RIEN QU'UN MAUVAIS RÊVE
- lefeusacreeditions
- 12 oct. 2024
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 11 sept.
Steven Lambert

Toutes les nécros de Michel Blanc, décédé tragiquement le 3 octobre dernier, ont cité le malentendu célèbre de Jean-Claude Dusse dans leurs gros titres, alors que l'acteur comme le cinéaste a été le seul de la troupe du Splendid à être on ne peut plus clair sur celui bien plus vaste et néfaste que sa bande de copains du Lycée Pasteur a su tourner à leur avantage. Le film de cette prise de conscience sur lui-même et son histoire, et leur dérive, c'est Grosse Fatigue. Le Feu Sacré a voulu lui rendre hommage en republiant ce texte de Steven Lambert.
De quel rêve ou cauchemar les inspecteurs de police tirent-ils Michel Blanc lors de la scène d'ouverture de Grosse fatigue ? Est-il possible de sortir d'un rêve pour rentrer, mais sans trop le savoir et de plain-pied, dans un cauchemar ? Comme si l'un n'était que le marche pied de l'autre, un cauchemar sans fin qui nous aurait donné l'illusion, le goût pour des lendemains heureux et sans soucis afin de mieux nous entraîner au fond de son terrier. Et ces fausses interviews télé données par des vraies stars dans cette même scène : de quelle disparition – pour ne pas dire enterrement – annoncent-elles la nouvelle en prenant à partie ce public de cinéma devenu téléspectateurs ?
Vous êtes Michel Blanc ? demande le policier.
Ben je ne sais pas, il est encore trop tôt… Et vous ?, répond l'autre.
Celui qu'on appelle Michel Blanc a tenté avec ce film un exorcisme : celui de son image, son double, celui de sa carrière faite de seconds rôles et lui ayant donné comme par procuration un peu du rayonnement spectaculaire de ses anciens camarades du Splendid. Autant le dire d'emblée : si Grosse fatigue est réussi et fascine, c'est de montrer l'échec de cet exorcisme : autrement dit l'impossibilité pour Michel Blanc, tel un Peter Pan empâté et dégarni, de ne faire qu'un avec son ombre et surtout de faire que l'ombre ne soit qu'une ombre. Or ce film montre précisément la victoire nécessaire de l'ombre de Michel Blanc : la victoire de l'ombre comme lumière, comme la seule lumière qu'il n'y ait jamais eu. La victoire de l'ombre et du masque, du cliché et de la caricature vivante avec tous ses travers, non seulement sur sa personne mais sur son monde. Un monde désormais à l'image de cette imposture : à l'image de ces ruraux enfermés dans leur ringardise, de leurs dîners sans fin, de leurs adorations pour les stars, enfermés dans une vie où même les « miracles » ne sont jamais que l'autre nom du ridicule, l'occasion d'une bonne blague. Un monde où les questions d'identités se règlent avec la police, où les amis vous tournent le dos les uns après les autres quand ils ne vous tabassent pas, où chaque tentative pour répudier l'image infernale que vous vous êtes forgés et qui vous échappe est immédiatement sanctionnée.
Grosse fatigue nous montre ainsi comment une âme qui a perdu son corps le perd une seconde fois, mais sciemment cette fois. Cette première perte, antérieure au film, c'est cet imposteur qu'il faut retrouver et réussir à coincer dans la première partie : essayer de remettre la main sur ce qu'on a laissé filer, par négligence ou par paresse, essayer de sauver sa peau ; l'âme se réveillant un beau matin lorsqu'on vient lui apprendre les méfaits du corps (le viol de Balasko). Une fois attrapé le double maléfique, cet autre soi, ne se laisse pas faire et n'entend rien lâcher : il sait qu'il a la main haute, depuis un bon moment déjà, alors il dicte ses termes. C'est cette nuit au bord de la route où l'on pactise avec l' « ennemi », où l'on se distribue les tâches et où l'on perd sans trop chercher à le savoir : le corps ira faire acte de présence sur les plateaux télé, cachetonner dans des films médiocres pour ne pas éveiller les soupçons, pendant que l'âme ira se baigner au soleil le cœur léger, dans ce qui pourrait être un ultime avatar du Club Med cher aux Bronzés. La révolte de l'âme est inutile, hier comme aujourd'hui : l'ennemi, le Spectacle, cet hôte à qui l'on avait déjà dit oui sans trop chercher à s'en souvenir, est revenu réclamer son dû : il est revenu et il porte désormais notre visage.
Il n'y a pas d'échappatoire : nous ne sommes la victime de ce monde infernal que dans la mesure où nous en avons été l'artisan. C'est ce que cette virée à la campagne sur les traces de l'autre Michel Blanc, celui qui devait être issu d'un milieu autre que la bohème parisienne, nous apprend au même titre que ce pacte faustien conclu en bord de route. L'autre n'est pas là, n'a jamais été là pour nous rappeler au « goût des choses simples » : l'autre est là, dans l'ombre, prêt à saisir sa chance au moindre relâchement comme nous avant lui, pour prendre sa revanche. Revanchard et aigri, pétri d'une vie de ressentiment où l'on collectionne les affiches et photos des films de sa star préférée. Et ce relâchement advient toujours sans qu'on s'en rende bien compte, lorsqu'il est déjà trop tard : lorsqu'on s'est endormi, lorsqu'on s'est retourné dans sa propre image, cette image à laquelle on aura dit au moins une fois oui, juste une fois mais de trop.
Si l'autre vous connaît mieux que vous-même c'est que son monde ressemble à s'y méprendre au vôtre : du Carlton de Cannes jusque Chez Régine à Paris, en passant par les animations de supermarché et les concours topless dans des boîtes de nuit douteuses, il ne s'agit plus que de degrés sur la même échelle. Un monde qu'il connaît mieux que vous à force de ressembler à un de vos films et où l'on ne s'arrête plus après qu'une femme ait rejeté vos avances, parce qu'on sait qu'on peut désormais se le permettre. Un monde où même la prétention à être un auteur, ce parangon d'authenticité auquel on ne croit déjà plus trop soi-même, ne vous sauvera pas.
Une autre manière de dire que Michel Blanc cherche à expier avec Grosse fatigue l'expérience Splendid : la troupe autant que sa trajectoire et son sens, le symptôme qu'elle représente au sein de la société française des années 90. Michel Blanc cherche à expier mais le salut ne vient pas, lui est comme refusé. Lorsque le salut se présente c'est encore sous la forme d'un pacte, d'un donnant-donnant : jouer encore une fois les figurants, les seconds seconds-rôles, les garçons de café pour tout recommencer mais avec la leçon retenue. Autrement dit lorsque le salut se présente, enfin, c'est encore sous la forme d'une caricature, d'un marché de dupes dans lequel on espère perdre sa mémoire, perdre la trace de ce que l'on a fait. Jouer honnêtement la carte de la mauvaise conscience. S'humilier un peu plus comme l'ombre de l'autre à laquelle on est désormais condamné, descendre encore un peu plus bas dans le terrier et peut-être…








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