BOOKHOUSE BOY #61 / Thomas Perino, graveur et maître cartier
- lefeusacreeditions
- 27 nov. 2020
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 9 juil.

- “Qui suis-je dans le monde ? Ah, c’est la grande énigme !”
Alice, in Alice au Pays des Merveilles, Lewis Carroll, 1865.
Ça n’est pas tous les jours que l’on a la chance de côtoyer un homme dont on peut dire qu’il a fait son propre Tarot de Marseille. Pardon, il n’est pas question de ces innombrables, parfois sublimes, d’autres fois dispensables, tarots revisités, adaptés ou soi-disant restaurés d’après l’antique tradition perdue. Le monsieur dont nous parlons a étudié le “Marseille”, a vécu avec diverses éditions classiques de ce jeu dans les poches et sous son lit durant plusieurs années, s’imprégnant jusqu’à la moelle des symboles et questions soulevés par chaque carte, jusqu’à leur faire pénétrer ses rêves, s’éveillant avec l’impression d’avoir lu ou entendu pendant la nuit des messages qui ne parlent qu’à l’intuition et l‘imaginaire, se réinventant un espéranto, damus amare lilah, un langage hybride empruntant ses contours et rassemblant ses esprits “dans les domaines mathématiques, littéraires et dans l’appel du sacré”, étudiant le Yi Jing à l’aune de Philip K. Dick et vice versa, tirant ses leçons de vie du regard d’Alice in Wonderland, regard qu’il rend à sa motilité première, enfantine et devineresse, en faisant métier de graver des illustrations où rien ne se fixe - fou paradoxe ! - puisque dans son travail tout est affaire de lignes infinies déplaçant les centres et renversant les périphéries. Chez ce bonhomme, l’œil est sans limite, le dessin se lit et se relie comme un dédale dont on ne reconnaît jamais les murs déjà frôlés : à chaque passage se découvre une perspective nouvelle qui rend le tour de manège plus beau que la sortie. Philip K. Dick nous conseillait de rentrer dans le labyrinthe, plutôt que de nous en échapper. C’est peut-être ce que fait Thomas Perino.
Thomas Perino ne sait pas tellement au juste comment se présenter lui-même - il lui arrive de se dire “technicien de surface”, ce qui est assez réaliste, au vu de sa maîtrise des matériaux qu’il travaille et transforme, les purifiant en atelier de leurs “débordements d’usinage”. Mais au risque de voir se raidir une ou deux colonnes vertébrales, nous dirons de lui qu’il est devenu un maître cartier. Car au terme de cet apprentissage des arcanes du tarot, comparable à un compagnonnage, il a dessiné, puis gravé sur plaque de bois, chacune des soixante-dix-huit cartes du jeu, avant d’en superviser l’impression chez un artisan, et d’enfin les peindre seul à la main l’une après l’autre (en témoigne le documentaire de Warren Lambert).
Son tarot, on peut affirmer que Thomas Perino le connaît par cœur. Il l’a incorporé. Et même s’il ne se connaît pas lui-même, nous pourrions dire de Perino qu’il est - à l’instar d’Alice se demandant quelle est sa place dans le monde - un grand puzzle ! Mais pas n’importe lequel. Un puzzle qui fait livre. Et comme le dit encore la petite fille du Wonderland : “Quelle est l’utilité d’un livre sans image ni conversation ?”. Le tarot offre les deux, parce qu’il est une série d’images qui vous parlent et vous font parler.
| Thomas, que trouve-t-on comme nouvelles acquisitions dans ta bibliothèque ?
Pas grand-chose depuis que ma bibliothèque s’est effondrée ! En fait j’ai pas mal de livres en souffrance sur mes étagères donc j’essaie de me restreindre dans mes achats. De mémoire mes dernières acquisitions sont Poteaux d’angle de Michaux, Le Jugement de Pâris de Hubert Damisch, et Madame Bovary de Flaubert. À l’occasion du confinement j’ai également fait la découverte d’un objet littéraire hybride, Kentucky route zéro, c’est un croisement improbable entre un jeu vidéo, un film, un roman et une pièce de théâtre dont les auteurs se revendiquent du réalisme magique. Ce qui est incroyable dans cet objet c’est que les choix du joueur n’y ont aucune conséquence sur le déroulement de l’action et n’ont pour objectif que de révéler la vision personnelle du lecteur sur l’œuvre.
| Quels livres marquants découverts à l'adolescence possèdes-tu toujours ?
C’est un peu jeune pour parler d’adolescence, j’avais dix ans, mais Le Horla de Maupassant a été ma première révélation littéraire. Puis au collège on avait étudié La Légende de Saint Julien l’Hospitalier de Flaubert que j’ai toujours rêvé d’illustrer, mais depuis mon amie Claire Pedot l’a fait avec un tel brio que je ne sais pas si j’oserai m’y atteler un jour. Au lycée La Vie est un songe de Calderón puis Le Festin nu de Burroughs, j’avais fait un exposé dessus en cours de philo ! Et je dirais que le passage à l’âge adulte s’est fait avec Voyage au bout de la nuit de Céline, Les Somnambules d’Herman Broch et L’Homme sans qualités de Musil.
| Sans égard pour sa qualité, lequel de tes livres possède la plus grande valeur sentimentale, et pourquoi ?
