COMME LES CINQ DOIGTS DE LA MAIN
- lefeusacreeditions
- 23 sept.
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ENTRETIEN AVEC AURÉLIEN LEMANT

De parution imminente aux éditions du Feu Sacré, dans la collection de poésie Menace Mineure dirigée par Fabien Thévenot, Les Doigts de Tony Iommi, le nouveau recueil d’Aurélien Lemant, qui tresse autour de la figure du guitariste de Black Sabbath une guirlande baroque d’images fiévreuses et magmatiques. Comme il sera forcément beaucoup question ailleurs de rock et de musique, nous avons décidé dans cet entretien de poser à Aurélien ce qui s’apparenterait plutôt à des « questions de boutique » : comment un poète, dans des temps de détresse qui semblent se passer toujours davantage de poètes, parvient à trouver sa forme.
Dès les premières pages, on est frappé par ces grands espaces blancs dans lesquels ne flottent tout d'abord que quelques phrases brèves, puis qui se peuplent progressivement, jusqu'à parfois devenir de denses coulées de mots dans lesquelles on semble invités à se perdre. Le livre change régulièrement sa forme, de l'aphorisme jusqu'au long développement en prose, en passant par des vers libres plus traditionnels. En tant que poète, quel a été ton rapport avec l'espace de la page, à mesure que tu composais le recueil ?
Aurélien Lemant : Je me souviens de deux mouvements. L’un a consisté à entreprendre des bouts de poèmes parlant de Tony Iommi, de sa guitare, de la généalogie monstrueuse de leur musique. C’était autant pour lancer ma machine intérieure, un Diesel, que pour jeter des réflexions qui me serviraient à la fois de fixateur pour des développements futurs, et de note d’intention pour convaincre mon éditeur, Fabien Thévenot, qui m’avait confié être séduit par cette idée d’un livre sur Black Sabbath, surtout si le texte n’empruntait pas les rails habituels de la monographie horodatée. Je savais que je partais vers la poésie, vers quelque chose d’homérique, du moins L’Odyssée reproduite dans la salle de bains de Claude François, avec son lot de tragédies et de commotions sinistrement glamoureuses, sans contourner la Sicile pour échapper à Charybde ou Scylla, plutôt en plongeant vers la bonde, à la pêche aux miasmes. Une écriture de la fougue et des éclairs. Ce qui permet autant la concision des vers que les espèces de plages abandonnées qu’on repère tout de suite sur les pages, pour laisser s’épanouir « ces grands espaces blancs » qui rendent au noir des mots toute son obscurité. L’autre mouvement appartenait davantage à une nécessité tripale, celle de parler de maladie, de phobie paniquée devant le cancer, de la modification sournoise du corps par les attaques répétées d’ennemis invisibles, auxquels il est presque impossible de croire. Tony Iommi est en effet atteint d’un lymphome, une variante du crabe qui peut à tout moment surgir d’absolument partout puisqu’il s’agit d’une maladie du sang. Apprendre cette horrible nouvelle en 2012 ou 2013 m’a soufflé l’urgence d’écrire un poème, une sorte d’amulette pour trois personnes, voire plus : Tony Iommi, mon père, moi. La peur du cancer, aujourd’hui largement dissipée, a concouru à cette opération de pensée magique et poétique consistant à nommer la bête pour l’isoler en pleine lumière – les taches d’encre noire prisonnières de la page vide. Cette thématique sous-jacente, en réalité prépondérante, a dirigé l’écriture, et parfois conduit à séparer les phrases ou les paragraphes les uns des autres pour appuyer sur une idée, une situation, une créature, une colère ou une solution. Peu à peu, soit pour compléter les prises de notes, soit pour libérer le flow orchestral qui me montait à la bouche, des blocs plus compacts, lourds ou histrioniques, sont venus s’intercaler entre les vides, et non l’inverse.
