SCHEHERAZADE AU FEU DE CAMP NUMERIQUE
- lefeusacreeditions
- 15 janv. 2017
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 19 juil.
SUR "THE OA"
Arthur-Louis Cingualte

« And this is the moment, this is exactly where she is born to be
Now this is what she does and this is what she is »
Nick Cave, Rings of Saturn [1]
Avertissement — ce texte contient quelques menus spoilers
Entrez ici en connaissance de cause [La rédaction]
Avachis sous la lune, plus de 1001 nuits passées devant la télévision nous avons été les plus grands sultans d’Occident. Pourtant, malgré le confort du lieu et l’opulence du choix, les histoires de la Shéhérazade télécommandée peinent à satisfaire l’entretien de nos âmes. Si elles transcendent parfois notre attention et parviennent même, à de très rares occasions, à nous réunir le jour durant et d’autres longs soirs encore après, elles ne le font qu’avec la cruelle intermittence du miracle (dix fois l’année quand c’est Byzance).
Ici, il n’y a rien. Aucun responsable auprès de qui exiger réparation n’est accessible. [Qui d’ailleurs dans ces environs pourrait satisfaire quelqu’un qui demande la réparation d’un monde tout entier ? (puisque c’est de cela dont il s’agit)]. Alors, découragés, les scrupules épuisés et les yeux complètement désenchantés, nous ruminons dans les ruines de notre palais. — Ce sont ces mille et une fois où nous avons balancé notre téléviseur par la fenêtre ; ces mille et une de fois où nous avons gueulé que nous allions le fracasser à grands coups de batte de baseball pour pouvoir mettre les mains dedans, à même la mare digitale, pour parvenir enfin à étrangler les personnages qui vivent à l’intérieur, nous regardent parfois, mais ne nous parlent pourtant presque jamais.
Les ordures.
Et, comme nous consommons à outrance, mille et une fois, abruti par la rumeur du marché du spectaculaire, nous avons ordonné la décapitation de la narratrice du soir.
A l’exception de quelques rues, de quelques chambres, d’un sommet parmi une chaîne, d’une espèce parmi un genre entier, le sultanat de notre cœur nous est inconnu.
Comme shahryar avant sa rencontre avec la fille de son Grand Vizir, le spectateur, qui s’excite n’importe comment sur ses myriades d’écrans mais conserve toujours ses délires de projecteur et de salle de cinéma privée, est un sultan qui a oublié en être un.
Toute la nuit, en tailleur autour de quelques bougies dans le grenier d’une de ces maisons jamais terminées du Michigan du XXIe siècle, Brit Marling (Prairie/Nina) annonce : « I want you to close your eyes. […] I was born in Russia, in 1987. […]You asked me how I got my sight. The better story is how I
lost it in the first place. » C’est le générique de fin du pilote de The OA mais c’est aussi surtout le générique du véritable début de la série — technique Shéhérazade de la mise en abyme. Comme dans Les Mille et une Nuits, la véritable histoire commence quand elle commence à se raconter elle-même ; c’est-à-dire à se rêver elle-même (le foyer du récit mis en abyme, son état zéro pourrait-on dire, est toujours un rêve). Odalisque
C’est le protocole de récitation des contes que de se fragmenter en épisodes pour que la magie que couvent les mystères de leur récit agisse dans la vie du spectateur (comme celle du Sharyar) la journée. Pour convenir à cet effet particulier, les épisodes de The OA semblent élaborés à la façon des nuits de la meilleure showrunneuse d’Orient. Ce n’est d’ailleurs pas le noir définitif et musicalement tapageur de l’écran crédité qui nous tombe à chaque fois dessus. Plutôt une lueur liquide qui s’éteint dans un noir de matière-noire, amniotique et mobile, un noir qui ne fait pas peur. Le noir du sommeil encore paradoxal sur l’écran de nos paupières perméables mais aussi celui qui fait apparaître des architectures abstraites et radiantes (très semblables à celles peintes par Augustin Lesage) quand on presse fort la pomme de nos mains sur nos yeux. Prairie, de cette façon, si elle demande aux personnages qui l’écoutent de fermer leurs yeux pour recevoir son histoire, nous encourage, nous, les sultans sans mémoire, à fermer les nôtres pour que son histoire nous pénètre et nous guide au-delà de l’écran et le foyer de notre rêve à nous irrésolu. Un épisode par nuit, toujours. C’est le premier commandement : il ne faut pas consommer ce qui se passe à l’écran. Il ne faut pas binge-watcher The OA. Il faut rien binger. Dans l’histoire de Prairie, il y a cette très belle image de ce minuscule ruisseau qui parcourt les cellules souterraines, qui passe sous les lits de camps de chacun des cinq captifs du docteur Hap Hunter (aka « Le Chasseur d’Anges ») et agit par là comme le symbole — l’eau du rêve — de ce qui réunit la nuit la communauté des spectateurs de The OA. Binge-watcher une série c’est couper momentanément la circulation de l’eau du rêve. C’est rentrer dans sa chambre et enterrer aussitôt sous notre lit le film que l’on vient de voir. C’est oublier que tous les contes sont des rêves qui commencent quand on se réveille.
