de sa nacelle d’absinthe. La flicaille gouvernementale, évidemment, c’est l’autre nom du Dieu-à-la-tête-éclatée.

 

Mais il ne faut pas s’emballer non plus. La Sainte-Drogue-Dure n’est pas pour n’importe qui. Ça serait trop facile. Elle se mérite. On est élu où on ne l’est pas. Pour les excités et les paresseux, les dépressifs et les comiques, tous ceux qui croient que c’est un refuge ou une occasion de se faire plaisir, tous ceux qui ne se droguent donc pour rien de vénérable, elle n’a aucun intérêt, elle abîme et abruti.

 

Il ne faut pas oublier que même dans la défonce il y a hygiène. Hygiène des processus d’administration bien sûr, mais aussi hygiène des objectifs et des projets et surtout, surtout, impératif du grand dessein. Le junky de la Sainte-Drogue-Dure, le discipliné, l’estimable, c’est celui qui se drogue par prétention divine, c’est celui qui, traveller prométhéen de l’outre-monde, sinue dans les coulisses du trip. Il  réunit malgré les risques toutes les splendeurs dans sa tête. C’est un héros.

 

Il est le seul qui refuse la tendance morose de la descente divine. En répétant le geste préliminaire il confond l’imposture des sens et réunit le monde entier dans sa tête, cristallisé. Il contrarie ainsi le mouvement négatif de la descente cosmique. S’élevant à l’encontre, il court-circuite l’irrépressible élan. C’est l’état de grâce, hors soi et tout le reste, dans l’ordre, de retour dans la tête. Et quand tôt le matin il entre lui-même en descente, il amplifie par là même la vitesse de la descente divine et se met en situation de pouvoir en découvrir, dans toute leurs perspectives, les insondables secrets.

 

Il est, dans sa plus haute expression, le médecin au couteau, le chaman de l’âge du fer rouillé, le chirurgien, c’est-à-dire — khēro-ergós — celui qui travaille avec les mains, autrement dit, qui met les mains dans le cambouis des incohérences et des maux du grand trip, qui cherche dans les entrailles des corps et les cervelles des crânes toutes ces splendeurs désappareillées depuis que la tête a éclaté.

 

Dans l’Ordre des junkies de la Sainte-Drogue-Dure le plus pénétrant, celui qui s’approche le plus de Dieu au moment crucial et qui est son rival le plus redoutable, c’est le chirurgien. 

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La science, portée dans ces nuées-là n’est plus vraiment qu’un progressisme. La science, la science de haute-volée, celle, pleine d’ingéniosité, qui découvre et fait l’histoire, est un art. Et comme tout art, pour qu’il parvienne à sa suprême efficacité, à son expression absolue, il réclame le sacrifice, la mort au monde. Tous les courants vertigineux de la Sainte-Drogue-Dure mènent à la mort, elles permettent de précipiter et de satisfaire, le sacrifice, d’être, à sa guise, immédiatement, en situation. Cette situation dont Louis-Ferdinand Céline, dans son Semmelweis, rappelle très bien les termes : « Ne croyez pas ces poètes qui vont se lamentant contre les rigueurs et les sujétions de la pensée ou qui maudissent les chaînes matérielles dont s’entrave, prétendent-ils, leur essor admirable vers le ciel des purs esprits ! Bienheureux inconscients ! Prétentieux ingrats en vérité, qui ne conçoivent qu’un petit coin joli de cette absolue liberté dont ils prétendent avoir le désir ! S’ils se doutaient, les téméraires, que l’enfer commence aux portes de notre raison massive qu’ils déplorent, et contre lesquelles ils vont parfois, en révolte insensée, jusqu’à rompre leurs lyres ! S’ils savaient ! De quelle gratitude éperdue ne chanteraient-ils point la douce impuissance de nos esprits, cette heureuse prison des sens qui nous protège d’une intelligence infinie et dont notre lucidité la plus subtile n’est qu’un tout petit aperçu Semmelweis s’était évadé du chaud refuge de la raison, où se retranche depuis toujours la puissance énorme et fragile de notre espèce dans l’univers hostile. Il errait avec les fous, dans l’absolu, dans ces solitudes glaciales où nos passions n’éveillent plus d’échos, où notre cœur humain terrorisé, palpitant à se rompre sur la route du néant, n’est plus qu’un petit animal stupide et désorienté. »

