top of page

ALICE, LES MONDES ET LES MOTS

Pierre Pigot


ree

L’Inde ancienne l’a toujours su : tout commence avec les Eaux – et si l’on passe la frontière chinoise, le Tao n’enseigne pas autre chose. Les Eaux sont la dernière manifestation du monde, la plus irréductible face aux investigations de toute métaphysique ; et par conséquent, aussi la condition de toute première manifestation, le matériau transparent, infiniment labile, sur lequel toute chose pourra enfin, sinon être perçue, du moins apparaître. Alice, à jamais âgée de sept ans et demi, n’ayant cessé de vagabonder, depuis les pages des livres pour enfants, jusque dans celles des joueurs d’échecs et des logiciens les plus hargneux ou possessifs, ne fit pas exception. Elle se détacha de son double réel pour prendre vie, le 4 juillet 1862, alors qu’une barque transportant deux adultes et trois petites filles, glissait sur des eaux à la tranquillité toute britannique, celles d’une rivière au nom de désse égyptienne, l’Isis, paisible affluent de la Tamise écoulant ses boucles lumineuses autour des flèches gothiques d’Oxford. Robinson Duckworth tenait la barre, tandis que son collègue d’université, Charles Lutwidge Dodgson, rêveusement accoudé au fond de la barque, s’était mis en tête de raconter une histoire à Lorina, treize ans, Alice, dix ans, et Edith, huit ans – les filles du doyen Liddell, ami de Dodgson et co-auteur du monumental Greek-English Lexicon qui avait fait sa renommée. Les fillettes ne réclamaient pas d’arides préfixes antiques, mais un imaginaire aussi ensoleillé que cette belle journée dont chacun souhaitait qu’elle ne finisse jamais, tant elle semblait placée sous le signe d’une magie particulière et indéfinissable. Dodgson, comme à son habitude, suivait le flux personnel de son imagination, et tel Archimède demandant un unique point d’appui pour soulever le monde, n’avait besoin que d’un brimborion de fantaisie pour en dérouler, avec ce tempo qu’il ne cesserait de raffiner, les péripéties les plus inattendues. Ce serait comme un problème mathématique (un de ceux qui tissaient sa mentalité quotidienne entre les murs de ce bon vieux college de Christ Church) : étant donnés, au hasard, un lapin blanc, une montre gousset, un terrier… Les fillettes, attentives, retenaient leurs gestes d’excitation ou d’impatience ; et la parole de Dodgson, à son tour, glissait, glissait sur les eaux scintillantes à la couleur d’émeraude, acquérant une force à la fois singulière et fantasmatique, un rideau d’illusion qui se levait entre ce monde et un autre, jusqu’à ce que le principe de réalité s’en retrouve basculé tête-bêche.

 

