CARTILAGES : ÉCRIRE POUR « CEUX QUI PORTENT »
- lefeusacreeditions
- 7 oct.
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ENTRETIEN AVEC LUDOVIC VILLARD
Raphaëlle Poyet

Voici la version longue d’un entretien paru en octobre 2024 dans Le Petit Bulletin, journal de l’actualité culturelle lyonnaise, à l’occasion de la sortie de Cartilages – notes d’intérim, par Ludovic Villard, auteur Feu Sacré de longue date s’il en est. Nous remercions chaleureusement Raphaëlle Poyet, à l’origine de cet entretien, d’avoir accepté de nous en communiquer l’intégralité.
Comment décrirais-tu Cartilages à quelqu’un qui ne te connaît pas, en quelques mots ?
C’est un ouvrage autobiographique en très grande partie, sur un sujet peu traité en littérature et en poésie : le travail physique… et la douleur physique. Cartilages, ça parle, comme son titre l’indique, d’articulations douloureuses, mais aussi de l’usure psychologique et amoureuse. Une façon de montrer qu’un boulot aliénant ne touche pas que le physique : il provoque une fatigue générale, qui peut être émotionnelle.
Est-ce de là que découle le choix de cette forme : le récit en fragments ?
Je voulais montrer cette fatigue généralisée, dans le style et dans la forme. J’ai moins ornementé que quand j’écris de la poésie. J’utilise beaucoup de phrases simples, car il n’y a plus d’énergie pour écrire. C’est court, j’essaie de ne dire que l’essentiel, sans fleurir. Les ornementations, dans les poèmes que le narrateur écrit, sont un peu une échappée. Des portes de sortie pour tout ce qui a été gardé, accumulé.
Cartilages est publié dans la collection « Récit » du Castor Astral, mais je l’ai écrit comme des fragments poétiques : une forme qui doit condenser beaucoup. Je n’aime pas les romans trop courts, où tout est survolé rapidement. J’aime Dostoïevski. Quand on entre dans un univers, qu’on suit un cheminement, avec toutes sortes de confrontations. Les romans épais, avec une analyse psychologique des personnages. Alors qu’en poésie, je préfère les formes courtes : le fragment, l’aphorisme.
Cette publication en tant que récit découle d’un choix de l’éditeur… Est-ce que, de ton côté, tu as des velléités de passer du côté du roman, ou de formes narratives plus longues ?
Alors j’ai déjà jeté des dizaines de romans, ou de squelettes de romans… pour le coup, écrire comme Dostoïevski, c’est pas mon truc. J’écris en ce moment sur une autre forme de marginalité, celle de la vieillesse. Je touche enfin une forme de récit hybride qui me contente, mi-récit, mi-poétique. L’idée serait d’en faire une quadrilogie.
Dans Cartilages, un détail peut interpeler à la lecture : les personnages féminins, en particulier la femme qui partage la vie de l’auteur, n’a pas de prénom. Comment l’expliquer ?
Les collègues ont un prénom, mais en dehors du travail, l’épuisement efface tout. « La fille », c’était important qu’elle n’ait pas de prénom : c’est un moyen de traduire que l’usure amoureuse dématérialise l’intime. C’est une sorte de personnage archétypal.
Peux-tu revenir sur les conditions d’écriture de Cartilages ? Ton expérience date de plusieurs années, est-ce que tu as écrit le texte pendant que tu étais journalier ou a posteriori ?
Ce qui est retranscrit dans Cartilages date d’entre 15 et 20 ans. Ça a duré plusieurs années : je bossais par intermittence, sur des grosses saisons qui me faisaient vivre plusieurs mois pendant mes études. À l’époque, j’écrivais déjà des poèmes, mais je n’ai rien écrit autour de ça parce que je ne publiais pas.
Et puis il y a eu les Feuillets d’usine de Ponthus. Tout le monde m’en parlait, je savais que c’était un thème qui m’intéressait mais je n’avais pas pris le temps de le lire : ça été le déclic pour commencer Cartilages. Pour créer ce livre, j’ai mis en forme des épisodes qui me revenaient souvent. Et qui sont apparus d’ailleurs dans certains morceaux, comme Stress et palettes, qu’on avait fait avec Robse. Le texte, a mis du temps à sortir, mais il est fini depuis plus d’un an.
5 ans d’espérance de vie en moins pour un ouvrier par rapport à un cadre : qu’est-ce que ce chiffre t’évoque ?
Quelqu’un qui rentre dans le milieu du déménagement à 25 ans et qui en sort à 60, il profite 5 ans de sa retraite, et encore. Et après, de quel genre de fin de vie est-ce qu’on parle ? Des problèmes dorsaux, cardiaques, parfois même cognitifs… dans l’état où ils sont, ils ne vont pas faire de la randonnée sur le GR20.
Encore aujourd'hui, la plupart des gens ont des boulots physiques, usants. Et ce sont ceux dont on parle le moins. Ce monde-là est sous-représenté dans les arts, la musique, y compris dans le rap d’ailleurs. On publie des romans par tartines sur des couples qui se séparent à Paris... et on ne parle pas du soubassement social, des gens qui maintiennent la société en bossant dans des usines, en nettoyant des bureaux chaque matin, ou en portant des choses. Je voulais montrer à quel point l'usure et l'épuisement sont constitutifs de ce milieu. Dans l'inframonde manutentionnaire, les gens rentrent chez eux en morceaux. C'est une vie autour de la douleur physique.
Pour citer Lucio Bukowski dans la chanson Don Quichotte (2014) : « J'écris mieux quand mes textes ne paient pas le loyer. » Faut-il travailler pour écrire des choses qui ont du sens ?