Du funambule maintenant assez nous entendîmes ; maintenant montrez-le nous ! s’écrie la foule en direction de Zarathoustra.

 

Le funambule ? Celui qui maintient l’état de grâce sur le fil de la Sainte-Drogue ? Bien sûr. Le voilà :

 

    Accent japonais qui traîne :

    — Johnny… Johnny it’s seven and a half.

 

1900, New York city — John Thackeray se réveille dans une fumerie d’opium. Ses chaussures blanches, bien cirées, reflètent une sorte de crépuscule synthétique. La démarche est très articulée, expressionniste, longs pas impatients et grands gestes des bras, les doigts écartés, tendus qui fendent l’air. Une moustache de joueur et un regard aux blancs caillés. S’enfonce dans les énormes avenues boueuses ; un fiacre sur le chemin de l’hôpital dans lequel il s’injecte de la cocaïne entre deux orteils. La minute d’après il est en salle d’opération, blouse blanche bouffante à la Rodin ; dans l’amphithéâtre de tous les miracles de l’âge du fer rouillé, tous l’attendent pour le show, The Knick presents : Placenta Previa. Un peu d’éther. Le pouls est contrôlé. Le premier coup de scalpel est donné. Le ventre s’ouvre comme une trousse. Le sang gicle. Coule abondamment. Coule trop. Les rythmes cardiaques s’affaissent. Les regards s’emportent, les mains s’affairent. Mais le miracle tourne vite à la boucherie ; maman et bébé. Dr. Jules M. Christiansen, le mentor de Thackeray et, non moins que rien, son initiateur aux stupéfiants, sa mère supérieure, rival de Dieu du moment, de retour dans son bureau s’éclate la tête — fuck it — d’un coup de revolver. Souvenirs de la tête éclatée par trop de splendeur du créateur comme unique réponse à l’aberrante descente ; rappels que la plus grande et la plus injuste des guerres est à ne pas lâcher, que la cape du démiurge défoncé peut s’emprunter et que le monde est encore à rassembler.

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Funérailles de Jules Christiansen, John Thackeray :

 

    We cannot conquer the mountains, but our railroads now run through them with ease. We cannot defeat the river, but we can bend it to our will and dam it for our own purposes. We now live in a time of endless possibility. More has been learned about the treatment of the human body in the last five years than was learned in the previous 500. 20 years ago, 39 was the number of years a man could expect from his life. Today, it is more than 47. Eventually the train tunnels will crumble. The dams will be overrun. Our patients’ hearts will all stop their beating. But we humans can get in a few good licks in battle before we surrender.

 

— et les synthés, vibes aliens et flûtes en corail, les sutures de guitares et les lumières digitales de la musique de Cliff Martinez qui ensorcellent et emportent l’ensemble. Tout ce qui reste du futur quand on est dans le passé, tout de ce qui, plus tôt, ressemble déjà de manière troublante à ce qui sera plus tard, tout ce qui brille, palpite, dégouline, épouvante, tout ce qui reste inimaginable en somme est invoqué, comme enseveli dans l’image, latent, partout mais à peine dicible, sans que rien de rétro ou de futuriste ne s’obstine. Déjà, l’exaltation triomphante de Thackeray, son caducée comme une seringue gorgée de cocaïne reptile, fait palpiter, presque érotiquement, tout son cirque en état de grâce dans une sorte de hors temps.

 

    John Thackeray | You’re the most… resourceful… most wonderful… beautiful girl… I have ever known. Oh, you.

