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DIANE À LA PISCINE, SUZANNE ET LES AUTRES

Dernière mise à jour : 30 août

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Arthur-Louis Cingualte


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    «I have been loved, » she said,

    «by something strange, and it has forgotten me. »

    Djuna Barnes

 


Detroit Michigan — quelque chose comme 1985 en 2015 — arpège de synthétiseur Oberheim (ou Memorymoog) en mineur — Jay (Maika Monroe) une admirable adolescente blonde de 19 ans, belle puisqu’elle n’a pas encore eu le temps d’être laide, ses dessous dentelles et coton rose, le regard blasé, sa chambre à l’étage encore illuminée quand la nuit a déjà plongée le garage, la cuisine, le salon du premier étage et toutes les entrées des maisons de la zone pavillonnaire dans le noir - les fins rideaux maintenant, derrière lesquels elle passe toute de courbes et d’érotisme ; gestes lymphatiques et attitudes capiteuses ; guirlandes et pastels - la fenêtre de la salle de bain, à droite de mémoire, qui s’éclaire ensuite, ampoules diffusion dorée / ouatée — elle se maquille, elle se brosse les dents — ailleurs dans le film elle apparaît dans le jardin, un maillot de bain une pièce, noir, Ondine du Nouveau Monde, elle monte avec application la petite échelle et plonge mollement dans l’eau froide de la piscine, le liner bleu se tend.

 

Il y a des haies qui délimitent le jardin, leur feuillage est suffisamment dense pour que le spectateur puisse se cacher derrière et convenablement la regarder sans qu’elle s’en aperçoive.

 

Dans le film, Jay grille deux jeunes garçons postés derrière la haie. Elle s’en amuse avec tendresse, peut-être même avec un peu d’orgueil. Mais il y a une chose qu’elle ne sait pas encore. Une chose qui lui résiste : chez ses spectateurs il n’y a pas d’enfants.

 

C’est en effet peu de temps après que l’acte pour lequel tous regardent toujours soit consommé, à l’arrière d’une voiture, celle de Hugh, qu’il soit consommé sans heurts, très romantiquement, juvénile, doucement, avec quelques gouttes de passions condensées sur les vitres d’une des portières arrière, que Jay, métamorphosée à son tour en spectatrice — terrifiée mais toujours lymphatique (elle se réveille d’éther), dessous roses évidemment, ses bras scotchés aux accoudoirs — s’en rende compte. Elle le sait, c’est reptilien, c’est déjà là : il faut qu’elle retourne à l’eau. Et dans l’onde, non pas sur ses rives et ses plages où une brune tourmentée, avant elle, en introduction, s’est laissée prendre.

 

C’est donc à la piscine du college, une olympique à carreaux, qu’elle tentera plus tard de conjurer le sort que Hugh lui a transmis en couchant avec elle ; de piéger ce qui la suit.

 

Ce n’est pas un hasard puisque il n’y a que dans son intimité que l’on peut surprendre la déesse. Son intimité, toilettes et bains, réclame l’onde. Ce n’est même pas qu’elle se dérobe ailleurs, elle y est tout simplement invisible, absente. Elle ne se regarde pas : elle s’observe de biais, en clandestin, l’œil au mur, voyeur. Très paradoxalement, c’est précisément là où la morale nous commande de ne pas poser le regard qu’elle se trouve. Comme s’il y avait, pour la dissimuler aux yeux du monde, un lien, un colloque occulte, un arrangement antédiluvien entre elle et les sages de l’éthique. C’est un leurre pour la profane que de la chercher dans les cieux ou dans les plus prestigieuses acrobaties de la Nature. Elle s’accapare — dans l’intimité primitive des eaux — du corps des plus belles anonymes. Elle se modélise chez ces hôtes le temps d’un instant plein d’éclats surnaturels. Question de géométrie cosmique. Les merveilleuses Suzanne de Rembrandt et de Théodore Chassériau, les Diane de Titien et de ce coquin de Boucher ne sont que des tentatives pour fixer l’image de la figure désirée sans se faire prendre. Les vieillards (Suzanne), les Actéon (Diane) tous ces suiveurs de la belle au bain ne sont que de pauvres épouvantails. Ils sont là - qu’ils finissent condamnés à mort par Daniel ou métamorphosé en cerf pour plaire à l’appétit de leur propre meute — pour se faire prendre à la place du spectateur. S’ils n’offrent aucune procuration leur regard est toutefois nécessaire à la transmutation divine, puisque c’est celui-là même qui la réalise.

 

Le plus remarquable c’est que Jay, même hors des eaux, est suivie — et non pas seulement par les suiveurs, mais aussi par sa sœur et ses amis. A l’hôpital, sur la plage, dans l‘ourlet d’un canapé, étalée sur le gazon une énorme boule au ventre, son attitude faite de paresses lentes et gracieuses invoque déjà la mesure divine. C’est cette attitude que traquait Balthus avec une constance admirable — comme on chasse un papillon — chez ses jeunes modèles qu’il faisait surveiller par des chats et des gnomes dans les pièces de son château Suisse. C’est cette station éphémère qu’on localise, comme la Thérèse rêvant du peintre, chez la fille qui soupire plus lourdement et qui découvre, dans sa recherche de confort, cuisses et culotte. Nu au chat, ses bras s’étirent douloureusement comme les cariatides de toute une voie lactée dans un profond ronron.

