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BOOKHOUSE BOY #58 / Maximilien Friche, écrivain & éditeur

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“(…) un écrivain… sa figure porte les stigmates des luttes antérieures, des années de négligence et de mépris infligés par les critiques… Mais il suffit de s’accrocher pour devenir le grand homme de lettres vénéré, avec son rond de serviette dans un restaurant discret et très raffiné. (…) Ou alors, il aurait pu plonger dans les bas-fonds de la société, aussi rapide, lisse et mortel qu’un barracuda. Il aurait toujours su qui était son ennemi avant que l’autre le sache. C’est le secret : être toujours là le premier.”

William Burroughs, Mon éducation - un livre des rêves (Christian Bourgois © 1996, traduit de l’anglais (USA) par Sylvie Durastanti)

 

Voilà un homme qui sait les ambiguïtés comme les contradictions, et qui, parce qu’il comprend qu’il ne sera jamais à l’abri de rien, consigne ses combats sous formes de témoignages. Moins comme le témoin de ce qu’il a vécu en la chair, que comme le martyr de ce qu’il a failli commettre en le monde. Maximilien Friche est toujours là le premier, afin de surprendre ce dans quoi son personnage va chuter. Pas seulement à l’intérieur de ses romans. Dans la vie, aussi. Aux aguets, vif et serpentin, entre point d’interrogation lové en cobra contre la joue du lecteur et point d’exclamation dressé tel un index sur la gâchette, voire le poing tout entier sur le frein du véhicule. Friche est poète et pécheur - qui ne l’est pas ? -, éditeur et romancier en quête de sainteté plutôt que de succès. C’est là son tour de force. L’Impasse du salut, récit sombre comme le gris d’une geôle, surélevé vers le fenestron du détenu à force d’honnêtetés désespérées qui ne quémandent rien, dit tout de ce que l’on ne veut pas admettre de soi. Sans donner la leçon à quiconque.

 

Il faut savoir accepter un compagnon de cellule quand, enfin, on en reconnaît un.

 

| Que trouve-t-on comme nouvelles acquisitions dans ta bibliothèque ?

Des livres neufs et beaucoup de livres d’occasion achetés à Notre-Dame des sans-abri à Vaise, un quartier de Lyon. Parmi les livres neufs je vais te citer Au-delà des frontières d’Andreï Makine. Plus on vieillit et moins les livres nous modifient, nous devenons coriaces, nous entrons en lecture comme en relation, du bout des pieds, du bout des lèvres, on laisse moins faire le hasard comme dirait Jacques Brel dans Les Vieux amants, et bien, le dernier Makine ne m’a pas seulement modifié, il m’a bouleversé, remis en cause, ou plus exactement remis en question. C’est sans doute d’ailleurs l’objet de la littérature, démultiplier les questions, nous muter nous-même en question au regard d’une réponse qui nous serait donnée de toute éternité. Certes.

J’ai beaucoup lu Makine, j’ai beaucoup lu Osmonde aussi, avatar du premier. J’aime ce verbe à la fois aristocratique et charnel, brut et poétique. Makine a fait feu de tout bois dans son dernier roman, tout a été convoqué pour la renaissance d’un homme, pour ce qu’il appelle son alternaissance : l’actualité politique au premier plan, ses anciens livres, ses différents noms d’écrivains… Arrêtons ce bavardage, le but n’est pas que je fasse ici une recension de tous les romans que j’ai lus.

Parmi les livres chinés, nous trouvons deux ouvrages de Gustave Thibon dont un retraçant l’entretien télévisuel de 1975. J’aime chiner des livres, cela me permet d’avoir les livres que j’aime dans de belles éditions. Et puis un vieux livre, cela ressemble à un vieux meuble, une vieille maison, de vieilles chaussures. Il y a une patine, c’est-à-dire une histoire sur l’objet support de l’histoire. C’est comme s’il bénéficiait d’un surplus d’âme par rapport au neuf. Je ne pense pourtant jamais aux lecteurs qui m’ont précédé. Je jubile juste de penser que l’objet leur a survécu pour venir jusqu’à moi. Je laisse trainer ces vieux livres pour les croiser tous les jours. Je ne vais pas te faire l’article sur Gustave Thibon je vais juste te laisser avec sa parole si efficace : « A la mort le masque tombera du visage de l’homme, et le voile du visage de Dieu. »

 

| Quels livres marquants as-tu découverts à l'adolescence et que tu possèdes toujours ?