Depuis sa barre, Duckworth écoutait cette parole, moins émerveillé qu’incrédule devant cette facilité à transformer le monde en un jardin de fleurs snobs et de lézards peureux : « Dodgson, est-ce là une aventure que vous improvisez ? ». Personne ne prêta attention à cette question importune, ni le narrateur reconverti en démiurge d’une nouvelle poésie, ni les enfants prêts à suivre les méandres de cette rivière de mots et de situations aussi enchanteresses que mystérieuses, et surtout si différentes. Comme toute parenthèse heureuse, la ballade et la journée durent toucher à leur fin ; la barque toucha terre, chacun s’en retourna à sa vie civile, sans songer aux conséquences de ce qu’il venait de vivre. Sauf Alice Liddell – qui le lendemain, réclama à Mr. Dodgson une version écrite de ces aventures extraordinaires, où de plus Dinah, la chatte de la famille Liddell, tenait un rôle si amusant. Dodgson n’était pas pour rien originaire du Cheshire, d’où venait aussi le sourire en demi-lune de son matou sarcastique ; il connaissait le prix des promesses faites à la hâte, et réclama à celle qui fut toujours secrètement sa préférée, le temps du travail et de la réflexion. Deux ans plus tard, il offrait à Alice sa copie personnelle du texte quasi définitif, accompagné de ses propres illustrations, et en 1865, Alice au pays des merveilles débutait une vie littéraire qui ne devint complète que lorsque son texte jumeau, De l’autre côté du miroir, devint à la fois son reflet qu’on traverse et son achèvement qu’on regrette. A la fin du second volume était placé un ultime poème, formant en acrostiche le nom d’Alice Pleasance Liddell, et qui surtout évoquait sans hasard l’entrelacement devenu éternel des Eaux et du Rêve, la rivière réelle devenue une étonnante rivière de mots, elle-même morcelée en autant de petits ruisseaux, ellipses narratives séparant les cases d’un jeu d’échec étendu aux dimensions du monde, comme la carte de Borges allait recouvrir son territoire. « Le monde entier, une grande partie – oh, en faire partie, même comme pion ! ». Le cri du cœur de l’Alice fictionnelle était-il aussi celui de son modèle, quant à lui condamné à vieillir, à se marier, à poursuivre une existence irréductiblement opaque de muse conservant par devers elle un énième secret de ce magnifique vieux garçon amateur de photographie, comme dirait un Français de la Renaissance, parce que c’était lui, parce que c’était elle ? Pendant ce temps, les mouvements d’Alice, celle du monde du rêve, garderaient la fraîcheur onirique de leur vitesse propre : flotter, glisser, courir sans fin, toujours vers une nouvelle case, vers un nouveau casse-tête dont la solution importera moins que la puissance magique de sa formulation incomparable.

 

Les vignettes devenues canoniques de John Tenniel ont eu plusieurs effets bénéfiques : en premier lieu, d’avoir épargné aux paraphraseurs de Hollywood le soin de devoir davantage abîmer un chef-d’œuvre avec des inventions baignées dans la sauce visuelle du kitsch ; mais surtout, d’avoir permis au désir d’incarnation de cette folle imagination carrollienne de se fixer sur des images précises, désormais indissociables, comme pour mieux libérer la folie des mots. Quand Alice poursuit un lapin blanc qui a eu la curieuse idée de se mettre en retard, quand elle déplace les pièces d’un échiquier vivant pour leur éviter de tomber dans un feu de cheminée, elle a comme nous l’impression première que c’est le mundus imaginalis qui opère une séduisante métamorphose, revenant à une sorte d’état ovidien encore plus déchaîné, où l’anthropomorphisme est en mesure de contaminer absolument tout et n’importe quoi ; alors qu’en vérité, ce