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BOOKHOUSE BOY #09 / Pierre Pigot

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Malgré une ancienne mais dévorante passion pour la culture japonaise, je n'ai pas été un grand lecteur de mangas. Je regarde et revois parfois des animés, mais uniquement les grands classiques. Mamoru Oshii en tête, dont les films continuent encore aujourd'hui de me hanter. Le gros de la production me laisse plutôt de marbre. Malgré tout, je suis plus que curieux d'ouvrir “Apocalypse Manga” de Pierre Pigot qui vient de paraitre aujourd'hui même aux PUF, (collection Perspectives Critiques), et qui se penche sur les différents modes d'incarnation du trauma nucléaire chez les fabricants japonais d'images en séries, qu'elles soient animées ou juxtaposées. En attendant, l'auteur de “L'assassinat de Mickey Mouse” est le Bookhouse Boy de la rentrée !

 

| On trouve quoi comme nouvelles acquisitions dans ta bibliothèque ?

Très paresseusement, je me contenterai d’égrener les titres qui courent le long de la pile de livres à lire située juste à côté de mon ordinateur, et qui comprend actuellement : « Notes de Hampstead » d’Elias Canetti ; « Cento lettere a uno sconosciuto » de Roberto Calasso ; « Les Frères Holt » de Marcia Davenport ; « Point et ligne sur plan » de Wassily Kandinsky ; « Les deux sœurs » d’Adalbert Stifter ; « Job, roman d’un homme simple » de Joseph Roth ; « Les Elixirs du Diable » de E.T.A Hoffmann ; les « Ecrits gnostiques » dans l’édition de la Pléiade ; le premier volume de l’ « Histoire de ma vie » de Casanova ; le « Manuscrit trouvé à Saragosse » de Jean Potocki ; « The Complete Short Stories of Mark Twain » ; et bien entendu, last but not least, « Bleeding Edge » de Thomas Pynchon. Parmi tous ces livres, il y en a qui sont là pour le plaisir, d’autres pour le travail, et mêmes un ou deux qui combineront les deux ; d’autres qui attendront plus longtemps que prévu leur tour. Beaucoup seront, j’en suis sûr, plein de surprises capricieuses : c’est la récompense subtile du lecteur éclectique.

 

| Quels livres marquants as-tu découvert à l’adolescence et que tu possèdes toujours ?

Mentionner « Le Seigneur des Anneaux » n’est même plus drôle, tant tout le monde semble être inévitablement passé par là au même âge. Et pourtant, c’est un livre qui a durablement façonné mon imaginaire : le goût des longs récits à rebondissements, des cartes fictives, des arbres généalogiques, beaucoup de choses sont nées là. En intensité de plaisir de lecture, je ne vois guère dans mes expériences récentes que la trilogie « Gormenghast » de Mervyn Peake qui puisse s’en approcher, même si c’est dans un style radicalement différent. Les accros du modernisme littéraire tirent la langue de dégoût devant la prose de Tolkien parce qu’elle ne rentre pas dans leur téléologie du roman ; et pourtant, on y trouve un charme tranquille, une expérience d’un espace-temps bien distinct, directement né de cette même prose, qu’on aurait tort de regarder avec condescendance. Plutôt que de ressasser les influences arthuriennes de Tolkien, on ferait mieux de se pencher sur son étrange affinité avec Adalbert Stifter, le plus beau des romantiques allemands tardifs. La manière dont Tolkien déroule ses paysages, nous fait pour ainsi dire arpenter la cartographie de son monde avec la seule aide des mots, trace la silhouette des respects subtils qui lient les personnages, et nous en fait percevoir le fin voile de mélancolie qui le recouvre intégralement, le tout avec l’air de ne pas y toucher : ce sont quelques-uns de ses points communs avec Stifter qui, lui, est encore bien trop méconnu en France.

 

| Tu prêterais lequel de tes livres à quelqu’un que tu voudrais séduire ?

Je songe tout de suite à la « Ada » de Nabokov, chef d’œuvre de nostalgie lumineuse et d’érotisme total. C’est presque une ligne de partage dans l’humanité : la personne qui ne comprendrait pas la passion que je porte à ce livre depuis de nombreuses années, ne pourrait tout simplement pas passer plus de quinze minutes dans la même pièce que moi.

 

| Que trouve t-on comme livres honteux dans tes rayonnages ?

Touchant quasiment le plafond (et donc à tout sauf portée de main), j’ai une étagère avec des livres qui pourraient, selon certains standards, être jugés « honteux », mais que je garde malgré tout à cause d’une certaine superstition – un peu comme le chercheur d’or qui rechigne à jeter un vieux piolet pouvant encore avoir son utilité. Un exemple concret : parmi ces reliques un brin dépassées, se trouvent les trois volumes de « Autant en emporte le vent », que j’ai lus quelque part au milieu de mon adolescence aux goûts encore vagues. D’un strict point de vue littéraire, l’ensemble est indéfendable, puisque tous les tics réalistes du best-seller s’y reconnaissent impitoyablement. Pourtant, si je venais un jour à devoir écrire quelque chose sur le paysage mental américain autour de la Guerre de Sécession, le livre retrouverait brutalement une certaine utilité : comme témoignage d’une idéologie et de sa persistance dans le temps, et de la trace qu’elle laisse encore de manière parfois insidieuse sur notre époque. Les grandes bibliothèques du monde qui amassent dans leurs entrailles par millions aussi bien les pépites que les nullités, ont le rôle le plus donquichottesque et le plus magnifique qui soit : tout préserver afin que jamais le portrait de l’humanité ne demeure lacunaire, aussi bien dans ses erreurs que dans ses triomphes – ce qui peut aussi être, à une échelle mille fois plus modeste, le rôle d’une bibliothèque privée.