Les Hauts de Hurlevent. Je n’ai pas réellement lu avant mes 14 ans. Mes parents ne parvenaient pas à me donner le goût de lire. J’avais l’impression que cela me donnait la nausée et la plupart du temps je m’endormais au milieu de la première phrase. J’avais même essayé un livre dont on est le héros ! Je suis mort en bas de la première page, mauvais choix, mauvais aiguillage ou goût pour la tragédie ? Le premier livre que j’ai donc dévoré fut Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, édition Livres de poche, couverture verte. Dévoré, c’est vite dit, car le livre m’a accompagné six mois. Il m’a semblé pour la première fois baigner dans tout ce qui fait un roman : l’ironie du sort comme moteur de narration, la vie intérieure déduite, la poésie dans la trame… Les personnages existaient vraiment, rien n’était fictif ou prétexte à quelque message que ce soit, un monde libre était créé, plus vrai que le réel et j’ai ressenti le vertige conféré au lecteur qui se rend témoin de tout. Si c’était ça la littérature, alors j’étais prêt à aimer lire.

 

| Lequel de tes livres prêterais-tu à quelqu'un qui te plaît ?

Le mien, L’Impasse du salut ou celui à venir que je suis en train d’écrire. Autant se mettre nu devant ceux qui nous plaisent, ceux que l’on aime. Si la question visait l’ensemble de ma bibliothèque et non ceux dont je suis l’auteur, je suis désolé de ma réponse autocentrée. Je crois néanmoins que je la conserve.

 

| Que trouve-t-on comme livres honteux dans tes rayonnages ?

Je n’ai honte de rien bien sûr ! D’autant que je ne suis pas du genre à accumuler tout ce qu’il « faut » avoir lu. L’injonction me ferait revenir à la case départ dans mon rapport aux livres. En revanche j’assume totalement d’avoir lu tous les livres d’Yves Simon, de les avoir aimés et même d’avoir été malaxé, modelé par eux. La Dérive des sentiments, le Voyageur magnifique, sont pour moi exceptionnels. Ils sont forcément honteux, car cela n’a rien de valorisant pour un écrivain de se réclamer d’un chanteur de variétés, d’un auteur prisé par les lectrices de Elle. Il vaudrait mieux miser sur Abellio, Cioran, Huysmans, Houellebecq, etc. D’autant plus, j’aime les chansons d’Yves Simon… Cette façon de mâcher des phrases avec les pommettes hautes et la glotte en contact avec le poids du dedans, des phrases en équilibre entre une petite niaiserie humaniste et une gravité métaphysique. Qui ne risque pas le ridicule, n’atteint jamais l’autre. « “Nous avons miséré ENSEMBLE et je l'aime”, c'est ce que disait un vieux type aux cheveux de la guerre d'avant. Et il faut que nous misérions ensemble dans des ascenseurs quotidiens. » Respirer Chanter.

 

| Quels livres as-tu hérité de tes proches ? 

Difficile question. On a rarement conscience de son héritage. Ma réponse est presque à côté de la plaque. Presque. Disons L’Aigle à deux têtes de Cocteau. Je ne l’ai lu que dernièrement alors qu’il m’avait été conseillé par celle qui m’a prescrit d’écrire il y a 27 ans. C’est une pièce de théâtre tragique et moderne à la fois. Un poète anarchiste veut tuer la reine, la reine est amoureuse de ses poèmes puis du poète anarchiste qui a étrangement les traits de son défunt mari. Un amour-passion nait, un amour impossible, elle le forcera à la tuer en jouant le mépris pour lui. Il faut toujours que tout soit accompli. Peut-être suis-je sensé être un poète anarchiste… Je suis trop vieux pour être anarchiste maintenant, mais je peux encore suivre Cocteau dans sa poésie : « Mon Dieu acceptez-nous dans le royaume de vos énigmes, évitez à notre amour le contact du regard des hommes, mariez-nous dans le ciel. »

 

| Le livre que tu as le plus lu et relu ? 