Le sujet des Doigts de Tony Iommi étant par excellence musical, se pose aussitôt la question éminemment poétique du tempo de cette parole poétique : les mots qui semblent exiger que la lecture ralentisse pour que chaque note résonne, ou au contraire le flux de la phrase qui semble soudain prise de panique et déroule ses images à un train d'enfer, tandis que le lecteur guette le moment du crash (de cymbales ?) inéluctable. Quand l'inspiration vient directement d'une musique qui vous prend aux tripes, comment est-ce que la musique propre au poème parvient à se maîtriser ?
A.L : La musique me prend aussi aux os, aux muscles, aux nerfs bien sûr. Parfois, le crunch des guitares ou le chaloupé des rythmiques devance toute possibilité d’écrire quoi que ce soit. Il m’est alors plus facile de poser le stylo pour attendre la fin du disque, que de commencer des brouillons pour un éventuel haïku. Attendre, c’est chez moi la clef. Je l’avoue, je travaille ma poésie à l’inspiration. Si rien ne vient, je ne me mets pas au travail, ce serait sinon une insulte faite aux mots, comme pour leur reprocher de ne pas m’avoir rendu visite quand je les espérais. Attention, je ne parle pas dans le vent, ça m’est trop arrivé de forcer l’écriture, il ne me sort jamais rien d’exploitable. Mais quand l’impulsion est là, je déploie ma nappe de paroles, peut-être un peu comme Tony Iommi « étale le tapis de bruits tissés en notes sur lequel dompter les courants électriques ». Le tempo qui s’impose, je dois l’apprivoiser, ou m’adapter à lui. D’où les cavalcades, puis les descentes d’organes. Je fonctionne par synesthésie. Aux bruits du rock’n’roll doit répondre cette deuxième chanson que j’écris derrière la voix du chanteur. En clair, si les images que je capte me parviennent par fragments, mon écriture sera plus agitée, morcelée, comme des coups de couteau données sur des électrons par des puces savantes. Le travail de tri et de polissage se fait presque à même l’écriture, je n’ai pas besoin de reprendre la matière. Si au contraire je tombe dans quelque chose de plus englobant, long, lent et ample, guidé par une idée plutôt que par des images, alors je me lance dans un mouvement tout aussi énergique mais plus appliqué, où le cerveau vient se mêler à la main. En cours de composition de ma phrase, je vais ajouter des incises, des virgules, des parenthèses, des panneaux indicateurs ou des astérisques, je vais me dérouler comme une pelote de fil de fer, cela va s’étendre et durer, je vais aller au bout du souffle pour épuiser l’idée, et peut-être, peut-être, parvenir à la trouvaille cachée sous ladite idée. Arrivé là, je raccorde deux ou trois wagons, je brûle six-cents forêts, replante un baobab pour faire amende honorable et sème des ponctuations là où je sens que l’haleine des lecteurs ne peut suivre si moi-même j’entre en apnée. Je vais arracher les mauvaises herbes, moins pour épurer ou soigner le style que pour laisser l’impression d’îlots de désolation. Des bunkers éclatés dans la savane. C’est ma conception de la maîtrise, pour te répondre : maîtriser, oui, mais après coup. Je voudrais que la personne qui lit ce poème sente corporellement ce que cela fait d’être dans la phrase. Il faut donc un chaos choisi, mais un chaos. C’est une opération physique, au même titre que d’écouter du rock.
LE ROCK EST LA MUSIQUE DES IMAGES, c'est écrit en majuscules mêmes dans ton livre ; mais la poésie a aussi tous les droits pour réclamer cette même qualité. Comme tu le répètes à plusieurs reprises, le rock est une affaire de vision ; la métaphore, elle, comme l'indique son étymologie, se charge de transporter le sens où il n'avait pas été prévu, pour créer justement une nouvelle image. Est-ce que ton livre ne serait pas, à sa manière, une étonnante compétition entre ces deux modes visionnaires, l'un se nourrissant de l'autre à ses risques et périls ?