En premier lieu je dirais Gödel, Escher, Bach. Les brins d’une guirlande éternelle du professeur Douglas Hofstadter. C’est un livre qui m’a hanté alors que je préparais mon diplôme des Beaux-Arts. Il m’a permis de mettre au point ma théorie sur le principe de récursivité appliqué à l’anima et au sentiment amoureux. Plus tard, j’ai fait parvenir à Douglas Hofstadter mon livre Alice au pays des merveilles en le remerciant de m’avoir inspiré (il fait référence plusieurs fois à Lewis Carroll dans son ouvrage) et à ma grande surprise il m’a répondu ! Alors qu’il venait à Paris pour un cycle de conférences nous nous sommes rencontrés et il a dédicacé mon exemplaire. Nous avons mangé à la pizzeria. Lui-même étant parfaitement bilingue nous avons discuté en français et, alors qu’il disait trouver cela « plus simple » j’ai eu un mal de chien à le tutoyer. Il a même accepté de venir faire une conférence aux Beaux-Arts après ça ! C’est génial de rencontrer une personne qu’on admire et de découvrir que cette personne se révèle être d’une grande gentillesse, ça n’est pas toujours le cas. Dans le même ordre d’idées j’ai deux exemplaires très précieux d’ Alice au pays des merveilles dédicacés. Le premier par Nicole Claveloux, mon premier Alice, qui me fascinait étant enfant et que j’ai eu l’occasion de me faire dédicacer par cette femme adorable alors que nous participions ensemble à une exposition autour d’Alice justement, ce dont je n’étais pas peu fier, et le second par Pat Andréa que j’ai rencontré tardivement dans mon cursus aux Beaux-Arts après avoir vu son livre et qui m’a encouragé à me lancer dans ma propre version de ce grand classique.
| Lequel de tes livres prêterais-tu à quelqu'un qui te plaît ?
J’ai déjà fait deux tentatives une fois avec L’Homme sans qualités de Musil et une autre avec L’Invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares. À chaque fois ça a été un désastre puisque non seulement cela ne m’a pas permis de créer une intimité avec les jeunes femmes concernées mais parce qu’en plus elles ne les ont finalement jamais lus. Actuellement j’essaierais peut-être Les Sept cités de l’amour de Farid-Ud-Din Attar pour exprimer ma conception du sentiment amoureux, Plume de Michaux pour le poème « Un tout petit cheval » qui parle très bien de mon rapport aux femmes et enfin Premier amour de Tourgueniev pour dire « s’il-te-plaît fais attention j’ai assez souffert comme ça ».
| Que trouve-t-on comme livres honteux dans tes rayonnages ?
Je suis un grand fan de Guido Crepax, l’auteur de Valentina qui est une de mes grandes sources d’inspiration mais j’aurais du mal à présenter ma collection de BD érotiques à des inconnus !
| Quels livres as-tu hérité de tes proches ?
Beaucoup ! Enfant mon père m’a fait découvrir Mais je suis un ours ! (The Bear that wasn’t, le titre original est bien meilleur), une fable renversante de Frank Tashlin, le scénariste de plusieurs films de Laurel et Hardy, de Jerry Lewis et de Snafu, des cartoons de propagande à l’usage des soldats américains pendant la Seconde Guerre mondiale. Plus tard il m’a fait découvrir Buzzati, Frederic Brown et la fabuleuse Grande anthologie de la science-fiction. Ma grande sœur m’a fait lire Le Horla qu’elle étudiait au collège et qui a été une véritable révélation littéraire. Plus tard mon ami Sylvain Martin m’a permis de découvrir par l’entremise de son mentor de l’époque François-Xavier Frantz les romans de William Gaddis et c’est également lui qui est à l’origine du peu de culture théâtrale que je possède. Je me dois également de mentionner mon amie Maya qui m’a fait découvrir entre autres Le Mont analogue de Daumal, deux différents Thomas qui m’ont fait lire Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry et les poèmes de Rutebeuf, et Pacôme Thiellement pour les œuvres d’Attar, de Sorawardy et de Nerval.
| Le livre que tu as le plus lu et relu ?
Je ne pense pas avoir relu intégralement un livre mais je me suis beaucoup replongé dans des passages du Festin nu notamment le chapitre sur les quatre partis d’Interzone qui est selon moi une description parfaite des différentes tendances de l’homme moderne. Je replonge également beaucoup dans des morceaux de L’Homme sans qualités de Musil, dans des extraits de Pynchon, dans Le Désert des Tartares de Buzzati, dans les Évangiles de Thomas ou dans des morceaux de La Femme sans ombre d’Hofmannsthal. En règle générale je crois qu’il est difficile d’avoir une connaissance parfaite de l’œuvre d’un auteur mais que ce qui compte vraiment est d’avoir retenu les quelques phrases qui ont su nous ébranler.
| Le livre qui suscite en toi des envies symboliques d'autodafé ?
Certains livres que j’ai illustrés et dont je ne suis pas toujours fier. Bon il y a toujours quelques images à sauver de ci de là mais globalement les deux seuls livres dont je suis vraiment fier sont Alice au pays des merveilles et Les Heures de Grace, les autres comme le disait De Gaulle « c’est les légumes ».
| On te propose de vivre éternellement dans un roman de ton choix, oui, mais lequel ?
La Femme sans ombre d’Hofmannsthal, quitte à vivre éternellement autant que ce soit dans un monde de beauté renversante.
| Quel est l'incunable que tu rêves de posséder, ton Saint Graal bibliophilique ?
Le manuscrit original d’Alice au pays des merveilles mais plus encore celui d’À travers le miroir de Lewis Carroll qui est encore plus fou et bien plus émouvant que son prédécesseur.
| Au bout d'une vie de lecture, et s'il n'en restait qu'un ?
C’est difficile à dire mais peut-être Les Reconnaissances de William Gaddis, qui parle de la création, de la beauté et de la vérité comme aucun autre livre.
Propos recueillis au printemps 2020.








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