 

Cette indolence, mi blasée, mi feignante situe Jay, entre rêve et veille, dans un intermédiaire crucial ; ou bien même peut-être plus encore, la bascule ayant été réalisée, dans une version semi-consciente du rêve. Ne serait-ce pas en effet là, par le transport de cette allure qui s’efface, droguée par la fatigue, et ne s’éveille jamais tout à fait, l’unique mode d’accès à l’outre monde ?

 

Le It du titre imite ceux que celui qu’il chasse aime (ou croit aimer). Mais plus encore il donne corps aux regards désirant — qui criblent quotidiennement d’immatérielles flèches obscènes une adolescente de 19 ans dans sa glorieuse beauté — et leur permet de satisfaire la tension sexuelle qu’ils ont accumulée en baisant à mort leur victimes. La neurasthénie pavillonnaire, cet état balthusien de bascule, conjuguée à la déception amoureuse — puisque, malgré tout, pour Hugh et Greg, elle n’aura été que le coup d’un soir — et à son goût pour les bains sont autant d’éléments qui la conduisent à projeter les intentions masquées, en véritables chimères. Des chimères qu’elle seule peut apercevoir puisqu’elle les a elle-même produites. Incubée, sa perception a été comme inversée. Ce processus dialectique, Philippe-Alain Michaud, dans un livre consacré à Aby Warburg, ne manque pas d’en souligner la mécanique : « Sous sa forme la plus primitive, l’appareil à projeter les images mis au point par Dickinson (le kinétoscope) n’était que la modification de l’appareil destiné à les enregistrer (le kinétographe) : de même que c’est par une inversion des fonctions que le phonographe, successivement, parvenait à capter puis restituer les sons, de même la projection des figures était conçue comme une conversion de leur enregistrement. » [1]

 

Peut-être alors conviendrait-il de penser que les persécuteurs des figures mythiques au bain — et de Jay à la piscine donc — ne seraient le fait que de la propre invention de celles-ci ; comme une stratégie désespérée qui se résoudrait dans l’intime et la paresse somnambulique pour pouvoir être sauvée et enfin aimée. Ce n’est donc pas de caméra qu’il convient de parler mais de l’œil de l’esprit. Voici le prodige auquel parvient le film de David Robert Mitchell et que souhaitait voir achevé le poète Roger Gilbert-Lecomte. Le plus grand des Joueurs soulignait même, à titre d’avertissement, que celui-ci peut « devenir l’œil du cauchemar, le regard du sorcier, la clef des métamorphoses et saisir le fait lyrique dans son devenir instantané, la métaphore poétique dans son essence. [2] L’œil de l’esprit de Jay, mal aimée et mal désirée, couvant une fatigue mélancolique, c’est bien celui-là, celui du cauchemar. Et comme tout cauchemar, il tisse les termes d’une épreuve initiatique.

 

Mais conjurer ce cauchemar, l’extraire de la veille n’est l’unique affaire de combat où de quelques luttes. Retourner à l’eau ne suffira pas à Jay.

 

« De la même manière que l’attente anxieuse de l’arrivée d’un ami particulier fait que nous ne reconnaissons, ni même ne voyons les autres visages d’une foule, chercher la présence d’un motif relationnel familier dans une œuvre peut ainsi nous faire passer outre la réalité qu’il crée. » [3] Ce motif, ce sésame que semble aussi chercher Jay dans sa fuite, Maya Deren le trouve dans son second film, Meshes of the Afternoon. Dans ce chef d’œuvre réalisé à 26 ans avec l’aide son mari de l’époque, Alexander Hammid, Maya poursuit une terrifiante figure drapée de capuches et capes noires. Malgré ses efforts elle n’arrive jamais à saisir celle-ci. Son objectif est inlassablement distrait par les présences persistantes d’une clef, d’une fleur et d’un couteau ; quand il n’est pas embarrassé par un escalier qui se dérobe à la pesanteur et par une ruelle qui n’a de cesse de revenir sur elle-même. Pourtant, après plusieurs tentatives, elle parvient à confondre l’étrange figure dans sa chambre. Elle découvre enfin son véritable visage : c’est un miroir.

 

Jay, elle, au terme du film, se voit dans le regard de Paul, le seul qui l’aime sincèrement.

 

La fille désirée peut alors se débarrasser des incubes et réaliser sa propre projection dans le vide des mondes.

 

On ne trouve pas l’amour tant que l’on ne s’est pas confronté au reflet de son propre regard.

 

Il faut le reconnaître puisque c’est celui-ci qui toujours nous poursuivra.

 

Arpège de synthétiseur Oberheim en mineur.

 

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    [1] Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, Editions Macula, Paris, 2012. p.54.

    [2] Roger Gilbert-Lecomte, « Le cinéma, forme de l’esprit », Œuvres Complètes, I, Proses, Gallimard, Paris, 1974. p. 61.

    [3] Maya Deren, Ecrits sur l’art et le cinéma

 

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