    Nurse Lucy Elkins | Wait, let’s douse your sex with it.

    John Thackeray | No. Let’s douse yours.

 

Quand il initie la jeune et innocente Lucy Elkins aux délices du sexe sous cocaïne — le champ expérimental est différent, mais le résultat est sensiblement le même : le paradis en panorama, ce n’est la vie qui s’achemine hors d’une douloureuse mort, c’est la sur-vie qui surgit de la vie béate.

 

    Nurse Lucy Elkins | Just tell me what I can do.

    John Thackeray | You can find me… an ocean of cocaine.

    Plus irrésistible encore (toujours Thackeray) | We’re an hospital. We need cocaine to exist.

 

 

— THE KNICKERBOCKER

 

Steven Soderbergh montre New-York City pâle et vert-de-gris, blanc faïence, bleu métal et grenat zinc, boue et ciment, organique et clinique. Le regard de la caméra y circule comme un drone opère. Hosto dedans, hosto dehors. C’est la ville des plus hauts vertiges de la descente divine, le morceau de tête que l’explosion a mené le plus loin, avec ses urgences, ses malades, ses pseudos médecins, tous ses macs, ses financiers et ses scientifiques, ses putes et ses publicitaires, ses flics et ses migrants qui portent tous les caractères du trip qui a dégénéré : violence, cruauté, racisme virulent, machisme, corruption… etc., le tout, évidemment, bien éclaté.

 

Puisque l’on ne peut pas compter sur les agents consacrés de Dieu – le bon cœur de sœur Harriet la contraint au blasphème, quand le père de la troublante infirmière Lucy Elkins, le spectaculaire révérend Elkins, est un parfait pervers — il n’y a guère que l’hôpital pour légitimer des allures de sanctuaire : les couloirs interminables, les plafonds voûtés, des infirmières comme des bonnes sœurs, des patients qui hurlent, se cabrent ou agonisent, des ambulanciers comme des évangélistes, des médecins graves et alertes comme des saints, et Dieu, au centre du cirque : Dr. John Thackeray. De l’amphithéâtre aux caves aménagées par le Dr. Algernon Edwards en salle d’opération underground pour la population noire refusée plus haut, le Knickerbocker, sous la houlette exaltée de son chirurgien en chef défoncé, dispose les conditions de la grâce scientifique — Dr. Bertram Chickering Jr. (à Thackeray) : I need the speed of this place. Of you. Thackeray est un vortex, un trou noir de grâce insondable, il aspire, concentre, contamine, hypnotise son environnement ; il est lui-même une drogue. Il relie la foi au miracle ; le trip à sa tête, c’est-à-dire à son univers, c’est-à-dire à sa véritable géométrie cosmique.

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Junky rival de Dieu, John Thackeray, devant un auditoire ahuri réalise des miracles précisément là où ils sont les plus attendus et les plus utiles, là où ils brillent le plus : à l’hôpital. On prie, de fait, bien plus à l’hôpital qu’à l’église et, bien plus qu’à l’église encore, les miracles, très ardemment souhaités, se réalisent. Des montagnes de foi s’élèvent des salles d’attente. N’importe comment, dans l’urgence, s’emmêlant, s’empilant vers le lit de Dieu. Il faut dire que la foi est bien pratique dans ces instants-là, en dernier recours, quand il ne reste plus rien d’autre, que tout a été délégué. Les circonstances sont idéales. Presque tous l’invoque comme si de rien n’était ; alors que la plupart ne l’ont jamais ciselée, cultivée, ou bien même encore, juste une seconde, auparavant, tout simplement considérée. Et puis on n’y met pas les formes ; on est procédurier, on formule l’ensemble par injonctions. On intime, on menace, on insulte. On lance sa foi comme ça, agressive et impatiente, comme un javelot dans le ciel. Qu’il fasse saigner Dieu s’il n’y a plus que ça à faire pour le réveiller !