sont les mots, ces mots qu’Alice croit lui appartenir, comme tout enfant ou adulte pense en détenir les clefs à la mesure de son âge, qui s’apprêtent à danser la carmagnole d’une étonnante révolte, où les pouvoirs, au lieu de se figer dans une autorité quelconque, se mettent au contraire à circuler entre des autorités différentes – à partir de quoi, tout devient en effet possible. Jabberwocky n’est pas seulement un chef-d’œuvre joycien avant la lettre, peut-être le poème anglais le plus jouissif qui soit à lire à voix haute, chaque mot-valise ayant à jamais conservé sa radieuse fragrance, sa vitale capacité à surprendre, à séduire l’oreille ; c’est aussi un passeport, le livre aux lignes imprimées à l’envers qui reprennent sens dans le reflet du miroir, et ouvrent ainsi la serrure invisible d’une seconde doublure de la réalité. Au Pays des Merveilles, Alice découvre avec une stupéfaction régulière que les poèmes qu’elle croyait connaître par cœur s’y sont transformés, qu’ils ont acquis une autonomie qui ne se reconnaît plus de cadre habituel (la culture, la société, la littérature) : le langage, en cette époque où le chemin de fer ne fait pas que permettre de circuler, mais induit aussi le concept de vies incitées à rester sur leurs rails, se met ici à dérailler, et à faire fleurir une nouvelle vie du sens. « Ça me remplit la tête de toutes sortes d’idées, mais… mais je ne sais pas exactement quelles sont ces idées ! ». Confrontée au miracle du Jabberwocky, que les annotations du Gros Coco (Humpty Dumpty) éclairent mais n’affaiblissent en rien, Alice ignore que la nature de ces idées importe ici moins que leur existence chérubinique : des miracles qui voltigent, qui rendent un son enchanteur, qui rendent plus tangible, parce que moins ancrée dans une pittoresque légende, la fontaine de jouvence de l’esprit. Au détour d’une de ces conversations aux dérapages toujours impromptus et délicieux, la Duchesse affirme : « Occupez-vous du sens, et les mots s’occuperont d’eux-mêmes » – c’est assez pour, de l’autre côté de la Manche, assassiner Boileau et réjouir le vicomte de Lautréamont (et inspirer à Boris Vian, dans l’Ecume des jours, quelques feux verbaux toujours poussés au sens propre). C’est surtout le motto parfait de Lewis Carroll, caché parmi les vignettes des simili-tortues, des griffons et des « verchons fourgus » : une méthode qu’il faut bien se garder d’étiquetter en tant que telle. Le jeu de mots possède cependant sa face sombre : il incarne un contre-pouvoir qui est tout prêt à assumer à son tour le trône du langage. Quand le Roi de Cœur proteste qu’il vient de tenter une incursion dans ce domaine (« c’est un jeu de mots ! »), on se moque de lui, et à bon droit : la reflexivité n’est pas une magie que les pions du ridicule sont en mesure de manier à bon escient. Le Gros Coco, juché sur son bout de mur, est le saint Thomas d’Aquin de ces word ladders : « Quand moi, j’emploie un mot, il veut dire exactement ce qu’il me plaît qu’il veuille dire… ni plus ni moins. » Et un peu plus bas : « La question est de savoir qui sera le maître, un point c’est tout ». Et enfin, un peu plus loin, ce cri de guerre de tous les postmodernismes de l’indiscernable futur : « Impénétrabilité ! Voilà ce que je dis, moi ! ». Quand il composa Finnegans Wake, James Joyce se fit fort de clamer que chaque mot pouvait être justifié par une référence aux légendes irlandaises, à Shakespeare, à Dante, à cent autres, tous entremêlés dans un mish mash qui avait tout à dire sur la civilisation européenne, et cent fois plus à signifier. Il oublia simplement de préciser que, sans jamais avoir écrit la moindre ligne, le Gros Coco l’avait devancé en tout.