« In what ways are the narratives that young people are consuming supporting them, and in what way are the narratives failing to help prepare them to come of age and meet the world we’re living in now ? »
Comme l’explique Brit Marling, The OA est conçu comme une alternative aux protocoles de consommation des histoires télévisées. C’est une expérience de retour au conte. Ce n’est pas ce qu’on raconte mais comment et pourquoi on le raconte. C’est un feu de camp dans la nuit numérique télévisuelle ; un feu de camp pour que soit rétablie la transmission angélique de notre devenir ; l’écran devenu comme le feu une perspective oraculaire. C’est une série, encore, conçue comme un enseignement résolument mat, organisée en cortège d’épisodes militant contre le règne brillant des surfaces et des écrans ; une série comme une tentative de reconfiguration du palais intérieur du spectateur — celui-là même que Shéhérazade rafistole 1001 nuits durant dans le cœur du Roi des Rois Sassanide. « Je crois aux contes par avance : Il y a d’abord un conte, puis ça devient la réalité. » (Vélimir Khlebnikov) [2]. Pour que le conte pénètre le réel il y a un deal à respecter. Un a priori inévitable : celui de la foi. A la faveur d’un check virtuose (réalisé entre une petite fille et le personnage de gourou conteuse déjà joué par Brit Marling), c’est ce que montrait déjà la fin du premier film du duo Marling/Batmanglij, The Sound of my Voice (sorte de dessin préparatoire à The OA) : non pas qu’il faut s’enliser aimablement abruti dans la foi irresponsable, mais qu’il faut plutôt croire à la dimension réelle de tous les contes, à leur façon de s’immiscer et à leur faculté à nous raconter nous, bien plus qu’un autre — puisque c’est toujours à l’intérieur de nos vies qu’ils se manifestent.
« In the beginning of the story, there’s five desperately alienated people in Crestwood, in the boys’ realm, and the same in the story she tells. The captives have gone mad and are in despair. I think in those spaces, storytelling becomes this force that binds and unites through ritual, through the deliciousness of what happens next, through the desire to talk about shared narratives with people, and I think that is ultimately a hopeful thing for how we can connect. »
Brit Marling ne pourrait être plus précise :les histoires ne valent rien si l’on ne peut pas les partager. S’éveiller au conte et à son protocole nocturne et sériel « C’est, comme l’indique Cristina Campo dans un texte consacré au sujet, se réveiller un beau matin en sachant une langue nouvelle : les signes, vus et revus, deviennent parole. » [4] C’est pourquoi il faut tribaliser le spectatorship, pour que le conte produise une thérapeutique positive de nos vies ; pour qu’il produise une amitié de rescapé et développe une culture commune sans élite ; pour qu’il infléchisse sur le cours de nos vies et repeuple toutes les villes de notre sultanat.
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L’objectif de la parfaite synchronisation de la combinaison de mouvements angéliques, n’est pas, comme Prairie le laisse croire, d’ouvrir un portail pour sauver Homer et les autres, mais, comme en témoigne la mise en échec du mass murderer du lycée local dans le dernier épisode de la série, d’élever sa vie aux modalités magiques du conte. Que l’on soit de cette façon conscient que le réel est une triste blague d’adultes jaloux sans histoires (les parents de Prairie la blindent de pilules pour qu’elle ne se souviennent pas de la réalité de ses rêves) et que l’on puisse se convertir à l’Orthodoxie de Chesterton : « Ce qui est réellement arrivé, est exactement l’opposé de ce qu’ils annonçaient. Ils disaient que je perdrais mes idéaux et commencerais à croire aux méthodes de la politique pratique. Or, je n’ai pas le moins du monde perdu mes idéaux, ma foi dans les choses fondamentales est exactement ce qu’elle fut toujours. Ce que j’ai perdu c’est mon ancienne foi d’enfant dans la politique pratique. Je suis toujours aussi préoccupé par la Bataille d’Armageddon ; je le suis beaucoup moins des élections législatives. Tout petit je grimpais sur les genoux de ma mère rien qu’en entendant nommer ce grand combat. Non, la vision est toujours solide et sûre. La vision est toujours factuelle. C’est la réalité qui est souvent une duperie. Autant que je l’ai toujours fait, plus que je ne l’ai jamais fait, je crois au Libéralisme. Mais c’est au temps vermeil de l’innocence que je croyais aux Libéraux. » [3]