 

Chacun de ces javelots, le rival de Dieu est là pour les intercepter ; ils sont suffisamment désespérés pour lui. Ce sont toujours de formidables opportunités pour mesurer l’envergure de son pouvoir divin ; de formidables opportunités pour battre Dieu sur son propre terrain. Non, le Dr. Thackeray n’opère pas par pitié ou charité (un peu quand même), il opère pour la gloire uniquement. Tout ce qui n’est pas prétexte à l’expérimentation du vivant et de ses limites bâclées, tout ce qui n’est pas matière à faire l’histoire, Thackeray s’en fout. Il résiste même à toute forme de curiosité qu’on peut lui adresser. Comme Dieu, il est impénétrable. Seul le miracle et son explication compte.

 

    John Thackeray | Our full paper will be available to you all and we believe you’ll have great success with this new procedure, as it is probably the biggest advance in inguinal hernia surgery in the last 100 years. (applause)

    Présentateur | Thank you, Dr. Thackeray. Once again, you’ve come and impressed. Would you be willing to take any questions?

    John Thackeray | No.

 

Au sujet de la séparation inédite de deux jeunes femmes siamoises, Thack’ s’emporte : I’m not looking to make history with their transfusion. I want to make history with their survival. L’histoire ne supporte que les grandes dimensions. Faire l’histoire, la vraie, c’est la faire là où Dieu n’y est pas parvenu : dans la réalité même.

 

La chirurgie est la preuve incontestable que la réalité est infiniment supérieure à toute surréalité.

 

D.H. Lawrence, dans son Eros et les chiens, invoque la figure de Moïse et l’imminente nécessité d’aller plus loin :

 

    « Quand cette aventure a commencé et quand elle finira, personne ne peut le dire : nous en sommes ici avec un long chemin derrière nous déjà, et aucun signe perceptible que la fin soit prochaine. Nous sommes ici, misérable peuple élu de la conscience, ayant perdu notre chemin dans le sauvage chaos du monde, caquetants, ricanants, cherchant où planter la tente. Nous n’avons pas envie d’aller plus loin.

 

    Plantons donc la tente et voyons ce qui se passe. Quand tout va de mal en pis, on peut être sûr qu’un Moïse va venir pour faire un serpent avec un morceau de cuivre. A ce moment-là on peut repartir. »

 

Séparer la mer Rouge c’est au moins aussi incroyable, aussi surhumain, que d’annihiler les effets mortels d’une anomalie, d’un virus ou d’une blessure. Dans les deux cas, c’est vaincre la mort précisément là où tout le monde pense qu’elle va triompher.

 

C’est pour ça qu’il faut bien mesurer la difficulté de l’exercice, tout l’imperturbable héroïsme qu’il requiert. Sans cela on ne peut pas saisir l’importance du rôle de la Sainte-drogue-Dure ; la façon dont, à la fois, elle soulage, aide à supporter et emporte. Ce n’est pas l’esprit qui est intoxiqué avec la Sainte-Drogue-Dure, c’est le reste du monde qui l’est, et, comme une mauvaise herbe, il l’est jusqu’à disparaître. La prise de la Sainte-Drogue-Dure conduit, par l’appareil du trip, à l’assouvissement d’une curiosité inconditionnelle et supérieure et, donc, au désintéressement absolu de ce qui n’est pas elle.

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Il faut bien plus que de l’orgueil pour prétendre être chirurgien, il faut la foi. La chirurgie est un art radical. Il n’y a aucune intervention plus délicate qu’une intervention chirurgicale. Il n’y a pas d’exercice plus difficile. Il n’y a aucune prétention plus élevée et plus risquée. Il n’y a rien à faire de plus fou et de plus évident pour conquérir la gloire. Et il n’y a, dans aucune autre discipline, de résultat est plus espéré, plus exigé. La chirurgie, puisqu’elle est d’arrogance de nature divine, ne supporte que la perfection, c’est-à-dire la grâce. 