 

| Quels livres as-tu hérité  de tes proches ?

J’ai bien peur d’avoir purement et simplement annexé la petite bibliothèque que possédait mon frère, et qui était essentiellement composée de classiques acquis pour le collège et le lycée – livres de poches jaunis et fatigués qui aujourd’hui encore ponctuent ça et là mes étagères. Un jour il a obtenu que je lui rende les gros « Mémoires » de Eisenstein – et depuis, je regrette d’avoir obtempéré ! J’ai également dégotté, il y a longtemps, dans le grenier de mes grands-parents, les deux tiers des Rougon-Macquart dans des éditions de poche des années 60, aux couleurs kitsch réjouissantes, et dont je ne sais toujours pas à quoi elles pourront bien me servir un jour. En dehors de cela, j’ai constitué moi-même plus de 95% de ma bibliothèque : dans ma famille, les livres, s’ils sont quelque chose de vaguement respecté, restent très éloignés du premier plan des préoccupations.

 

| Le livre que tu as le plus lu et relu ?

Il est tout simplement impossible à identifier. Ce pourrait aussi bien être un magazine « Strange » des années 80 et 90, qu’un album de Gaston Lagaffe, un roman de Nabokov, un essai de Walter Benjamin ou un volume de « One Piece ». Il ne faudrait pas non plus oublier cette indispensable pratique du grand lecteur, que le e-book rend bien plus difficile à obtenir : le feuilletage très rapide et au hasard d’un livre important, à la recherche, non d’une information, mais d’une inspiration, d’une couleur, d’un diapason, d’une texture, qui relancera la pensée ou l’écriture.

 

| Un livre qui suscite en toi des envies d’autodafé ?

Bien évidemment, hors de question de brûler un livre quel qu’il soit. Mais pour certains, il n’est pas interdit de les faire choir avec violence sur l’étal de libraire depuis lequel il étaient en train de faire leur réclame. Je me souvient par exemple du « Traité d’athéologie » d’un pseudo-philosophe contemporain, dont la bibliographie en fin de volume témoignait d’une telle malhonnêteté intellectuelle, d’une telle bêtise crasse, que le livre a rebondi sur son tas comme un kangourou empaillé. Idem, plus récemment, avec le livre d’Obertone sur Breivik, dont seules quelques pages reniflées à la hâte pendant une pause-déjeuner ont suffi à me mettre en colère. Que ces gens nous fichent donc la paix avec leurs immersions soi-disant éclairantes dans les cervelles dégueulasses de criminels, qui ne visent en réalité qu’à nous contaminer à notre tour dans une fascination débectante : n’avons-nous pas déjà eu notre dose avec les officiers nazis aux titres à rallonge de Jonathan Littell ?

 

| On te propose de vivre éternellement dans un roman de ton choix, tu optes pour lequel ?

Choix ô combien difficile, voire impossible. J’envisagerai plutôt un passeport coloré donnant accès illimité aux destinations de lieux imaginaires, chacun avec leur séjour plus ou moins long. Une petite cure de repos à Rivendell, une visite guidée de Gormenghast, une location à Baker Street, un stage à la Xavier School for Gifted Youths, un cache-cache dans le Oxford de Philip Pullman ou bien celui de Max Beerbohm ? Voire, un voyage vers le mont Analogue, au risque de ne jamais en revenir ?

 

| Quel est l’incunable que tu rêves de posséder, ton Saint Graal bibliophilique ?

Je rêve de pouvoir un jour replacer dans ma bibliothèque « Donald Faust », une BD très certainement d’origine italienne, qui comme l’indique son titre réécrivait l’histoire de Faust, de son rajeunissement et de ses amours, à l’aide de personnages Disney. Vingt-cinq ans après, je garde encore une vive impression de son atmosphère fantastique, ses couleurs vives, ses scènes de cauchemars, la rapidité du récit semblable à un rêve placé sous le signe de l’ange du bizarre, et surtout sa sinistre conclusion, très angoissante. Je me demande souvent si, le feuilletant de nouveau, je retrouverais toutes ces sensations d’enfance intactes. Il y a quelques temps, je l’ai découvert, malheureusement enfermé dans une pochette plastique protectrice, sur les rayonnages d’une excellente boutique de BD parisienne – mais il était, hélas, vendu à un prix que je juge prohibitif pour un fascicule de quarante pages, fut-ce en édition vintage.

 

| Au bout d’une vie de lecture, et s’il n’en restait qu’un ?

Impossible de n’en choisir qu’un. L’Un n’existant plus, nous sommes tous condamnés au fragment comme unité de mesure du monde, et chaque livre est donc le faible mais indispensable écho lumineux de cette unité après laquelle nous courrons, échevelés, essoufflés, toute notre vie, souvent sans jamais le savoir. La seule unité qui compte est celle de la bibliothèque, de toute la bibliothèque dans sa multiplicité : notre meilleur autoportrait, celui que seule la mort peut définitivement achever et laisser derrière nous, provisoirement intact et encore frémissant. Ce qui me fait penser à ce poème de Borges, qui égrène toute une liste d’objets hétéroclites, et se termine par ce vers magnifique : « Ils ne sauront jamais que nous sommes partis ».

 

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