 

Quel livre les deux soeurs étaient-elles en train de lire, pendant qu’un regard attendait de remarquer enfin une montre sortant d’un gilet de lapin ? Tout ce que nous en savons, c’est qu’il ne contenait « ni images ni conversations », ce qui suffisait à scandaliser Alice. Celle-ci aurait sans doute préféré que cela soit, par exemple, l’un de ces merveilleux recueils de limericks d’Edward Lear, ces rimes volontairement abandonnées à leur pauvreté pour en extraire tout le jus comique autour de situations impossibles, impliquant des personnages de localités aux noms pittoresques – et surtout, accompagnées des dessins de l’auteur, d’une naïveté parfaite ayant réjoui tout œil victorien. Pourtant, derrière cette candeur narquoise, se dissimulait une violence sourde – car si on les observe de plus près, si on parvient à mettre de côté leur musique populaire entêtante, les limericks de Lear se révèlent exprimer en sourdine une violence folle, n’épargnant que très peu de personnalités parmi les « hommes du Pérou » et les « ladies de Dorking » qui finissent souvent brûlés ou démembrés à la fin de leur quatrain. Le nonsense n’est pas qu’un terrain de jeu pour enfants trop grands, il est aussi le lieu d’un combat féroce entre des puissances et des victimes. Dans Alice, la ballade du Morse et du Charpentier (et des « petites huîtres trop curieuses » au destin fatal) est comme la réponse de Carroll au maître de la forme courte : une épopée parodique, nichée à mi-chemin du jour et de la nuit, mais où de manière plus transparente, l’enjeu est tout simplement de décider qui, du gros ou du petit dévorateur, aura le dernier mot. Le pays des Merveilles n’est donc pas ce kindergaten pour rêveurs que cette autre prédation bizarre, l’annexion par la « littérature pour enfants » de livres qui ne leur ont jamais été destinés, a constitué comme un bloc d’images fantastiques entre lesquelles circuler sans conséquences. A la fin de ses deux voyages, Alice est tirée de son rêve par des fragments trop intrusifs de la réalité (des feuilles mortes sur le visage, la langue d’une chatte affectueuse), mais par une sorte d’obnubilation, elle en oublie chaque fois que le rêve a surtout constitué en une alternance de cauchemars furtifs, d’imbroglios insolubles, de querelles de langage inextricables, qui à chaque fois se sont fait un devoir de la renvoyer, même pas à sa nature de petite fille (parfois haute de plusieurs mètres), mais à un statut d’ignorante loquace, de pimbêche bavarde, de capricieuse inconséquente. Presque à chaque rencontre, l’enfant de sept ans et demi se fait traiter de, petit florilège, « idiote », « sotte », « oie », et autres épithètes ne visant qu’à la rabaisser, qu’à la maintenir dans un rôle d’apprenante qu’elle n’aspirait pourtant qu’à abandonner. On ne cesse de lui couper la parole, de lui faire la morale ou de lui réciter une leçon jugée édifiante (l’existence vue comme l’enfer d’une école perpétuelle), et surtout de lui demander de s’expliquer : c’est le fameux « explain yourself » de la Chenille, qui ne réclame pas une identité ou un récit, comme le croient Alice et son lecteur, mais plutôt un improbable mode d’emploi de cet autre impossible qu’est l’infraction de la réalité, et dont la Chenille fait la rencontre. L’absurdité est donc une polyphonie qui suppose au moins deux voix : celle d’une logique qui a été mise cul par-dessus tête, mais qui n’en reste pas moins convaincue de son droit ; et celle qu’Alice suit de son côté, qui n’en possède pas moins les mêmes droits, mais qui ne détient pas la puissance qui lui permettrait de la faire triompher.

 

La violence verbale et physique, dans les mondes que traverse Alice, suit une volonté entropique qui se calque sur les moments où la panique du monde se cristallise : la « course au Caucus », le thé du Chapelier Fou, la partie de croquet, le procès du Valet de Cœur. Ce sont bien entendu des passages où la valeur des mots, la force du discours, se fissure de toute part, pour ne plus dégager qu’une splendide ambiguïté, le sourire du chat de Cheshire s’effaçant devant la spectralité du chat de Schroedinger. Mais ce sont aussi des situations où Alice n’apprend une règle (une fragile ordonnée de ce monde qui fuit de partout) que pour la voir aussitôt déchirée, et elle-même désignée comme une coupable dont les fautes sont décuplées, à la fois sous les coups des mots et des vivants. Si le monde s’effiloche, devient une brume fantasmagorique, les catégories de la raison, même celles d’une petite fille de sept ans et demi, ne peuvent que vaciller : ce sont leurs dernières fondations que les distinctions chantournées du Cavalier Blanc sur le « titre » de sa « chanson » mettent à bas (et dès qu’on parle d’Alice, les guillemets n’encadrant plus que des mots simples désignent une douce maladie du langage le plus basique). Les exclamations hystériques de la Reine de Cœur, dignes d’un syndrome de Gilles de la Tourette (« qu’on lui coupe la tête ! ») sont le sommet de cette violence rageuse, possédée par le désir d’éliminer le moindre soupir qui ne s’accorde pas à son règne. La Reine du jeu de cartes n’est ni une caricature de Victoria, ni même le symbole d’une société hantée par ses instincts répressifs : elle incarne l’arbitraire pur de la violence, la hache du bourreau sortie de son fourreau civilisé et rendue à la sauvagerie prédatrice qui préfère détruire que saisir. L’intuition de Caroll lui fait même brièvement basculer cette violence dans l’horreur lors du banquet final, pourtant censé célébrer le triomphe de l’héroïne enfin devenue Reine : à l’heure des toasts et des ripailles, c’est soudain la nourriture elle-même qui assène ses droits à l’existence. Comme dans la devise védique qui affirme que dans ce monde, on ne peut être que dévoreur ou dévoré, le gigot et le pudding sont des altesses royales malgré tout disposées sur la grande table d’hôte, afin que le cannibalisme devienne le nouveau danger auquel se confronter. Pour Alice, l’heure n’est plus alors au commentaire moral qu’elle se sentait en droit d’énoncer après avoir entendu l’histoire des « petites huîtres trop curieuses » : c’est maintenant elle qui incarne la dévoreuse, la prédatrice, la créature couronnée en mesure de réclamer la part du lion, et qui doit assumer la plainte hautaine de ses victimes. « Rire ou avoir peur » : tel est l’alternative, hantée par les spectres jumeaux du ridicule social et du frisson existentiel, qu’Alice formule juste avant de trancher ce nœud gordien avec un geste, un vrai, qui de métaphore se transforme aussitôt en acte concret scellant la fuite hors du monde onirique : renverser la table, autrement dit tout faire valdinguer, envoyer paître l’absurde, s’extraire de l’intolérable, retrouver le pouvoir du sens hors duquel il n’est qu’anarchie destructrice. Car même les petites filles qui suivent les sentiers buissonniers des terriers et des miroirs finissent par reconnaître la douceur de l’ordre.