A.L : Je ne crois qu’à la friction, accidentelle ou apprêtée, des notions. Comme s’il s’agissait d’objets, de matériaux, en dur. De la même manière qu’un incendie peut être accouché par deux silex, qu’un nouveau genre de musique peut débarouler d’une main cassée sur une guitare désaccordée, le don du son et de la vision, pour reprendre Bowie, c’est l’attente calculée – on pourrait parler de bon timing – d’une collision entre deux forces contraires, que rien n’oppose, que tout aimante l’une à l’autre. Aux poètes de se rendre dans leur usine personnelle de tri des déchets pour aiguiser les scories ou les éliminer. Toute poésie est polysémique. Elle a besoin de son revers pour obtenir la médaille qui lui correspond.
L'imagerie rock est par essence même baroque, échevelée, peu disposée à répondre à des critères de "bon goût". Elle charrie déjà d'elle-même des flots dangereux d'associations surréalistes, de défilés macabres, de ténébreuses veillées mélancoliques, de violences alpaguées depuis la coulisse. Mais la poésie, lorsqu'elle prend comme mission de transmuter cette énergie visuelle dans son propre matériau, n'est-elle pas en danger permanent de tomber dans la saturation des mots, la tension électrique permanente de la phrase, la surcharge rhétorique ?
A.L : C’est ce danger qui m’attire vers la poésie, comme lecteur, comme auteur. Lorsque j’entre en librairie, ou que je farfouille parmi les rayons d’une bibliothèque, j’ouvre les recueils de poèmes au hasard, page 19 ou 76, et j’attends que quelque chose m’arrête, à défaut de découvrir que quelque chose m’arrive. J’ai besoin de cet arrêt. J’achète parfois un livre pour une strophe ou un vers qui me sidère, alors la tentation de ressentir cela pendant l’écriture, puis de le faire vivre chez la personne qui me lit, c’est presque aussi incontournable que le besoin d’écrire, c’est concomitant au plaisir de poétiser. Je suis en quête d’AVC littéraires, d’électrocutions, de moments où, à l’instar de mes écoutes musicales sur YouTube, je me dis que ce qui se passe me force à la pause, à l’incompréhension fascinée, la contemplation répétée. Le heavy metal étant une musique de la surdose, de la conversion de masse graisseuse en masse critique, il ne fallait compenser aucun excès par des sobriétés d’ancien buveur, mais se jeter au cou du rhinocéros pour jouer à la corrida. L’avantage de la poésie, même narrative comme c’est un peu le cas ici, c’est qu’en cas de nausée et de saignements, on peut sauter des pans entiers du texte, se rendre là où la page a l’air sereine. Et relire, comme une comptine, le passage qui vous happe.
Les Doigts de Tony Iommi se conclut par un bref appendice, Fils de l'huître, qui semble entretenir avec ce qui le précède un rapport à la fois d'annotation décalée (la figure de Sandy Pearlman) et de respiration formelle (la disposition en vers libres et brefs). Déjà ton recueil précédemment paru, Upír, était suivi de La Poétesse impubliable, formant ainsi un diptyque aux échos troublants. Faut-il croire que, lorsqu'il s'agit de poésie, il t'est impossible de ne pas considérer un sujet sans en proposer la face cachée ?
A.L : Eh bien je dois dire que je ne me suis jamais rendu compte de ça ! J’y réfléchis donc, et me dis que cette face cachée dont tu parles apparaît déjà en ombre dans le procédé d’écriture. A traquer la polysémie, les étymologies, les malentendus, les jeux sur les sonorités, euphoniques ou cacophoniques, l’admiration devant le sourire du vampire et la stupéfaction face à la bouche terrible de l’aimée.
Propos recueillis par Pierre Pigot
Illustration : mains en céramique vernissée,
réalisées par les étudiants du Paradise Valley Community College,
Phoenix, Arizona (détail)








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