Nous y voilà ! Le livre qui m’a fondé. Sans hésiter une seule seconde, sans crainte de décevoir : La Nausée de Jean-Paul Sartre. Je l’ai lu la première fois un été sur la plage, et c’était moi, tout ce que j’avais au-dedans était écrit dans le livre. Je ne savais plus vraiment si je pensais ou si je lisais. Je l’ai relu plusieurs fois, soit d’une traite, soit en prenant des extraits. J’ai même goûté un passage sur les humanistes (qui se haïssent tous) que l’on croirait écrit par Philippe Muray, c’est drôle et cruel. Au-delà de l’épreuve métaphysique, je dois avouer avoir été marqué par l’écriture très cinématographique de Sartre, faite de tableaux successifs non chronologiques qui placent le lecteur dans le vertige de collaborer, de tisser lui-même l’ensemble, et de jouir de comprendre toujours davantage le piège du roman et de la vie. Il y a, dans cette façon d’écrire, une vraie poésie.

 

| Le livre qui suscite en toi des envies symboliques d'autodafé ?

Je me suis toujours dit que j’aurais du mal à brûler un livre, quel qu’il soit. Il y a toujours une dimension historique, une couche de lecture qui justifie son existence. Et puis… j’ai vu les rayons de livres de développement personnel et là, non seulement l’envie d’autodafé est venue spontanément, mais peut-être même pas uniquement de manière symbolique. Tous ces gens qui écrivent pour donner des leçons de savoir-vivre, en se prenant en modèle, qui produisent des raisonnements sur la base de leur expérience : « ça me fait quelque chose quelque part », qui confondent la vie de leurs entrailles avec la vie intérieure, qui prennent les vessies pour des lanternes… ne devraient jamais oser écrire. C’est sacré écrire. Et puis je refuse de savoir vivre. La seule chose qui soit accessible à tous est savoir mourir.

 

| On te propose de vivre éternellement dans un roman de ton choix, oui, mais lequel ?

Aucun personnage de roman n’est éternel et j’aspire à l’éternité, la question est donc délicate. Je ne choisis pas tant un univers qu’un personnage pour répondre à la question. Je choisis un personnage refuge, un homme porteur d’un idéal, de pureté et donc totalement inadapté. Ce que je devrais être si je n’étais pas si « normal », si bourgeois, si respectable… Je crois donc que j’aimerais bien être l’idiot de service dans le livre de Dostoïevski, l’homme bizarre qui dit des vérités et que les femmes prennent en affection.

 

| Quel est l'incunable que tu rêves de posséder, ton Saint Graal bibliophilique ?

Le dernier Dantec, celui qu’il n’a pas eu le temps d’écrire, celui qu’il nous livrerait depuis la haute frontière. L’écrivain-bibliothèque me manque. Tant qu’il était vivant, on savait qu’un homme se sacrifiait réellement pour écrire, pour qu’on le lise, c’était rassurant. Aujourd’hui, nous n’avons plus ce livre à venir destiné à contenir tous les autres, on est obligé de se contenter des autres justement.

 

| Au bout d'une vie de lecture, et s'il n'en restait qu'un ?

La Nausée encore. On s’est habitué l’un à l’autre maintenant. Ce n’est pas un livre qui contient tous les autres, c’est juste un livre qui me contient. Assez creux en fait. C’est un choix confortable que je fais là, un choix pour vieillir progressivement, diminuer.

 

Propos recueillis durant l’été 2019.

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