 

Ainsi Alice ne cesse de se perdre et se retrouver, de découvrir en elle une inconnue qui n’arrache à l’absurde qu’avec de grands efforts la restitution de son identité. Le reflux de la nomination adamique (ce miracle théologique du langage, qui obséda tant le jeune Walter Benjamin) atteint son sommet lorsque Alice, encore incapable de comprendre le dernier conseil émis par la Reine Rouge (« et rappelle-toi qui tu es ») traverse le Bois sombre où s’oublient aussi bien les noms des êtres que ceux des choses. La petite fille, qui hésitait devant la compréhension des gestes et des situations, tous pouvant aussi bien être renvoyés à ces « attitudes anglo-saxonnes » (celles exagérées, presque incohérentes, des peintures médiévales anglaises) que reprennent les messagers du Roi Blanc, se trouve confrontée à une situation extrême : soudain, dans cette version toute britannique de la profondeur chtonienne où tout se rassemble en une boule de chaos innommable (autrement dit : un coin de forêt où la lumière hésite davantage à pénétrer), elle n’a plus de nom ; elle est encore une entité vivante et consciente de l’être, certes, mais qui n’est plus en mesure de se rattacher par soi-même à un règne, un ordre ou une catégorie – juste quelque chose, qui ressent douloureusement au plus profond de soi la déchirure, la blessure, le vide qu’a laissé cette absence, et qui très vite désespère de ne jamais pouvoir soigner cette blessure. La petite fille, qui serait bien en peine de se définir comme une petite fille, rencontre dans ce Bois un faon : apeurées, les deux créatures anonymes se blotissent l’une contre l’autre, leurs corps sont la dernière réalité à laquelle elles puissent se réchauffer, elles se réconfortent l’une l’autre dans la croyance que ce deuil des noms, cette absence intolérable de toute nomination, finira bien par prendre fin. Le temps de quelques pas timides, elles ignorent que leur peur est également liée à la paradoxale mise en suspens d’une autre peur – celle-là même que les noms et les mots génèrent dès l’instant où ils sont en mesure de mettre en acte leur force. Quand est atteinte l’orée du bois, soudain le faon se souvient qu’il est animal ; mais aussitôt, il se souvient qu’Alice est un « petit d’homme », donc un chasseur en puissance, dissimulé tel un meurtrier dans la guirlande des significations – et il se dépêche de prendre la fuite, laissant Alice rendue elle aussi à son nom, mais encore plus seule que jamais, arpentant les cases d’un jeu d’échecs qui, un peu comme toute existence humaine, nous est promis comme quelque chose de palpitant, et ne cesse jamais de dévoiler ses tristesses et ses désenchantements. L’attitude d’Alice dans ses rencontres avec les différents personnages du pays des Merveilles ou de celui du Miroir, est toujours frappée d’une ambiguïté majeure : la curiosité, l’excitation, l’attirance, vont chaque fois de pair avec la déception, la frustration, le remords. La vie ne semble s’offrir, dans toute sa parure de noms et de formes, que pour revêtir aussitôt la cuirasse revêche de ce qui survit en mordant ; alors on la fuit, dans l’espoir toujours renouvelé que la prochaine case du jeu saura démentir ce précepte.