Travailler me paraît essentiel du point de vue de la création : c'est propre à chacun, mais je crée mieux en ayant un boulot, une dynamique, et en rencontrant des gens. Je bosse en bibliothèque, pas mal avec les mômes. C’est un boulot qui n’appelle aucune forme de bénéfice, et qui a un vrai sens social. Les bibliothèques sont les derniers endroits où les gens viennent pour dormir sur le canapé. L’hiver, quand il fait froid dehors et qu’on ne peut aller nulle part, on vient à la bibliothèque.
Et il y a ça aussi : le pouvoir de refuser. Le fait d’avoir un boulot, qui paye ton loyer et te fait manger, ça permet de refuser des choses qui ne te correspondent pas d’un point de vue artistique.
Dans ta pratique artistique, il n’y a pas que l’écriture : tu dessines, tu fais de la musique… Est-ce que c’est essentiel pour toi de pratiquer plusieurs arts à la fois ? Pour en nourrir un plus qu’un autre ?
Ça dépend des moments. Les périodes où j’écris, je ne travaille pas sur un disque. Et pendant les périodes où je n’arrive pas à écrire, je dessine beaucoup. Le fait de dessiner me fait bouquiner. Par exemple, dans un dessin, si je cherche à faire une référence à un chapitre des Métamorphoses d’Ovide, je le relis. En cherchant des éléments que je pourrais intégrer graphiquement, ça me débloque sur une idée de poème ou de chanson. Tout se nourrit. C’est comme un gros organisme, avec le plaisir de faire naître de l’image poétique, de l’image sonore ou de l’image graphique. De l’image qui doit faire sens, mais de l’image quand même. Ce plaisir de créer de l’image. Plaisir, presque nécessité.
Calaferte fait partie des auteurs qui m’ont fait comprendre que tout communiquait, plutôt que se cantonner à une seule discipline. Il ne faisait pas de musique, mais il écrivait sous toutes les formes : la poésie, le roman, le journal, le théâtre, l’aphorisme, les essais… Il a aussi énormément peint, dessiné, et il fabriquait des objets poétiques.
À qui s’adresse Cartilages ? Aux personnes qui ont un travail physique, ou à celles qui ne connaissent pas la pénibilité au travail ?
Dans l’idéal, les deux, mais ce n’est pas une question que je me pose. Je n’ai jamais ce questionnement sur qui va lire, écouter… mon objet, c’est d’écrire quelque chose qui traduit une vérité de la meilleure manière possible, et de le faire bien. La vacuité n’a pas sa place dans la poésie, dans la littérature ou la musique. Ça m’arrive de commencer un roman et de le fermer au bout de 20 pages parce que je me rends compte qu’on va me balader.
Au début du livre, tu adresses Cartilages « à ceux qui portent ». Tu aurais envie de leur transmettre un dernier message ?
Ça, je ne sais pas faire, les mots de la fin. C’est Flaubert qui disait que « la bêtise consiste à vouloir conclure ». La figure de l’ouvrier n’est pas un archétype qu’on peut réduire à un seul corps. Les collègues ne votaient pas pour les mêmes personnes, n’avaient pas les mêmes religions, venaient de milieux et de pays différents… Leur point commun, c’était cette pesanteur.
Au moment de cet entretien, ton essai Dirty South était en correction chez Le mot et le reste, pour une parution prévue en septembre 2025.
C’est l’histoire du rap dans le sud des États-Unis de 86 à aujourd’hui. Je voulais faire quelque chose de survolé et en fait, j’ai pas réussi ! Je suis rentré dans le moindre micro-label… Au final, rien que la première décennie on est déjà à 300 pages. Je vais certainement devoir dégraisser beaucoup ! [NdE : le livre fera finalement 600 pages.]
Pour finir, pourrais-tu nous recommander quelques lectures ouvrières satellites ?
Joseph Ponthus, À la ligne : Feuillets d'usine
« Tout le monde m’en parlait, je savais que c’était un thème qui m’intéressait mais je n’avais pas pris le temps de le lire : ça été le déclic pour commencer Cartilages. »
Thierry Metz, Le journal d’un manœuvre
Jane Sautière, Fragmentation d'un lieu commun
« Lire Ponthus, m’a fait relire Metz et découvrir Jane Sautière. Un milieu violent qui n’est pas le milieu ouvrier, où elle est confrontée à la violence physique, psychologique et sociale. »
Tommaso Di Ciaula, Tuta blu
« Un écrivain italien de la région des Pouilles. Il travaillait dans un atelier de construction automobile et il a écrit un journal ouvrier. »
Louis Calaferte, Septentrion
« C’est son espèce de magnum opus. Dense, violent aussi, qui parle de thématiques sociales. Sa première confrontation au monde, au-delà du bidonville où il vivait, ça a été l’usine. Il a commencé à y travailler à partir de ses 13 ans. »
Simone Weil, La condition ouvrière
« Un livre difficile mais un très beau livre. Elle était en mauvaise santé et elle a perdu quelques années de vie pour pouvoir l’écrire : c’est de l’abnégation. »
Charles Bukowski, Le postier
« Je l’ai lu à peu près en même temps que Calaferte, à 19-20 piges. Ça m’avait marqué. Il traite la question des rapports de production à sa manière à lui, violente et individuelle. Il axe moins sur le collectif que Ponthus, Metz ou même Weil. »
Illustration : Eugène Atget, Chiffonier, avenue des Gobelins, Paris XIIIe, 1899,
(Bibliothèque Nationale de France, Paris) (détail)








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