 

    Lucy Elkins | Will it hurt?

    John Thackeray | I can make it painless and perfect.

 

D.H. Lawrence, encore :

 

    « Il n’est pas bon de tout abandonner au destin. L’homme est un aventurier et il ne doit pas, jamais, abandonner le risque. Le risque c’est le risque, le destin n’est que l’amas de circonstances autour de l’audacieux. Et l’audacieux, au plus fort du risque est un germe de vie dans le chaos des circonstances. »

 

Comme nous le montre Soderbergh, c’est fascinant, mais c’est loin de la splendeur ; c’est toujours violemment rouge sur blanc, coulant et gluant, fangeux, toujours pareil, facile, fragile, terriblement physique et terriblement obscène. Ça ne peut être que travaillé avec des gestes décomplexés. Le chirurgien c’est celui qui est sur la scène, qui agit dans le concret, dans la pornographie même de la réalité, dans le chaos des circonstances défoncées, les mains en plein dedans, mêlant, démêlant, improvisant, acteur, aventurier, amant. La poursuite de l’accomplissement du trip de Dieu ne se fait pas sans mettre la main dans le cambouis chaud et mou de sa tête éclatée.

 

C’est pour ça que le risque pris en chirurgie, ne peut être compensé que par la prise d’un autre. Très pratique, évidente, la Sainte-Drogue, elle, permet de doubler cette prise de risque : elle implique non plus seulement le patient mais son chirurgien aussi.

 

    John Thackeray | You have information for me?

    Chickering Jr. | I do.

    Hold that thought, Dr. Chickering, because I, as of 6:41 this morning, have solved this rotten riddle. See, I at first thought the answer lay in the blood’s coagulability, but Dr. Edwards showed me the error of my thinking. I then began to hypothesize that the number of red blood cells per cubic millimeter is what differentiates us.

 

A la fin de la première saison Thackeray, stimulé par son duel avec le très professionnel et très agaçant Dr. Zinberg — Oh, and let him gain the glory on the backs of our ingenuity ?(Thackeray) —, est persuadé d’avoir résolu l’antique problème de l’incompatibilité sanguine. Il croit même, très fermement, démonstration moléculaire avec microscope a l’appui, pouvoir être en mesure, sur le champ, de pouvoir transfuser une jeune anémique au seuil de la mort. Acte divin suprême, au sommet de sa défonce (12 grammes de cocaïne dans la journée/nuit), John Thackeray transfuse directement son sang, de son bras à celui de la jeune fille, veine à veine. Tout le trip qui passe dans le tube qui les relie.

 

    Thackeray  | A transfusion of blood may be just what’s needed.

    […]

    Thackeray  |Well… this is certainly your lucky day. When you wake up, you’ll be cured. Nurse Elkins.

    Nurse Elkins |Blood is flowing. Pulse is rapid. Pulse is erratic. Pulse is weakening. What’s happening?

    Thackeray | It’s not working.

    Nurse Elkins | I have no pulse.

    Thackeray | Fuck.

    Nurse Elkins | John.

    Thackeray | What have I done?

 

Ça a commencé sans tarder. A peine quelques secondes et c’etait déjà foutu.

 

L’impression est vertigineuse, le regard se voile, les sons ne parviennent plus, c’est lent, c’est sourd, c’est cotonneux, c’est d’une souffrance lancinante, interminable, c’est tout le poids du monde qui est absorbé, le fardeau qui, des épaules, passe dans la tête qui sature. La Sainte-Drogue-Dure achève son cruel office : elle projette la révélation au moment même où elle fait vraiment payer le sacrifice qu’elle a exigé.

 

La vision apparaît alors nettement.

 

Ce n’est même pas vraiment comme si ça venait d’arriver, c’est plus subtil et pire encore : c’est comme si on naissait tous avec la tête déjà éclatée.

 

 

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