 

De l’autre côté du miroir et son acrostiche finale évoquent en un dernier tour de main à la fois les Eaux et le Rêve, les deux conditions majeures pour la réussite d’une telle théurgie de l’image. La correspondance d’Alice avec son magicien, quasi intégralement brûlée par la famille, le journal intime de Lewis Carroll, avec ses pages judicieusement arrachées aux dates les plus importantes, laissent dans l’histoire littéraire des trous béants, qui pourraient s’harmoniser avec la parfaite brume onirique qui fait retomber son rideau à la fin du diptyque d’Alice, mais qui ont jusqu’ici plutôt eu le malheur d’exciter une curiosité malsaine, interrogeant parfois avec les méthodes d’une brigade de protection des mineurs les images d’Alice et ses amies, ce corpus étrange, à la quiétude indéchiffrable, aux sourires souvent tristes, que Carroll a légué aux débuts de la photographie anglaise. Car le monde d’Alice, qui à défaut de se payer de mots, en offre une traversée souvent effrayante, connaît aussi ses zones de tristesse, de pure mélancolie. Le manifeste de cette tristesse est dissimulé à la charnière des deux récits, comme s’il n’y avait que sur les seuils, ces lieux dédaignés par les savants et les espions des lettres, qu’il était possible de murmurer une tendre et poignante vérité. A la fin du Pays des merveilles, la grande sœur d’Alice ferme à son tour les yeux, et revoyant en séquence tout ce que la petite vient de lui raconter, affirme qu’Alice, une fois devenue adulte, ne sera certainement pas en mesure de conserver cette étonnante part d’enfance, et que son accessibilité au sentiment dans le monde adulte, sera réduit à une parenthèse lumineuse refaisant parfois effraction dans les ombres épaisses de la vie. Puis, dans le prélude de l’Autre côté du Miroir, c’est le modeste poète qui rappelle que « Nous sommes tous de vieux enfants / Qui se couchent en rechignant ». Entretemps, Alice avait exprimé de pudiques mais poignants regrets en devant quitter le Cavalier Blanc, ce vieil excentrique, qui était aussi au fond, dans ses lubies, un vieil enfant, et qui fut presque le seul à l’accepter à ses côtés. L’enfant est un brimborion secret, renfrogné et malheureux, ou même spectral, comme dans ces histoires terrifiantes de jumeaux qui avant la naissance ont avalé et tué leur double, conservant toute leur vie un débris de fœtus au plus profond de leurs entrailles. Nous savons qu’en 1891, Charles Dodgson (mais à cette occasion, c’était plutôt Lewis Carroll) reçut une dernière visite d’Alice Liddell (devenue Mrs Hargreaves). Elle avait quarante ans, lui en avait plus de soixante, et vivait toujours dans le même petit logement qui lui était réservé au sein de son college à Oxford. Que se sont-ils raconté ? Nous n’en savons rien. Quel était la nécessité de cette rencontre ? Mystère. Peut-être que, comme dans certains mythes, il fallait que les deux protagonistes se rencontrent une ultime fois dans le ciel des lettres afin que s’y inscrive, avec une limpidité stellaire, la forme définitive de leur histoire. Ce ciel est redevenu vide, mais cette forme continue encore et toujours de se refléter – dans les pages illustrées que nous lisons encore et toujours, et surtout dans ce grand miroir de salon hivernal, que nous ne cesserons jamais de traverser.

 

 

2025

 

 

Illustration : John Singer Sargent, Les Filles d’Edward Darley Boit, 1882,

huile sur toile (Museum of Fine Arts, Boston) (détail)

Commentaires


Les commentaires sur ce post ne sont plus acceptés. Contactez le propriétaire pour plus d'informations.
bottom of page