Afin de réaliser ses expériences sans trop de résistance Hap a cuisiné une drogue qu’il transmet sous forme de fumée et qui transforme ses sujets en marionnettes. Rendus amnésiques par celle-ci Prairie, Homer, Scott, Rachel et Renata sont incapables de retenir ou d’apprendre quoique ce soit de leurs expériences de morts imminentes qu’ils subissent à chaque fois. Comme Prairie le raconte, à la faveur de dispositifs de ventilations ménagés dans leur cellule-vivarium, les captifs aspirent la fumée pour annuler son effet zombie-voodoo sur la personne de la bande visée et lui permettre de récupérer sa combinaison angélique. Invoquant une image semblable, Cristina Campo, rapporte comme exemple de transmutation des espèces au moyen de la parole cet extrait (peut-être par elle inventée) d’un conte inconnu : « l'homme jeta de l'encens sur un brasier et divisa la fumée avec ses mains. » [5]. Prairie et ses compagnons, par-là, font œuvre de clairvoyance. « L’opiniâtre, l’inépuisable leçon des contes, poursuit l’auteur romain, est la victoire sur la loi de nécessité, le passage constant à un nouvel ordre de rapports et rien d’autre, car il n’y a rien d’autre à apprendre sur cette terre.» Ce n’est pas précisément dans le sous-sol de Hap que Prairie dissipe la fumée (l’histoire que raconte Nina agissant toujours comme le commentaire exégétique de l’influence que veut avoir Prairie sur la vie de ces cinq auditeurs), c’est aussi en racontant (ou commentant donc), par le seul instrument de sa voix, qu’elle ménage ce portail dans la fumée du smog numérique global ; qu’elle écarte cette loi de nécessité qui maintient ses auditeurs captifs du réel des adultes.
Il ne reste que des histoires et toutes les images de leurs ères imaginaires. Prairie nous fait nous ouvrir les yeux en les fermant. Elle est la Shéhérazade du feu de camp numérique ; et le combo angélique n’est plus alors que la répétition de ce geste de clarification primitif. Il faut bien tout un ballet pour éclaircir le monde noirci par le grand smog Occidental.
Comme les contes du feu de camp, la télé en mode lampe torche sous le menton, la série de Marling et Batmanglij commence quand elle finit. Nous remarquons alors que la fumée a été dissipée, que nous pouvons maintenant dormir à la belle étoile et aller en bande jusqu’aux anneaux de Saturne (au son, Hap localise les anneaux de Saturne comme lieu des voyages de Prairie dans l'après-vie).
« Le conteur a partie lié avec le mystère. “Légende populaire” voyons-nous écrit dans un livre, mais nous savons que toute aventure parfaite est l’aventure d’un homme seul, et que la précieuse épreuve que le sort lui destine peut seul refléter, à l’instar d’une coupe magique, le rêve d’une multitude. L’événement unique recouvre une histoire universelle, la plus grande profondeur porte à son comble la surface. » (Cristina Campo) [6]. Les seuls contes importants sont ceux qu’on écoute à pas d’heure, bravant le couvre-feu (la fumée) pour rejoindre son foyer (le conte zéro, le nôtre). On retiendra alors qu’on ne peut pas correctement considérer une œuvre si on n’a pas mentalement fait le mur pour la voir. « L’Ange Originel » (Prairie et tous ses avatars) et la Shéhérazade du feu de camp numérique : elle ne met pas en abîme, elle fait le mur du récit ; elle porte à son comble la surface de la vie le rêve de la multitude.
La télévision ne manque pas de chasseurs d’anges. Patiemment, en nous massacrant le regard avec de mauvaises histoires, ils ont empoisonnés la mémoire de nos rêves.
C’est à cause d’eux qu’on crève toujours dedans.
Les ordures.
Il faut sortir du sous-sol pour rejoindre le feu de camp numérique. Là-bas, toujours, Shéhérazade nous attendra. Elle réunira notre bande de rescapés, dissipera la fumée et nous apprendra à fermer les yeux pour qu’on se souvienne que tous les rêves sont des expériences de vie imminente.
[1] Nick Cave & The Bad Seeds, Skeleton Tree, 2016
[2] Vélimir Khlebnikov, “La hanson d'Iran”, in : Vélimir Khlebnikov, Créations, tome n°01., L'Harmattan, 2003. p.125.
[3] G.K. Chesterton, Orthodoxie, Editions Première partie, 2004. p.55-56.
[4] Cristina Campo, Les Impardonnables, L'Arpenteur, p.55.
[5] Cristina Campo, Les Impardonnables, L'Arpenteur, p. 57
[6] Cristina Campo, Les Impardonnables, L'Arpenteur, p.43








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